sonia combe

Abonné·e de Mediapart

9 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 avril 2024

sonia combe

Abonné·e de Mediapart

La BnF et les piètres gardiens du patrimoine

On vient d'apprendre la nomination de l'historien Gilles Pécout à la présidence de la BnF... .

sonia combe

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On vient d'apprendre la nomination de l'historien Gilles Pécout à la présidence de la BnF...  Alerté des disparitions d'oeuvres désormais avérées à la bibliothèque Doucet lorsqu'il était à la chancellerie de Paris, il laissa faire, méprisant ces "accusations malveillantes" à l'encontre de la direction de l'établissement.Il s’en suivit le suicide de la personne responsable de ces disparitions lorsque l’affaire s’ébruita et … la rétrogradation des « lanceurs d’alerte » (qui ont reçu cependant récemment le prix Anticor). Autant de drames qui auraient pu être évités si la chancellerie dont dépend la bibliothèque avait pris les mesures nécessaires au lieu de faire montre de ce fameux esprit de corps - accompagné de la bien connue solidarité des élites - qui recouvre nombre de scandales.

Il y a de quoi s’interroger : la présidence de la BnF comme récompense lorsqu’on s’avère piètre gardien du patrimoine ? Cela rappelle en effet le cas du directeur des Archives Nationales, feu Jean Favier, envoyé à la tête de la même BnF après le scandale de la dissimulation du fichier des Juifs de 1940, pardon, lui il l'appelait "le fichier d'autodénonciation des Juifs"... 

Rappelons les faits.

Le 20 octobre 2022, Le Monde publiait une enquête sur la disparition d’œuvres rares dans cette prestigieuse bibliothèque parisienne sous la plume de Victor Castanet. L’enquête allait confirmer les disparitions et révéler les ventes à Drouot.

Cela faisait plus de quatre ans que deux archivistes de l’établissement avaient alerté leurs autorités (la chancellerie de Paris comme le ministère de l’enseignement supérieur) de faits troublants. Une inspection de ce qui s’appelait alors encore l’Inspection Générale des Bibliothèques avait conclu à de graves dysfonctionnements dans la gestion de l’établissement. Des donateurs s’étaient interrogés sur des échanges occultes de livres et manuscrits passés entre la direction et un libraire. Le Canard enchainé avait rendu compte de leurs inquiétudes. Ce qui n’eut pour seule conséquence que les représailles à l’encontre des deux archivistes par leur direction, des sanctions aussitôt dénoncées par le syndicat des bibliothèques (Snasub) – tandis qu’aucune suite n’était donnée au rapport de l’Inspection ni aux différents courriers adressés aux tutelles. A tel point qu’à l’époque ces deux archivistes ne voyaient aucune issue à leur maltraitance. Saisit-on la violence que signifie d’être rayé des listes du personnel, d’être interdit d’accès à la salle de lecture et de contact avec les lecteurs, mais aussi avec les autres collègues prévenus contre soi, de ne plus être convié aux réunions de service, de se voir retirer les clés et badge d’accès à son lieu de travail, en un mot de ne plus exister ?

Assurée de l’intégrité de ces lanceurs d’alerte, dont l’un d’eux avait été mon collaborateur lorsque je dirigeais le département des archives de la Contemporaine (ex-BDIC), je m’étais permis d’adresser une lettre au recteur de la Chancellerie, historien comme moi et qui siégeait dans un même conseil scientifique. Sa réponse – dont j’ai la charité de taire le ton aujourd’hui - garantissait de factol’impunité des coupables si coupables il y avait, ce que bien sûr, il contestait, renversant la situation comme cela allait l’être plus tard : on avait affaire à une hiérarchie harcelée par sa base...

L’esprit de corps et la solidarité des élites sont à l’origine de plus d’un secret qui entoure dans les administrations des scandales dont, dans la plupart des cas, rien ne filtrera. C’est souvent le fait du hasard s’ils sont dévoilés. Dévoilés, mais non forcément condamnés. À chaque fois, la tendance est à étouffer le bruit autour du moindre dysfonctionnement. C’est le comportement habituel des autorités, un habitus, et l’on doit au sociologue Pierre Bourdieu la description la plus aiguë de ces deux fléaux et entraves à la collégialité que sont l’esprit de corps et la solidarité des élites généralement acquis dans les grandes écoles. Il s’en suit un déni des faits, l’indifférence et la lenteur de la machinerie administrative à la recherche d’une sortie honorable qui aurait pourtant pu, dans le cas présent, éviter un suicide dont, comble de l’histoire, sont rendus responsables les lanceurs d’alerte. Qui plus est, ces derniers ont été déplacés d’un établissement dont ils ont protégé et enrichi les fonds, subissant de surcroit une rétrogradation de leur fonction ! On croit rêver : il n’en est rien. Lanceurs d’alerte, méfiez-vous ! Vous pourrez recevoir le prix Anticor, mais vous en paierez le prix !

Ci-après l’intervention de l’archiviste Philippe Blanc lors de la réception du prix :  

Mesdames, Messieurs,

il ne doit pas être si fréquent de saluer une initiative qui ait à ce point échoué. Nous voulions attirer l’attention de l’institution sur les dérives et dysfonctionnements d’une direction qui altéraient le rayonnement et les missions de la bibliothèque Doucet, tout en espérant pouvoir continuer à faire bénéficier l’établissement de nos compétences. Force est de constater que notre action n’aura abouti qu’à un drame, à la perte de notre emploi, à la fermeture prolongée d’un établissement public et au remplacement de son équipe par un personnel novice. Officiellement, l’affaire Doucet se voit résumée à la mésentente d’une équipe, le trafic de livres étant réduit à un épiphénomène.

À la bibliothèque Doucet, l’équipe a toujours été infime : trois conservateurs, un bibliothécaire adjoint, et nous, deux magasiniers et deux archivistes contractuels, auxquels s’adjoignent parfois des vacataires. Notre travail consistait notamment à réunir des archives littéraires patrimoniales, à les identifier, les dater, les inventorier et les cataloguer afin de les mettre à la disposition des chercheurs, ce qui nécessite des compétences spécifiques. La pertinence de nos inventaires constituait à elle seule la base de leur valorisation.

Notre première alerte remonte à 2014, par un rendez-vous pris à la Chancellerie, tutelle de la Bibliothèque. Elle porte principalement sur la négligence de la nouvelle direction arrivée en 2011 dans sa prise en charge du legs faramineux de Jean Bélias, l’un des courtiers en livres les plus actifs dans l’après-guerre : des assurances vie à hauteur de plusieurs millions d’euros, un appartement dont la direction possède les clés et près de 20 000 livres, manuscrits et œuvres d’art qui sont restés entassés chez Bélias depuis sa mort en 2010. Une conservatrice s’y rend de temps à autre pour y prélever quelques échantillons. Rien n’est éventé le jour où elle constate que l’appartement a été fouillé et que des livres ont disparu.

En 2015, sur ordre de la Chancellerie qui souhaite en disposer, l’appartement est vidé et les livres confiés à un garde-meuble. Tous les quinze jours, des cartons sont livrés à la Bibliothèque pour y être triés. Plutôt que de faire appel à son équipe, la direction recrute une nuée de jeunes stagiaires sans qualification bibliophilique. Aucun inventaire n’est dressé en dépit des demandes réitérées de la part de chercheurs. Un libraire vient régulièrement faire son marché. La direction lui a proposé de servir de banque pour échapper à l’administration de tutelle. En novembre, une rumeur se répand dans Paris : Doucet vend. La direction panique, le libraire est remercié et la conservatrice écartée. Un étrange ballet attire bientôt notre attention : la directrice adjointe quitte régulièrement la bibliothèque encombrée de sacs.

En novembre 2016, le tri Bélias est déclaré achevé : seuls 1 800 livres et une centaine de manuscrits sont entrés dans les collections, soit un dixième à peine de l’ensemble. Un nouveau libraire est contacté pour s’occuper de la vente des livres non retenus. Nous savons par les stagiaires que les tris sont peu fiables, mais surtout que des pièces d’importance ne sont pas entrées au catalogue. Nos rendez-vous à la Chancellerie entre 2014 et 2017 étant restés sans suite, nous signons un mémorandum, révélant l’essentiel de ce que nous avons constaté depuis l’arrivée de la nouvelle direction, tant sur la gestion de la bibliothèque et ses dérives que sur le traitement du legs Bélias. Ce document est adressé le 4 avril 2018 à diverses autorités, dont la Chancellerie, le Ministère de l’Enseignement supérieur et l’Inspection des Bibliothèques. Dix jours après son expédition, la Chancellerie ne trouve rien de mieux que de le communiquer à la direction de la Bibliothèque. Résultat : les deux archivistes signataires se retrouvent isolés au quatrième étage du bâtiment, une partie de leurs outils de travail confisquée, tandis que des fichiers informatiques disparaissent.

Une inspection est missionnée. Elle rend rapidement ses conclusions en juin 2018. Son rapport rappelle que les spéculations avec des libraires sont interdites en bibliothèque, que les inventaires sont obligatoires et que des mesures d’ampleur doivent être prises quant à la gestion. Grâce à notre alerte, des pièces disparues réapparaissent et les cartons destinés à la vente sont vérifiés : plus de cinq cents lots intègrent les collections. Cependant, le pouvoir de la direction

est maintenu, sinon renforcé. Désignés comme calomniateurs, ce que semble entériner le recteur d’alors, les archivistes ne disposent plus, au retour des vacances d’été, de leur badge d’entrée ni de leurs clés. Confinés au dernier étage, il nous est impossible de circuler dans le bâtiment ni d’en sortir. Nous ne croiserons dès lors que par hasard la direction, nos lecteurs ou nos collègues auxquels consigne est donnée d’éviter tout contact avec nous.

Entre 2018 et 2022, sept articles sont publiés sur l’affaire Bélias.

Fin avril 2022, un journaliste d’investigation, Victor Castanet, nous contacte : il mène une enquête sur la bibliothèque. Deux mois plus tard, nous repérons dans une vente aux enchères deux dessins dont nous avons les preuves qu’ils proviennent du legs Bélias. Le journaliste découvre rapidement le nom du vendeur et corrobore nos précédentes alertes. Nous identifierons ainsi deux œuvres encore. Il y a eu d’autres ventes, mais seul un inventaire aurait pu garantir l’appartenance au legs des livres subtilisés ou vendus.

Contact est pris avec la nouvelle Inspection générale de l’éducation du sport et de la recherche. Nous sommes interrogés début octobre par deux inspecteurs généraux alors plutôt empathiques, effarés par le désordre de la bibliothèque déjà souligné par la précédente inspection, et qui n’a fait que s’amplifier en quatre ans.

L’article de Castanet est publié en une du Monde le 18 octobre 2022. Près d’une quarantaine de personnes a été interrogé, dont nombre de titulaires et contractuels, vacataires et stagiaires, des chercheurs aussi, tous conscients des dysfonctionnements à la bibliothèque. Le lendemain, emportant ses secrets, la directrice adjointe se suicide. La bibliothèque ferme. Un comité de soutien univoque à la direction voit le jour, regroupant de nombreuses signatures de personnalités, la plupart d’entre elles n’ayant jamais fréquenté l’établissement ; certaines se raviseront. Quant au directeur adjoint, il diffuse à large échelle sur les réseaux sociaux une lettre infâme, nous qualifiant d’assassins.

Fin février 2023, l’inspection rend enfin un rapport d’enquête administrative sur la bibliothèque, classé confidentiel, dont nous n’avons pu consulter que des extraits nous concernant. Quelles mystérieuses directives ont motivé ces pages controuvées, aux approximations grossières, aisément réfutables, qui reprennent souvent aveuglément les contre- attaques de la direction à notre égard ? Tout ce que nous avons apporté à la Bibliothèque sur près d’un quart de siècle, et avant tout des archives majeures, est balayé, sinon contredit ; le harcèlement subi, nié voire justifié ; nos aberrantes conditions contractuelles et salariales sont oblitérées. Si aucune sanction à l’encontre de la direction n’est prise, l’équipe est dispersée au prétexte d’une mésentente pouvant entraîner des risques psycho-sociaux.

Dans un article publié fin mars 2023, le trafic de livres — un détournement de biens publics — est confirmé ; l’administrateur provisoire de la Bibliothèque déplore en outre les collections malmenées et la mise en péril de l’existence et de l’intégrité des fonds. Pourtant, la directrice est discrètement replacée ailleurs et son adjoint retrouve un poste de direction dans un autre établissement. En revanche, de misérables issues nous sont imposées.

Ainsi, après plus de huit ans passés à essayer d’alerter les autorités, il aura fallu un drame et sa médiatisation pour que des mesures soient envisagées, et c’est la table rase. À quelques années d’intervalle, deux inspections auront été dépêchées et, in fine, c’est toute une chaîne de responsabilités qui est officiellement et sans scrupule passée sous silence, bénéficiant de l’inertie d’un système et de l’impunité qui a régné pendant des années sur cette affaire. La Bibliothèque a rouvert ses portes, pour l’heure sans bibliothécaire ni archiviste. L’affaire Bélias et ses arcanes sont enterrés, du moins pour un temps. « Et — comme l’écrit le poète Pierre Reverdy —, tout s’étouffe et s’assoupit en attendant le réveil, la lumière et la vie et, plus que tout, la fin de l’effroyable rêve ».

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’auteur n’a pas autorisé les commentaires sur ce billet