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Billet de blog 7 août 2024

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Expulser, est-ce la solution? En Allemagne comme ailleurs.

Personne ne naît violent, ni islamiste. Les islamistes devenus criminels sont des personnes qui ont fait l’expérience d’une socialisation défaillante. Un texte de Sabine Kebir, écrivaine et journaliste berlinoise, spécialiste du monde arabo-musulman.

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Expulser n'est pas la solution 

Qui ne saurait s’indigner lorsqu’un attentat a lieu, que ce soit en France ou en Allemagne, commis par des personnes qui ont grandi en Europe ou bien qui s’y sont installées après avoir déclaré dans le cadre d'une procédure d'asile leur attachement à la démocratie? Depuis le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023, on ne cesse d’entendre que le risque de violence islamiste a augmenté en Europe comme au Etats-Unis. Parallèlement, on constate que les États sont de moins en moins en mesure de maîtriser ce risque.                                                                                                                                                                          Il existe cependant de telles contradictions qu’on a parfois tendance à renoncer à comprendre. Que penser en effet du fait que l'Occident a coopéré et coopère avec les islamistes en les armant pour renverser des régimes qui ne lui conviennent pas ? Et il ne s’agit pas seulement des moudjahidines afghans, puis des talibans, alliés de l'Occident contre le communisme et de leurs successeurs. Pourquoi ont-ils soudain tourné le dos à l'ouest ? Pourquoi des musulmans européens qui ont rejoint en Syrie des combattants locaux armés par l’Occident pour lutter contre le gouvernement d’Assad et ont été temporairement considérés comme « l’opposition démocratique », ont-ils à leur retour – quand ils étaient autorisés à retourner – été considérés comme dangereux et pas avant ? Mais encore : comment expliquer que les opposants à Assad arrivés en Europe en 2015 comme réfugiés se révèlent parfois davantage des islamistes que des démocrates ?

John K. Cooley, correspondant américain d’ABC News et du Christian Science Monitor au Moyen-Orient, décrivait en 1999 dans son livre Unholy Wars: Afghanistan, America and international Terrorism (en français: CIA et Jihad. 1950-2001, éd. Autrement, 2002) depuis quand et comment le monde musulman a été impliqué dans la stratégie de lutte des États-Unis contre l’Union soviétique et comment, une fois celle-ci terminée, a été utilisé pour étendre l’hégémonie étatsunienne.

Après le désastre de la guerre du Vietnam, l’homme d’État américain Henry Kissinger a inauguré l'ère des guerres par procuration avec l'aide des services secrets l'Arabie saoudite. Leur siège, le « Safari Club », se trouvait au Caire. Il comprenait des pays occidentaux et islamiques, à commencer par l'Iran encore gouverné par le Shah. Le financement a d'abord été assuré par les États-Unis et l'Arabie Saoudite, puis majoritairement par les Saoudiens. En étroite collaboration avec les États-Unis, le service de renseignement militaire pakistanais Inter-Services-Intelligences a formé des milliers d’Égyptiens, de Tunisiens, de Soudanais, d’Arabes, d’Algériens et même d’Ouïghours chinois, à la guerre sainte. Il s'est opposé aux pays islamiques qui aspiraient à un système laïc dès lors qu’ils n’offraient guère d’espace à l'expansion des sociétés capitalistes occidentales. Le djihad devait empêcher un État fiscal moderne et créer des États selon les conceptions islamiques traditionnelles, dans lesquels le bien-être social est assuré non par l’État par le biais des impôts, mais par des contributions laissées au bon vouloir des classes actives. C’est là que résidait le sens de cette alliance, à peine perceptible de l'extérieur: tandis qu’à l'Ouest le néolibéralisme grandissait, dans les pays musulmans l'idéologie du communautarisme conduisait à l'abandon de l'État fiscal. Hegel, qui l'avait déjà défendu, est d’ailleurs considéré par les Anglo-Saxons comme un proto-communiste…   

Mais l'Occident a négligé une règle politique de base déjà énoncée par Machiavel : les troupes auxiliaires dans la guerre par procuration sont incontrôlables, peuvent faire sécession et accorder la priorité à leurs propres objectifs. Elles abandonnent alors celui qui, se considérant le chef suprême de la guerre, se croyait inattaquable. Le président égyptien Anouar el-Sadate a été l'un des premiers à en subir les conséquences. Il avait encouragé les islamistes et a été tué par eux parce qu'ils refusaient l'accord de paix avec Israël. Les raisons pour lesquelles les talibans se sont détournés de l’Occident et sont devenus une force « anti-impérialiste », sans renoncer pour autant à leur vision du monde, sont insuffisamment étudiées. C’est une raison pour laquelle aucune ère de progrès n’est en vue en Afghanistan.  

L'immigration musulmane a également importé ces contradictions en Europe. Les gouvernements disposent des outils nécessaires pour les analyser à condition qu’ils le veuillent bien. La question est plutôt de savoir comment la société civile doit s'y prendre dans la pratique. La plus grande erreur est de considérer comme semblables toutes les personnes ayant des racines islamiques. Comme d'autres groupes, elles ont des visions et des attitudes différentes. Seuls 10 % d’entre elles environ adhèrent à des idéologies islamistes. Et seule une infime partie est potentiellement violente. Les définitions de l’Alliance Internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) et celle de l’antisémitisme de Jérusalem (JDA) ne devraient-elles pas également s’appliquer aux musulmans, y compris aux manifestants « pro-palestiniens » ?  Nul ne devrait être englobé dans un groupe auquel sont attribués des desseins collectifs. Défendre la liberté et le libre épanouissement des Palestiniens, qui se voient refuser les deux, n'a rien d’antisémite en soi – d'autant plus que la ligne officielle des pays de l'Union européenne, à savoir la solution à deux États, préconise précisément cela.

Le gouvernement allemand s'en sort en considérant que le Conseil central des Juifs représente tous les concitoyens d'origine juive, de même que des associations islamiques représenteraient tous les concitoyens d'origine musulmane. Il ne tient pas compte d'autres courants, souvent plus progressistes. Or cette conception n’a rien de symbolique dès lors qu’elle conditionne le financement des associations.  

Comme solution, l’extrême droite n’a que l’expulsion massive qui éliminerait selon elle de façon radicale les problèmes d’intégration. Mais ce moyen ne s'avérera pas réaliste, à fortiori concernant les migrants violents. Les pays d’origine et les pays tiers refuseront d’admettre ou de réadmettre précisément les criminels, d’autant que d’un autre côté l’Europe s’efforce de recruter du personnel qualifié pour son propre marché du travail. Reste aussi le fait que dans un État de droit, on ne doit pas de juger de crimes commis dans un pays extérieur, par exemple en Syrie, et renvoyer en revanche vers leur pays d’origine des personnes qui ont commis des crimes dans le pays d’accueil.

Personne ne naît violent, ni islamiste. Les islamistes devenus criminels sont des personnes qui ont fait l’expérience d’une socialisation défaillante. Nous manquons d’une culture d'accueil. Contrairement à ce que promettait en Allemagne le slogan d’Angela Merkel, « Nous y arriverons », les résultats en matière d’intégration sont insuffisants. Cela vaut non seulement pour les migrants, mais aussi pour les musulmans nés ici. Comment l'intégration peut-elle réussir quand l’éducation publique reste largement sous insuffisante? Pour les adultes, il n'existe pas assez de cours de langue et de formation continue. La plupart des migrants ne trouvent du travail que dans des secteurs peu qualifiés. Quel migrant arrivé en Allemagne en 2015 s'était douté qu'il devrait transporter et monter des colis dans les escaliers à un rythme effréné ? Et cela en échange d’un salaire de misère ! Pour de nombreuses personnes issues de l'immigration, l'accès à des offres émancipatrices est barricadé.  

Des erreurs d'orientation sur des questions internationales et nationales ont fait perdre bien du temps. En Allemagne, les Verts, les Sociaux-democrates (SPD) et le Parti de gauche (die Linke) n´ont souvent pas fait la distinction entre l'islam et l'islamisme, rendant impossible une politique qui aurait pu prévenir les dommages. Les Démocrates Chrétiennes (CDU) et les Démocrates Libéraux (FDP) ont toujours prétexté le "communautarisme" islamique pour alléger le budget de l'État en refusant à ce titre des subventions. Confrontées à l’urgence de la question de l’immigration, ces formations ont tendance à rejoindre les idées répressives de l'AFD. Établir des contrôles frontaliers stricts serait fatal. Le droit d'asile politique doit être inviolable, mais nécessite une définition plus claire. Mais en fin de compte, la migration de masse et la radicalisation ne pourront s'arrêter qu'en mettant un terme aux guerres et en procédant à une économie mondiale solidaire. La rencontre des intérêts occidentaux avec l'infiltration djihadiste des sociétés arabes a empêché un tel processus au Moyen-Orient. Les uns et les autres ont su s'instrumentaliser.

 Sabine Kebir

traduction Sonia Combe

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