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Billet de blog 29 avril 2024

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Et l'Index?! Réflexions douces-amères sur l'édition savante

On ne s’étonnera pas du choix de l’autoédition pour un tel sujet. J’avais quand même soumis ce petit essai à plusieurs éditeurs, pas à ceux que j’épingle, ni à ceux dont je dis du bien, naturellement, et la plupart d’entre eux me répondirent de façon encourageante, voire chaleureuse et amusée. Et puis, finalement, je me suis dit, que je tenais là un samizdat .

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Et l’index ?!
Réflexions douces-amères sur l’édition savante

Sonia Combe

Самиздат

On ne s’étonnera pas du choix de l’autoédition pour un tel sujet. J’avais quand même soumis ce petit essai à plusieurs éditeurs, pas à ceux que j’épingle, ni à ceux dont je dis du bien, naturellement, et la plupart d’entre eux me répondirent de façon encourageante, voire chaleureuse et amusée. Et puis, finalement, je me suis dit, que je tenais là un samizdat ...

« Depuis 2019, exception faite de l’annus horribilis de 2020, les Sciences humaines et sociales (SHS) ont renoué avec la croissance. ».1 C’est ce qu’affirmait en 2023 le Syndicat national de l’édition (SNE), qui parle en chiffres d’affaires et avance celui de 373 millions d’euros (+4,5% par rapport à l’année précédente). Bruno Auerbach, directeur de la Découverte aurait même ajouté : « Nous assisterions clairement à un renouveau des SHS. » (Livres Hebdo, février 2023)

Voilà bien de quoi se réjouir ! Oui ... mais à y regarder de plus près ... à quel prix ? Ne serait-ce pas à celui de la dégradation des conditions d’édition des écrits savants dans les maisons d’édition qui tendent à les publier à moindre coût si ce n’est à moindre prix ? Une tendance que l’hyper concentration de l’édition devrait accentuer et à laquelle il ne nous reste plus qu’à espérer que l’édition indépendante encore respectueuse des auteurs (et des lecteurs), de même que l’édition publique sauront résister.

L’envie d’écrire sur le sujet me trottait depuis longtemps dans la tête. Historienne, auteure moi-même et contributrice de recensions d’ouvrages dans ma discipline, l’histoire contemporaine – sans compter quelques années d’expérience comme directrice de collection dans une maison d’édition –, je crois bénéficier d’un poste d’observation privilégié pour l’aborder. Une correspondance m’a donné l’impulsion nécessaire. Je vous la livre, assurée que l’attachée de presse des éditions de La Découverte que je connais, qui m’ont plusieurs fois publiée et dont j’apprécie en général le choix éditorial, ne m’en voudra pas d’évoquer ce désaccord.

Je m’étais permis la note suivante dans la recension d’un ouvrage :

Il est tout à fait regrettable qu’une maison d’édition comme la Découverte, qui propose des ouvrages savants, fasse l’économie d’un index. Pour l’auteur.e, faire un index peut être une véritable prise de tête, alors que cela prend bien moins de temps à un professionnel. Si la sanction ne touchait pas aussi les auteur.e.s, je boycotterais volontiers dans mes recensions ces maisons d’édition qui prétendent éditer des travaux scientifiques en en oubliant les règles. (En attendant Nadeau, 08/09/2021)

Bon, j’admets que ma note était raide. On aura compris que pour un éditeur doté de moyens moindres, je n’aurais pas formulé ce genre de remarque, en tout cas pas sous cette forme. J’aurais pu aussi faire montre de plus d’humour et dire que désormais je mettrais à l’index les ouvrages sans index mais, c’est ainsi, il arrive qu’on perde patience devant la dégradation de l’édition de la littérature savante dont la disparition de l’index me semble un indice majeur. J’aurais pu d’ailleurs, et de façon complémentaire, tout aussi bien l’aborder par un autre indice : la note en bas de page reléguée en fin d’ouvrage. Je renvoie pour cela à la tribune de Guillemette Faure dans Le Monde du 11 février 2023, qui m’a d’autant plus étonnée qu’elle vient d’une journaliste, ce qui prouve que ce ne sont pas les seuls spécialistes qui ont besoin de la note en bas de page (et sans doute d’un index). Renvoyer en fin de volume les notes en bas de page serait, je cite Guillemette Faure, « une manière de dire au lecteur tu ne me prendras pas en flagrant délit de ne pas citer mes sources, tout en lui glissant ne t’avise pas d’aller vérifier, tu perdrais un temps fou. Les notes en bas de page, poursuit-elle avec humour, ne s’appellent pas ainsi pour des prunes et, plus tard : C’est qui l’illuminé qui a pu proposer de mettre la note 250 pages plus loin et convaincre que c’était une bonne idée ? (...) Mettre les notes de bas de page en fin de chapitre, c’est le pire des compromis. Ça doit faciliter la vie des maquettistes. Les éditeurs ont peur que ça rebute le lecteur. » (Il est évident que les notes en bas de pages dans une thèse figurent bien en bas de la page concernée. Il ne s’agirait pas de compliquer la tâche du jury ... Dans le cas d’un texte surabondant en notes, je ferais cependant une concession : On pourrait conserver les notes en bas depage qui apportent un élément de compréhension au texte et ne reléguer en fin d’ouvrage que celles qui ne concernent que les sources stricto sensu.)

Mais revenons à l’index. Ma remarque irrita l’attachée de presse qui s’en plaignit au journal, oui, je vous l’assure, et sa réaction me laissa dubitative : la collection dans laquelle était publié ce type d’ouvrage n’aurait pas nécessité d’index. En revanche, assurait-elle, un index nominum était réalisé chaque fois que cela était justifié et que l’auteur le souhaitait. En bref, c’est la collection qui était fautive...

Ma réponse ne s’est pas fait attendre :

"Je suis ravie que ma note ne soit pas passée inaperçue. Peu importe à la personne qui lit le livre la collection à laquelle il se rattache, celui dont je parle méritait un index.

Et comme j’avais en mémoire une expérience personnelle récente, j’ajoutais :

Pour mon précédent livre dont j'avais fait moi-même l'index, selon les exigences de la maison d'édition qui le publiait alors, j'avais passé plusieurs jours en m'arrachant les cheveux. Remarquez, à la fin, j'aurais pu faire des index à la file, seulement voilà : ce n'est pas mon métier. Si vous lisez mes critiques d’ouvrages dans En attendant Nadeau, vous verrez que je fais cette remarque dès qu'elle s'impose et j'ai souligné récemment qu'une petite maison comme Otium, par exemple, qui a certainement moins de moyens que La Découverte, fait de ce point de vue un travail remarquable. Cela s'appelle le respect de l'auteur.e. (...)"

Le respect de l’auteur.e, parlons-en et abordons-le par ce pas si petit bout de la lorgnette que serait l’index et qui pourrait s’avérer « le point de départ d’une critique beaucoup plus large de l’édition savante mettant en cause ‘l’organisation sociale du savoir ‘, comme dirait M. de Certeau, c’est-à-dire aussi bien l’institution universitaire que les diverses instances éditoriales », me souffle cette fois Richard Figuier qui a derrière lui plus de trente ans de pratique de l’édition savante tant dans le privé que dans le public. Enfin, avec l’aval des connaisseurs de son œuvre que sont Brigitte Mazon et Bertrand Müller, je renverrais à Lucien Febvre selon lequelun livre d’histoire sans index n’aurait tout simplement pas été un livre d’histoire.On pourrait naturellement élargir ce jugement aux disciplines connexes.

Précisons qu’il n’est ici question que de l’édition en sciences humaines et sociales dont seront exclus les essais, quoique la frontière entre l’essai et l’ouvrage savant soit parfois difficile à déterminer. Ainsi, à l’heure où j’ai commencé cet essai (au dernier trimestre de l’année 2021), avais-je sous les yeux le livre d’Élisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, publié au Seuil (2021) dont le titre, comme on le voit, précise qu’il s’agit d’un essai. On fait généralement la distinction entre les ouvrages savants et les essais en ce sens que ces derniers répondraient à une préoccupation d’actualité – ce qui est le cas de l’ouvrage d’Élisabeth Roudinesco, tandis que les autres seraient destinés à devenir des ouvrages de référence. Je dirais cependant qu’un index n’aurait pas nui tant l’auteure s’appuie sur des sources utiles. Quant à la postérité, c’est encore une autre affaire. On connaît des essais qui sont devenus des ouvrages de référence. Par exemple celui de Julien Benda La Trahison des clercs, publié en 1927, et qui s’inscrivait dans le climat et les débats de l’époque, est-il périodiquement réédité. Index ou non, la question peut en effet se poser. Tandis que l’étude de Sophie Bernard UberUsés, Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal publié par les PUF-Humensis pourrait s’apparenter à un essai en raison de la nouveauté de la réflexion sur le sujet et, partant, se dispenser d’un index, cela est bien moins sûr pour le livre de Florence Hulak, L’Histoire libérale de la modernité. Race-Nation- Classe qui, si on en juge par son titre, pourrait bien devenir un ouvrage de référence, publié chez le même éditeur. Dédiées à la littérature savante, les PUF qui ont fusionné avec Belin en 2016 pour se retrouver dans l’entité Humensis, semblent donc suivre la tendance que nous dégageons dans ces lignes.

Poursuivons. Sur ma table de travail et sur le même sujet ou un sujet proche, je vois le livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, publié chez Agone (2021), livre savant s’il en est et qui, fort heureusement, contient un index, tandis que celui de Magali Bessone, Sans distinction de race? Une analyse critique du concept de race et ses effets pratiques, livre tout aussi savant et important publié chez Vrin (2013), un éditeur spécialisé dans la philosophie, n’en possède pas. Pas plus que l’étude de Camille Fauroux, Produire la guerre, produire le genre. Des Françaises au travail dans l’Allemagne nationale-socialiste (1940-1945), publié en 2020, ce qui est regrettable, par les éditions scientifiques et publiques de l’EHESS. Sans oublier le pavé de James C. Scott, L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire (536 pages !) (2021) que La Découverte a eu la bonne idée de traduire, mais en faisant une fois encore l’économie d’un index qui existait pourtant dans l’édition américaine (Yale University Press). On terminera, en survolant toujours mon bureau, par le livre de Marc Abélès, Carnets d’un anthropologue. De mai 68 aux Gilets jaunes (2020), qu’on peut situer entre l’essai et le livre savant, publié par Odile Jacob dans la collection de Marc Augé, qui semble avoir pour principe de ne pas intégrer d’index mais, au moins, annonce la couleur puisque cette maison s’est spécialisée dans la vulgarisation de travaux scientifiques. Par peur de faire trop sérieux ou pour des raisons économiques ? Une peur que n’a pas eue Gallimard qui, dans sa collection « Folio Histoire », a attribué un index à l’ouvrage de François Hartog, Confrontation avec l’histoire (2021). Marc Abélès reconnaît de son côté ne pas en avoir proposé à l’éditeur, lequel ne le lui a pas demandé. En revanche il se souvient que pour la publication de sa thèse d’État chez le même éditeur, Jours tranquilles en 89, également dépourvue d’un index, l’éditeur anglais (Cambridge University Press) en avait exigé un.

La différence s’explique souvent par le choix de l’auteur.e : s’imposer ou s’épargner un index. Ce qui, comme je l’indique plus haut, n’est pas une mince affaire, à moins d’en réaliser un tous les jours auquel cas cela devient un automatisme, mais les auteurs sérieux laissent généralement du temps s’écouler entre deux livres et perdent ... la main. Il faut alors tout reprendre à zéro. (Calcule-t-on le temps que nous perdons dans le quotidien à maîtriser l’outil informatique qui nous simplifie et complique la vie, dès lors qu’il est sans cesse perfectionné par des informaticiens asperger, invisibles et injoignables pour justifier ce qui, parfois, pourrait bien s’apparenter à un « boulot de con », le fameux bullshit job ?)

En bref, il est rare que les auteur.e.s fassent ce travail et cela se comprend.

Le cas des maisons d’édition universitaires (de l’EHESS, du CNRS, les Presses universitaires de Rennes (PUR), de Nanterre, de l’École normale supérieure – rue d’Ulm, de l’ENS-Lyon, de Grenoble etc.), auxquelles devrait revenir en première ligne la publication d’ouvrages savants est différent. Il est heureux que Livres Hebdo ait mené son enquête jusqu’à elles, dès lors que leur poids, si l’on songe par exemple aux PUR dans la production totale des SHS est loin d’être marginale. Mais bénéficiant en général de moyens moindres pour faire connaître leurs ouvrages, moins bien distribuées et défendues lorsqu’elles le sont, (vous verrez rarement leurs livres disposés en pile tels des paquets de lessive dans les librairies, ou pire encore tels les livres de Zemmour comme s’en inquiètent les salariés de librairies encore indépendantes sur lesquelles lorgne Bolloré), en dépit de leurs efforts, ces éditions ont conscience que l’avenir sous la forme traditionnelle leur laisse peu d’espoir, même si certaines, plus combatives que d’autres, tentent d’innover, et, dans les conditions qui sont les leurs, nous le verrons ultérieurement, se débrouillent parfois pas si mal. On aimerait donc les croire lorsque les plus optimistes espèrent devenir, toujours selon Livres Hebdo, « un des rouages du renouveau des SHS ». Il reste ensuite les fondations dédiées à la promotion de la recherche, comme les Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme ou les Presses de Science-Po, établissements qui bénéficient à la fois de fonds publics et privés et auraient, en principe, toutes les raisons de mieux s’en sortir.

La preuve cependant qu’elles restent en de ça des performances de l’édition privée réside dans le fait que, pour les raisons que nous venons d’énoncer, les auteur.e.s ne s’adressent au réseau public qu’en dernier recours et cherchent à publier (selon leur discipline et leur notoriété) :

  1. a)  D’abord dans les « grandes » maisons d’édition (Gallimard, Le Seuil, Flammarion, Albin Michel, Actes Sud, Odile Jacob, Grasset, Éditions de Minuit, Plon, Vrin, Payot, Robert Laffont, etc.) ;

  2. b)  Ensuite, dans les éditions de taille moyenne (La Découverte, Tallandier, La Fabrique, Métaillié, PUF-Humensis, Perrin, Les Arènes, Les Belles Lettres, Les Liens qui libèrent, Le Bord de l’eau, Autrement...).

  3. c)  Puis, dans les « petites » dont le nombre se multiplie, et pour cause, ces dernières années. Citons-en quelques-unes, Nada, Les Échappées, Agone, Anamosa, Syllepses, Premier Parallèle, Kimé, Libertalia, Otium, Karthala, Amsterdam, Éditions Macula, Premier Parallèle, Le Dilettante etc.) ;

  4. d)  Enfin, des maisons d’édition comme L’Harmattan, qui n’en méritent pas le nom tant elles sont proches de l’autoédition et font preuve de pratiques qui laissent à désirer.

Autorisons-nous un aparté en notant au passage...qu’on peut se tromper. Bien des petites maisons d’édition défendent mieux leurs titres que les grandes pour lesquelles souvent soit le livre se défend tout seul, et vogue la galère, soit on met le paquet parce qu’on est sûr d’être gagnant. Je renvoie à ce texte de l’écrivain Henry Raczymow, Ulysse ou Colomb. Notes sur l’amour de la littérature, qui m’a fait bien rire quant à l’avenir d’un livre :

Je parle ici d’un tri. Il y eut jadis le tri opéré par le temps, par l’Histoire. Il y a, mais maintenant de façon contemporaine (synchronique), un tri bien plus arbitraire, opéré par... par quoi ? Par l’économie sans doute. L’éditeur briefe son service de presse, qui briefe les critiques, leur mâchant le travail en quelque sorte. « Lisez ça, c’est excellent, ça va marcher très fort. » Il briefe aussi ses représentants, lesquels briefent les libraires, leur tenant à peu près le même discours : « Mettez ça en place, c’est tout à fait excellent, ça va marcher très fort, dans la Maison, on est confiant... » (Éditions du Canoë, p. 19).

Si ça me fait toujours rire, c’est parce que je m’y crois. J’ai vu, j’y étais et il n’y avait rien à faire. Il y a des livres dont tout le monde se fout, sauf l’auteur.e bien entendu, qui n’est pas là de toute façon. Parfois, on s’épargne même le discours, il y a des gestes subalternes qui ne trompent ni attaché.e.s de presse ni représentants, rôdé.e.s à les décrypter.

Index rerum ou nominum ?

Outre l’argument déjà énoncé, on se souvient que ce qui fonde encore la différence entre un ouvrage savant et un essai est la présence de ce qu’on appelle « l’appareil critique », soit les notes, commentaires, sources bibliographiques, archivistiques, cartes, lexique et, bien sûr, l’index. Mais attention. L’index rerum (index des notions), qui a incontestablement son utilité, peut s’avérer ni plus ni moins qu’un sniper, comme l’indique dans son livre Index. À History of, Dennis Duncan, l’indexation pouvant être « arbitraire et anarchique » (Allen, Lane, 2021. Merci à Claude Grimal de me l’avoir signalé). On y met ce qu’on veut et on peut omettre, volontairement ou non, des termes qui mériteraient d’être indexés. De toute façon l’index rerum est désormais un luxe et un cauchemar pour l’auteur.e qui s’y lancerait sans l’aide d’un professionnel, à moins d’avoir été formé.e à l’École des Chartes quand elle mettait son point d’honneur à exceller dans l’appareil critique. Au point de finir par nuire au texte, étouffé par une avalanche d’érudition et on ne peut qu’être d’accord avec l’éditeur qui tente de limiter la frénésie d’apposer des notes en bas de page comme pseudo-gage de scientificité. Je crois me souvenir qu’Anthony Grafton, qui a consacré un livre à la note en bas de page et à sa raison d’être, n’a pas dit l’inverse. (Les origines tragiques de l’érudition. Le Seuil, 1998.) Je ne sais plus quel plaisantin, de l’Oulipo sans doute, avait imaginé un livre privé de son texte et constitué de ses seules notes en bas de page. L’effet était saisissant... On aurait presque pu se dispenser de lire le livre. Enfin il faut aussi admettre qu’attribuer un index à ce qui est manifestement un essai s’avère parfois pur signe de pédantisme. Dans une recension élogieuse de ce livre qui mit le feu aux poudres dans le petit monde chartiste et celui des historiens qui, par réflexe corporatiste, se sentirent concernés, Archives interdites. Les peurs françaises face à l’histoire contemporaine (Albin Michel, 1994), l’anthropologue Valentin Pelosse devait reprocher l’absence d’un index (L’homme,1996, n°138). C’était pourtant voulu car j’entendais que cette enquête, écrite à chaud, sur la difficulté d’accès aux archives contemporaines, conserve son caractère d’essai. Y ajouter un index, lui aurait donné un autre statut qu’il n’avait pas la prétention d’être - tout en restant écrit par une historienne et soulevant un vrai problème. Un chercheur peut écrire dans différents registres. La preuve, ce présent essai au ton sans doute légèrement pamphlétaire aux yeux des âmes sensibles.

L’indexation du contenu d’un ouvrage par les professionnels de la documentation scientifique, autrement dit les bibliothécaires-indexeurs (on me pardonnera de ne pas pratiquer ici l’écriture inclusive, ce qui est regrettable car la corporation est encore majoritairement féminine), peut être tout autant « anarchique » et « arbitraire ». On citera pour illustrer ce propos, tant ce cas est drôle, Le Complexe de Portnoy, de Phillip Roth qui avait été classé et indexé dans le défunt catalogue papier d’une bibliothèque fort savante à la rubrique des « complexes industriels », aux côtés du complexe de Fos-sur-Mer sorti de terre à la fin des années 1960, soit à peu près au moment même où paraissait la traduction française du célèbre Portnoy. Évidemment cela n’eut pour seule conséquence que de faire rire des années plus tard, mais un bibliothécaire peu consciencieux ou pressé peut enterrer un livre par une indexation inappropriée et l’erreur, en raison de l’effet du partage des notices bibliographiques, se démultiplier à l’infini. J’avais consacré il y a plusieurs années une réflexion sur les effets de connaissance de cette pratique, dont le principal est que tout le monde finit par utiliser les mêmes sources. Le résultat de mon investigation paru sous le titre La Langue de Rameau, du nom du langage d’indexation français, n’a été contredit par personne, ni semble-t-il ému personne – ce qui est somme toute inquiétant. Mais il s’agit là d’un autre sujet. La langue de Rameau constitue la seconde partie de mon livre D’Est en Ouest, Retour à l’archive, (Publications de la Sorbonne, 2013). Si ce constat laissa de marbre bibliothécaires (à l’exclusion de Raymond- Josué Seckel, alors remarquable responsable du catalogue de la BN, puis de la BNF) et historiens en général, il suscita l’intérêt de deux d’entre eux, Patrick Boucheron qui dirigeait alors les Publications de la Sorbonne et n’hésita pas à le publier, et Carlo Ginzburg qui fut le premier à ma connaissance à parler de l’utilisation des tout nouveaux catalogues électroniques avec l’exemple d’Orion, de la bibliothèque de Stanford. (Voir « Classification et histoire. Les historiens face à l’ordre électronique». Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2006/2.)

En définitive, donc, l’index rerum peut être biaisé.

Le cas de l’index nominum est différent. C’est de lui seul que je parlais à propos du livre sur lequel j’échangeais avec La Découverte car il prend bien moins de temps pour un professionnel à établir que l’index rerum. Mais surtout, ce que je voudrais souligner ici, c’est qu’il permet de se faufiler dans un livre en le commençant par la fin - là où précisément se situe l’index. Ce faisant, on économise le temps nécessaire pour évaluer le contenu. L’index des noms est préférable à la bibliographie dans laquelle on peut inscrire des livres qu’on n’aurait même pas pris la peine de consulter, mais dont on sait qu’il faut les inclure dans ses sources. Surtout ne pas oublier l’ouvrage décrété « de référence », les « écritures saintes » comme disait Bruno Latour. Il n’y a qu’à voir les bibliographies des thèses lorsqu’elles ont la chance d’être publiées. L’index qui renvoie à la page où la source est citée offre davantage de garantie. Si je me fie à ma propre expérience, l’index et la table des matières d’un ouvrage savant m’indiquent rapidement s’il mérite à mes yeux un compte rendu ou, selon le cas, s’il est utile pour mes propres recherches. Je n’ai rien contre une bibliographie, mais s’il faut faire une « économie de signes » pour suivre éventuellement les consignes de l’éditeur et pour des raisons budgétaires qui peuvent être compréhensibles, c’est elle que je sacrifierais, surtout si elle fait doublon avec les notes en bas de page.

Hélas, l’économie de signes (et donc de papier dont le prix ne cesse dramatiquement d’augmenter) signifie l’économie tout court dès lors que nous sommes à l’ère de la marchandisation du savoir : il faut qu’un ouvrage coûte le moins cher possible et qu’il fasse le plus de chiffre. Réduire la masse salariale et faire du chiffre. Telle est la règle. Fini le système de la « péréquation » où, par une sorte de « ruissellement » (ici aussi), les excédents de vente des auteurs grand public permettaient à l’éditeur de publier des livres savants déficitaires. Seules quelques grandes maisons d’édition historiques, surtout lorsqu’elles sont encore indépendantes, peuvent faire ce choix ; elles maintiennent la qualité et la réputation de leur catalogue en intégrant des œuvres exigeantes mais peu rentables qui l’illustrent. Leur faible vente est compensée par celles qui le sont moins... On pourrait citer Gallimard, bien sûr, et aussi les éditions Albin Michel qui publient encore (peu et de moins en moins) le meilleur en sciences humaines (dans la continuité d’un catalogue historique renommé) et le (presque) pire (qu’elles ont évité de justesse fin 2021 où elles ont failli publier un auteur fort embarrassant).

Correcteur, un métier sinistré

Devenu un produit comme un autre, le livre doit donc rapporter. Ce qui explique, écrit Guillaume Goutte dans son essai fort à propos Correcteurs et correctrices. Entre prestige et précarité, qu’on puisse trouver à la tête d’une maison d’édition un ancien directeur des ressources humaines de l’automobile propulsé président de la commission sociale du syndicat national de l’édition, après avoir fait un passage éclair dans l’industrie de la parfumerie... Présidence qu’il quittera après seulement quelques mois, pour s’en aller voguer vers d’autres horizons. (Libertalia, 2021)

Raison pour laquelle également l’index tend à disparaître et avec lui (ou c’est plutôt l’inverse) le métier de lecteur/correcteur.

Quelle est/était la fonction du métier de lecteur/correcteur en passe de disparaître ? En amont, on trouve déjà le lecteur, qui assure avant tout la cohérence de la structure d’un ouvrage, la véracité des informations qui y sont contenues, l’homogénéité du style langagier, tandis qu’à sa suite, le correcteur ou préparateur veille surtout à ce qu’il ne reste aucune faute d’orthographe, de grammaire, de syntaxe, de typographie et chasse les dernières éventuelles incohérences du texte et maladresses stylistiques(citations empruntées à Guillaume Goutte). Ou encore les quasi inévitables coquilles. S’il revient à l’éditeur de juger du contenu, il revient au préparateur et au correcteur de revoir le texte avec la distance nécessaire vis-à-vis du contenu. On ne peut se concentrer sur deux choses à la fois. Chaque personne qui écrit sait qu’il lui faut laisser reposer son texte comme la pâte à crêpes pour le reprendre ultérieurement. Ce temps de latence, quoique utile, ne remplacera cependant jamais l’œil monomaniaque du professionnel.

Qui pourrait d’ailleurs se targuer de n’avoir besoin d’un tel œil ? Certainement pas l’auteure de ces lignes qui est toujours pleine de gratitude quand est corrigée une concordance des temps, sa principale faiblesse, ou bien quand on lui rétablit une phrase qui, sous l’influence sans doute de l’allemand, est trop longue, et bien pire encore. Pour me consoler de cette défaillance, j’ai conservé des lettres, du temps où on écrivait encore des lettres, que m’avaient adressées des « grands noms » contenant des fautes d’accords, la pire des fautes ! (Élève, j’avais régulièrement des zéros pointés en dictée. Ma mère relativisait sagement la note : elle faisait la distinction entre fautes d’usage, d’étourderie, qu’elle pardonnait, et fautes d’accords pour lesquelles elle n’avait aucune indulgence.) Sans doute d’autres auteur.e.s sont-iels (tiens, j’ai réussi à le placer !) mieux armé.e.s que moi, moi qui forcément et sottement répétais jadis cette phrase selon laquelle l’orthographe était « la science des imbéciles », tant il est vrai que la Schadenfreude, cette joie maligne, envahit le fort en thème – qui l’est aussi en grammaire – lorsqu’il prend en défaut quiconque pense mais néglige l’orthographe. Méchamment, je pense toujours qu’il s’agit en fait d’une façon de se venger... de ceux qui pensent. Raymond Queneau ne disait-il pas: «L’orthographe est plus qu’une mauvaise habitude, c’est une vanité » ? Bien que nul d’entre nous ne soit à l’abri d’une faute d’orthographe, d’étourderie ou de grammaire, à moins qu’il ne s’agisse de Flaubert on n’est jamais indulgent pour les fautes des autres. Et si les correcteurs automatiques ont leur utilité, on connaît aussi leurs limites.

Le métier de correcteur est né, nous rappelle Guillaume Goutte, avec l’imprimerie et, en 1539, François Ier rendait un édit par lequel il obligeait les maîtres imprimeurs à employer des correcteurs pour s’assurer de la qualité des textes imprimés. Aujourd’hui, poursuit l’auteur, «le métier de correcteur est socialement sinistré ». Il est frappé par la précarité en raison de « la foi aveugle en l’informatique et ses logiciels aux mille promesses» qui a servi à justifier les réductions d’effectifs.

L’intelligence artificielle, faut-il le rappeler, a beau faire des progrès, elle ne remplacera jamais totalement l’inventivité et la capacité d’adaptation humaines. En tout cas, elle fait débat. Depuis l’installation de Prolexis, un outil de correction, Livres Hebdo, périodique destiné aux éditeurs, libraires et bibliothécaires qui tire à 10 000 exemplaires et n’aurait qu’un seul correcteur, envisageait en 2019 de supprimer ce poste (Voir le blog de Martine et Olivier, correcteurs du Monde.fr, 12 avril 2019). On se souvient avoir jadis vanté la qualité de l’écriture d’un journal comme L’Équipe. Est-ce toujours le cas? Si aujourd’hui Le Monde et L’Humanité conservent un cassetin (une équipe de correcteurs), Libération, qui avait eu bien du mal à embaucher des correcteurs, faisant à ses débuts la risée de toute la presse, n’aurait eu aucun [mal], selon Guillaume Goutte, à s’en débarrasser en 2007, le travail incombant aux secrétaires de rédaction – lesquels dans l’édition en ligne tendent à disparaître à leur tour.

La logique comptable

La presse serait la première à avoir fait les frais de ces réductions de personnel, a fortiori dans les éditions en ligne, dont il arrive régulièrement qu’on s’interroge sur la connaissance de la syntaxe de ses rédacteurs.

Mais la tendance est globale et l’édition a rapidement suivi. Les préparateurs de copie, autrefois divisés en deux postes, n’en forment plus qu’un selon une « exigence comptable ». Au correcteur d’assumer le travail qui revenait jadis au lecteur. À moins que cela n’incombe au directeur ou à la directrice de la collection, lequel-laquelle peut faire de son mieux, mais n’étant pas un.e professionnel.l.e laisse passer fautes d’orthographe, erreurs de ponctuation, etc. La correction est un métier : il ne suffit pas de savoir le français. (La preuve en est ce présent essai.) Pour avoir dirigé plusieurs ouvrages collectifs et participé à nombre d’autres tout au long de ma carrière, j’ai pu vérifier la disparition progressive des correcteurs et ses conséquences, le travail de correcteur revenant à celles et ceux qui dirigent le livre. Obsédé.e.s par leur tâche, ils et elles finissent par oublier le contenu... D’où les absurdités qui émaillent parfois les retours d’articles ou les exigences farfelues, par exemple - déformation Wikipédia ? – exiger de l’auteur qu’il cite ses sources alors qu’il s’agit ... de la thèse même de son papier. Je me souviens d’avoir commencé un jour un article par une évidence avec la phrase introductive : « La pensée commune voudrait que... » et reçu une demande comminatoire : « source ! » « Ma concierge », me suggéra de répondre alors mon compagnon. Évaluer et corriger sont bel et bien, et malgré l’aide de l’outil « révision » de l’ordinateur, deux tâches distinctes qui ne s’additionnent que difficilement.

Certes, pour l’heure, les grandes et moins grandes maisons d’édition ont conservé la fonction de relecture/correction, mais non sans l’amputer, selon le cas, de l’appareil critique. On l’a vu avec l’index.

Autant dire que demander au correcteur de faire en outre un index exigerait de le payer davantage, surtout lorsqu’iels sont, comme c’est souvent le cas, rémunéré.es à l’heure. D’où la solution qui consiste à dire à l’auteur.e de le faire lui/elle-même. Absence d’index, réduction des notes en bas de page (parfois reléguées en fin de chapitre ou d’ouvrage (voir la note 1), ce qui nuit à la lisibilité contrairement à ce que pensent souvent les éditeurs qui veulent bien éditer des ouvrages savants, mais en leur ôtant les marqueurs... (pour ne pas, on s’en souvient, rebuter le lecteur) se généralisent. Évidemment cela dépend de la maison d’édition et avant tout de ce qu’on peut attendre du chiffre de vente du livre de l’auteur.e. On a tellement fini par s’habituer à la disparition de l’index que les notices dites « d’autorité » en langage bibliographique (identification de l’ouvrage) dans les catalogues des bibliothèques universitaires ou même de la Bibliothèque nationale de France, garante de notre production

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nationale, ne les mentionnent même plus, ou alors sporadiquement. On se dispense de remplir la zone 310 réservée à l’index. Auparavant les fiches des catalogues- papier ne manquaient pas de mentionner sa présence, mais à la suite de la « reconversion », soit de leur passage à la moulinette – et à la louche car il s’agissait d’aller vite – dans le catalogue électronique, l’index est passé à la trappe des catalogues français. Je renvoie à nouveau à La Langue de Rameau, livre dans lequel j’avais recensé la déperdition de savoir à l’occasion de ce « tournant électronique », dont tout le monde apparemment se contrefiche de peur de passer pour ringard, anti-progrès, quoi. Cette déperdition est pourtant une évidence. « Tu te trompes », me dit un jour à ce sujet entre deux portes, et sans se donner la peine de justifier l’injustifiable, la directrice d’une bibliothèque scientifique qui avait fait ses classes en mettant au pas le personnel souffrant de la BNF lors de son ouverture, l’architecte ayant tout simplement oublié qu’il construisait une bibliothèque et qu’avant les lecteurs, il y avait ceux et celles qui travaillaient pour eux. Voir à ce sujet le livre de Jean-Marc Mandosio, L’Éffondrement de la Très Grande Bibliothèque( Encyclopédie des nuisances, 1999). Mais que cette collègue soit ici pardonnée. Dans ce contexte et face à l’urgence, la déperdition de savoir du catalogue national importait peu aux conservateurs qui essuyaient les plâtres en colmatant les brèches...

Pour continuer dans la pensée de ce qui vient d’être dit plus haut, il devient donc difficile de travailler à partir des catalogues de bibliothèques pour savoir si l’appareil critique a été intégré, les légendaires «notices d’autorité», jadis fierté et cœur de métier du bibliothécaire, s’étant appauvries au point de ressembler aux notices commerciales des éditeurs – quand ces dernières ne sont pas reprises tout simplement – un cas de figure plus fréquent dans la littérature étrangère, je l’admets. (Précisons pour désamorcer la critique et pour les initiés - gens du métier... : demander à l’auteur.e. d’indexer son propre ouvrage est un pis-aller. Ne connaissant pas les termes d’indexation autorisés, cela peut conduire à des erreurs, le fameux mot-clé marchant pour google, mais pas pour Rameau qui ne s’autorise que de son propre vocabulaire souvent éloigné de celui du profane, c’est-à-dire de tout le monde ... Je n’entrerai pas dans les détails techniques, mais on peut me croire sur parole.)

Reste donc le regard circulaire sur la table d’une librairie cette fois.

Spécialiste des essais, même et souvent à prétention scientifique car ce sont des noms de savants qui sont mobilisés, Odile Jacob se dispense donc le plus souvent de tout appareil critique. Flammarion a ignoré l’appareil critique dans Le Premier XXe siècle de Jean-Marie Guéhenno. Le Seuil n’a pas jugé que les ouvrages d’Elissa Mailänder, Amour, mariage, sexualité. Une histoire intime du nazisme 1930-1950, et celui de Catherine Perret, Le Tacite, l’humain (Librairie du XXIe siècle), nécessitaient un index. Il en est de même pour Le Fils secret de Muchembled, publié par Les Belles Lettres. Heureusement Gallimard continue à en attribuer, que ce soit à La Citoyenneté à l’épreuve (NRF essais) de Dominique Schnapper ou encore à Confrontation avec l’histoire, de François Hartog, comme nous l’avons déjà remarqué. Payot en attribue un à Alessandro Stanziani, Capital terre. Une histoire longue du monde XIIe - XXI siècle.

Du côté des maisons d’édition de taille moyenne, cela varie. Tallandier en accorde à Winston Churchill, mais La Fabrique n’en attribue aucun aux livres de Frédéric Lordon. Perrin fait de même avec Le Mythe Mussolini de Maurizio Serra.

Quant aux petites maisons d’édition indépendantes, elles se débrouillent comme elles peuvent. Certaines avec courage et étonnamment bien, d’autres parfois de façon pas très honnête, et on rappellera au passage qu’elles existent grâce à l’instauration du prix unique du livre de la loi Lang (10 août 1981).

Qu’entend-on par « indépendantes » au plan économique et financier comme au plan politique ? Il s’agit tout d’abord de maisons d’édition qui détiennent la majorité de leur capital et qui ne recourent pas à des apports financiers extérieurs, d’où une ligne éditoriale moins soumise à des impératifs de marché. Pour une définition plus pointue, on renverra à l’ouvrage de Sophie Noël L’Édition indépendante critique à laquelle j’emprunte ces lignes (Presses de l’ENSSIB, 2021 et 2022, p.91. Fort heureusement la seconde édition comprend un index. Merci à Pierre Rimbert de me l’avoir indiqué).

Pas de manichéisme !

Attention, ne tombons pas dans le manichéisme ! Petite maison indépendante ne veut pas dire vertueuse ! On me cite le cas, preuves à l’appui, de certaines qui feraient des demandes d’aide à la publication et à la traduction, empocheraient le tout dont pas un sou – ne parlons pas de droits d’auteur ! – ne reviendrait à la traductrice, laquelle, dans ce cas précis, ignorant les aides, avait même renoncé d’elle-même par écrit à tout paiement pour son travail... Plus cynique encore, une honorable maison d’édition demanda un jour à la traductrice de trouver elle-même les aides à la traduction, mais de renoncer en même temps à tout contrat et donc toute rétribution de sa tâche. (J’ai relu deux fois la lettre pour le croire.) À l’inverse, dans quelques grandes maisons, on trouve encore de vraies éditrices davantage intéressées par la qualité du texte que par le nom de l’auteur.e et sa valeur marchande, peu il est vrai, mais j’en connais et j’écris « éditrices » car seuls des noms de femmes me viennent spontanément à l’esprit, mais cela n’exclut pas des hommes, rassurez-vous. Et n’oublions pas que pour l’heure, en France, on ne demande généralement pas aux auteur.e.s d’y aller de leur poche. Encore qu’une subvention de leur université ou labo puisse parfois être souhaitée, voire exigée.

Les dites « petites maisons » se caractérisent non seulement par l’absence de service de presse, mais aussi, souvent, par l’absence d’un véritable lecteur/correcteur/préparateur et il revient naturellement à l’auteur.e de faire l’index de son livre. Ce sont vers elles cependant, comme nous l’avons déjà mentionné, que se tournent de plus en plus de personnes autrefois publiées par les grandes et moyennes maisons d’édition, désormais presque exclusivement orientées vers la rentabilité. Selon le rapport du Monde des livres du 28 janvier 2022, qui évoque le rapprochement possible d’Editis-Hachette (« Un géant aux mains de Bolloré »), lequel serait nuisible davantage encore à la diversité, la stratégie éditoriale de ces maisons est focalisée comme on s’en serait douté sur les auteurs les plus vendeurs. D’où l’exclusion que l’on constate de plus en plus en SHS des écrits savants de chercheurs qu’on dirait « intermédiaires », s’agissant de leur « valeur marchande ». Ainsi Thomas Piketty sera-t-il publié par Le Seuil, mais Frédéric Lordon par La Fabrique et La Dispute. (Il s’agit peut-être d’un choix personnel, et je ne veux pas avec cet exemple opposer leurs thèses respectives – auxquelles d’ailleurs je souscris pour autant que je puisse les évaluer.)

Certes, souvent ces petites maisons sont davantage motivées par le désir de publier des ouvrages utiles que par l’appât du gain. Chacun sait que l’édition qui se respecte n’est pas l’activité la plus lucrative. J’ai cité les éditions Otium qui font un travail remarquable, soigné tant du point de vue de la qualité du livre physique, presque un bel objet, que de la relecture. Je constate que le livre de Susan Neiman, Grandir, publié aux éditions Premier Parallèle, comporte un index. Je vois aussi le cas d’autres maisons d’édition qui ont à coeur le respect de l’auteur.e comme l’indique, encore une fois, la présence de l’index. Sophie Noël relate le nom de « grands » noms en SHS qui, de temps en temps, leur viennent en aide en leur confiant l’un de leurs manuscrits. Une démarche généreuse qu’on apprécie.

Voici quelques exemples où, lors d’une brève enquête, j’ai rencontré des éditeurs respectueux de leurs auteur.e.s.

Crée en 2007, Libertalia s’est adjoint une librairie à Montreuil, mais le noyau dur reste l’édition. Six personnes y travaillent dont trois essentiellement pour l’édition. La librairie prend beaucoup de temps et rapporte certes de l’argent, mais elle offre surtout une visibilité et une aura à la maison d’édition en organisant régulièrement (plusieurs fois par semaine) des rencontres. Le travail d’édition se partage entre un préparateur (ancien enseignant, une correctrice professionnelle et un graphiste. Libertalia publie deux livres par mois, soit entre 20 et 24 livres par an, distribués par Harmonia Mundi. De même que Les Belles lettres, il s’agit d’une structure moyenne dont ils sont satisfaits. Une fois par an les auteur.e.s sont informés de leurs droits. Certain.e.s reçoivent des à- valoir, cela dépend de la situation : un.e universitaire n’en aura pas, tout en percevant ses droits ultérieurement bien entendu, un.e indépendant.e en aura surtout s’il justifie des déplacements. Libertalia vend environ 80 000 livres par an, et a un chiffre d’affaires qui permet des salaires convenables à tous. Les frais de fabrication (en France, à 200 kilomètres de Paris) sont peu élevés. Pour un petit livre (la collection à 10 €), le coût de fabrication est de 1,20 €. Le service de presse est réduit au minimum, les auteurs sont mis à contribution. Travaillant en moyenne 80 heures/semaine, à la maison, à la librairie ou dans le petit bureau dédié à l’édition, mais surtout à la maison, Nicolas Norrito reconnaît et regrette que la charge de travail soit telle qu’il ne puisse pas retravailler les textes comme il le souhaiterait quand ils l’exigent... La trésorerie est saine, un comptable y veille. (Entretiens réalisés en 2022)

Amélie Petit publie moins de livres, 8 à 10 titres par an, mais avec sa surprenante collection des «Carnets

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parallèles », format poche véridique (10,5 x 15,75), elle est en train d’augmenter sa production. Les éditions Premier Parallèle ont été créées en 2005, par deux personnes à l’origine, mais depuis plus de 3 ans, Amélie Petit dirige seule la maison. Après des études de philosophie et d’histoire des sciences, elle a travaillé dans diverses maisons d’édition où elle a appris l’économie de l’édition. Elle publie essentiellement des essais et des ouvrages savants (notamment Eva Illouz, Susan Neiman) avec une collaboratrice, salariée comme elle, et l’aide de temps à autre d’un stagiaire. La correction et le graphisme sont externalisés. Même chose pour le service de presse, même si elle y participe pour les titres qu’elle maîtrise bien, notamment lorsqu’elle a collaboré à la traduction. Les éditions sont diffusées par Interforum/V olumen. Les auteurs reçoivent un à-valoir et chaque année l’état de leurs droits. Une fois par mois un comptable vérifie la gestion financière. Certains titres comme Happycratie, d’Eva Illouz, ont atteint le chiffre de 20 000 exemplaires vendus. Si Grandir de Susan Neiman n’a atteint « que » le chiffre (fort honorable pour un livre aussi savant) de 5 000 exemplaires, elle en est tout aussi heureuse. Pour Amélie Petit chaque livre est important et elle défend tout ce qu’elle publie. Des grandes maisons d’édition peuvent se permettre de laisser un titre tenter seul sa chance tandis qu’elles en propulsent d’autres. Un titre qui ne se vendra pas ne les coulera pas. Une petite maison d’édition doit être plus attentive. Mais, dit-elle, « on peut avoir des grands succès tout en étant une petite maison d’édition ! ». À l’évidence, Amélie Petit est une bosseuse (sans trop se laisser envahir par le boulot, précise-t-elle), et elle y prend plaisir. Comment ne pas le voir quand on publie un titre tel que La Mélancolie du pot de yaourt de Philippe Garnier ?

Otium, déjà cité, c’est un seul homme, Raul Mora, dont les livres sont du cousu main. Certes, il ne publie que 3 à 4 livres par an, ne se paie pas mais paie ses auteurs (il est par ailleurs antiquaire-papier, un métier dont il vit). Pour lui, un livre doit financer le suivant et il y parvient généralement. Il a un correcteur et un maquettiste. Il est diffusé par Hobo, une petite structure indépendante qui fait la mise en place que va effectuer le distributeur. L’acheminement logistique est ce qui coûte le plus cher et non la fabrication des livres pourtant si soignée. À ses yeux, certains éditeurs font juste du contenu en ligne transposé sur papier.

On citera encore L’Échappée, où officient deux personnes, mais qui emploie un correcteur et un graphiste, et est soucieuse de la qualité du papier. La maison d’édition publie 15 ou 16 titres par an dont des essais courts et pamphlétaires, mais aussi des livres exigeants et est distribuée par les Belles Lettres qui savent où mettre leurs titres (soit dans les « bonnes » librairies).

Si elles démarrent pauvres, certaines de ces maisons peuvent le devenir bien moins en recourant à des pratiques peu orthodoxes. D’abord bien sûr en faisant l’économie de lecteur/correcteur et attaché de presse, en ne versant aucun à-valoir, en offrant des livres en paperback (comme toute l’édition française désormais) mais en papier de qualité médiocre, en refusant d’incorporer de l’iconographie – à moins que l’auteur.e ne la paie de sa poche. C’est ainsi qu’un minimum de livres vendus peut rapidement couvrir l’investissement initial. Et comme elles héritent, on l’a vu, de plus en plus d’auteurs jugés peu rentables par les grandes et moins grandes maisons d’édition, mais qui n’en ont pas moins un public et une réputation parmi leurs étudiants et leurs pairs, certaines d’entre elles peuvent se maintenir sans difficulté. Annonçant un chiffre de tirage qu’elles ne respectent pas, elles ont du mal à répondre aux demandes de libraires ou institutions d’envois d’exemplaires lors de présentations, faute de temps pour procéder à un nouveau tirage ... Quel mépris des auteurs cela traduit-il ! Vous êtes invité.e à présenter votre livre, lequel brille par son absence. Si l’argent n’est pas votre motivation, au moins qu’on puisse vous lire! Le manque à gagner pour l’éditeur ne semble même pas trop les affecter ... (Quoique s’étant engagés à publier un certain volume, de fait ils ne les éditent qu’à la demande.) Les auteurs ont de toute façon abandonné l'idée de s’informer sur leurs éventuels droits et puis, peu habitués à trôner au sommet des listes de best-sellers, ils éprouvent une sorte de fausse pudeur à poser ce genre de questions. Évidemment, il faut admettre que, contrairement aux grandes et moyennes maisons d’édition, les «petites» n’ont généralement pas de service de comptabilité : comment un seul homme ou une seule femme suffirait-il/elle à tout faire quand bien même elles y sont obligées par la loi ? Le bénéfice revient donc à la petite maison d’édition plus si pauvre que ça et même en passe de faire partie de la catégorie des maisons d’édition de taille moyenne, mais qui rechigne à engager du personnel. Après tout, on s’en passe si bien ! Ce cas de figure n’est pas si répandu, mais il existe, et ce de plus en plus.

On n’insistera pas, mais on évoquera en passant le cas de L’Harmattan, maison d’édition spécialisée, de même que Karthala, sur l’Afrique, un continent dont les autres éditeurs ne sont guère enclins à entendre parler. Si l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan y a récemment publié son dernier livre fondamental (La Revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale en Afrique et au-delà), la raison en est qu’au moins Karthala distribue en Afrique. Je ne sais pas si L’Harmattan le fait également, mais cette maison d’édition « qui ne paie pas ses auteurs », comme titrait un jour un article du Monde, est connue pour son contrat pour le moins sidérant. Je cite ce même article du Monde :

Le contrat ne prévoit aucun à-valoir et l’éditeur exige de recevoir des manuscrits prêts à clicher, c’est-à-dire maquettés aux normes de la maison et prêts à être imprimés. Il est aussi exigé d’acheter cinquante exemplaires de son propre ouvrage. (Raoul Mbog, Le Monde 17 janvier 2015.)

Moyennant quoi, tout exemplaire vendu rapportant quelques sous à l’éditeur qui du coup ne vit pas trop mal, L’Harmattan continue à fonctionner sans complexe et... même, dans les conditions actuelles, à attirer des auteurs, y compris universitaires. Autant dire que l’index passe à la trappe d’ouvrages qui en mériteraient un, cadet des soucis de l’éditeur probablement. Ne serait-il pas déjà bien bon d’accepter d’éditer le livre ?

C’est ainsi que l’auteur devient son propre correcteur, éditeur et pourquoi pas distributeur et diffuseur. (Difficile dans un tel cas, comme dans d’autres, de pratiquer l’écriture inclusive... Je me souviens d’un éditeur allemand qui exigeait dans la traduction d’un de mes livres concernant Buchenwald, un camp d’hommes, que je pratique l’écriture inclusive. Le terme de Kapo fort heureusement n’existe pas au féminin. Ce qui le fit capituler. D’une façon générale je n’utilise l’écriture inclusive que lorsqu’elle ne nuit pas à la lisibilité du texte. On aura compris avec ce même texte que je n’en fais pas une religion.)

Petite consolation pour les auteur.e.s, la chaine de radio France Culture, qui sait encore trouver ses sources, cite souvent les publications de L’Harmattan.

On ne pourra s’empêcher de tirer une révérence à L’Encyclopédie des nuisances, maison d’édition fondée en 1991 par Jaime Semprun qui, à rebours de ces pratiques, fait comme Otium des livres cousus main, allant jusqu’à conserver la typographie au plomb, et a choisi de renoncer au coûteux service de presse. Chose extraordinaire, L’Encyclopédie des nuisances parvient à vendre ses titres dont aucun ne passe inaperçu (c’est elle qui redécouvrit notamment Günther Anders), atteignant des chiffres de vente honorables. C’est le cas de son dernier titre, Le Mythe de la machine : technique et développement, de Lewis Mumford, originellement paru en 1966 et traduit de l’anglais en 2019. Bien entendu, hormis les traducteurs et après versement des droits d’auteur, il reste peu de moyens pour rétribuer le labeur des éditeurs. Mais éditer peut être un pur plaisir si on peut se l’offrir et ce plaisir, Jaime Semprun se l’offrit pour avoir la liberté d’éditer ce qu’il estimait devoir l’être. Depuis sa disparition en 2010, Sofia Semprun, sa compagne, poursuit l’édition dans le même état d’esprit.

De la misère (pas totale) en milieu universitaire

Qu’en est-il alors de l’édition dans le monde universitaire à qui devrait incomber en premier lieu les écrits savants comme les actes de colloques ou les thèses ? Les Presses de Sciences Po, qui y seraient apparentées et devraient être un peu plus riches que les presses des universités puisque financées de part et d’autre, se dispensent parfois, mais semble-t-il pas de façon systématique, d’un index si j’en juge par le livre de Guillaume Mouralis, Le Moment Nuremberg (2019). C’est ce que je regrettais dans ma recension du livre de Mouralis du 15 juin 2019 parue dans En attendant Nadeau :

Il est impossible d’achever ce compte rendu sans exprimer un regret : une telle recherche, destinée à acquérir le statut d’ouvrage de référence, aurait mérité un index.

J’ai interrogé Guillaume Mouralis qui m’a dit avoir renoncé à en proposer un car cela lui aurait demandé beaucoup de temps et un savoir-faire qu’il n’avait pas. Deux autres auteurs m’ont confirmé qu’on leur avait demandé de relever les noms à indexer, les éditions s’étant chargées de réaliser l’index. C’est déjà un signe de bonne volonté et même une pratique qui se justifie.

On doit mentionner ici les Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, qui ont la chance de bénéficier comme les Presses de Science Po, de financement privés et publics. Ce qui ne signifie pas qu’elles soient très riches et pour éditer des ouvrages savants comme elles l’entendent, elles ont recours à des montages de co- financement qui demandent du temps, des relations, de longues négociations parfois avec plusieurs partenaires. Mais elles ont un nombre de collaborateurs enviable : douze personnes, dont huit sont entièrement dévouées à l’édition, et une attachée de presse. Pascal Rouleau, qui les dirige, se félicite en particulier d’avoir quatre préparateurs, cette profession rare et précieuse que vantait Guillaume Goutte, à qui il attribue la qualité de la production de la maison, laquelle oscille entre 25 et 40 titres par an. « Nous sommes des éditeurs, mais surtout des artisans », dit-il. Lorsque vous publiez une thèse (remaniée) comme celle de Dimitri Minic intitulée Pensée et Culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, soit 623 pages accompagnées naturellement d’un appareil critique exemplaire, ouvrage sur lequel ont travaillé plusieurs personnes pendant trois mois, et que vous le mettez en vente au prix somme toute modique de 29€, vous ne pouvez vous attendre à des ventes extraordinaires, lesquelles en général tournent autour de 400 à 500 exemplaires. Il est rarissime qu’un ouvrage érudit rapporte dans l’immédiat (à long terme, peut-être, mais les éditeurs commerciaux sont pressés). En revanche, il vise à devenir un ouvrage de référence indispensable dans les fonds de toute bibliothèque scientifique. Un éditeur généraliste soumis à la pression du chiffre en aurait extrait un petit ouvrage de 200 pages, plus ou moins « vite fait mal fait », dont le succès aurait été assuré dans l’immédiat en raison de l’actualité pour tomber ensuite dans l’oubli.

Mais le véritable luxe de Pascal Rouleau, c’est précisément de ne pas être obsédé par les ventes. Il ne connaît pas les affres d’éditeurs qui se résignent au rachat par un groupe avide de gains au prix de leur indépendance. Il fait ce qui est en son pouvoir afin de publier ce qui lui semble relever de l’édition érudite, y compris étrangère malgré les coûts élevés de traduction, et dit ne pas éprouver de gêne à rendre compte de son bilan financier. Sa tâche est d’être un éditeur scientifique, non un commercial.

C’est aussi celle des Presses Universitaires de Rennes (PUR), qui sont bien identifiées dans le paysage universitaire, pour la simple raison qu’au lieu de jouer la concurrence, elles ont joué depuis près de 40 ans sur l’ingénieuse constitution d’un réseau de 11 universités. Cette mutualisation des moyens permet d’arborer 50 collections et de publier, comme l’an passé, 208 ouvrages. Un comité éditorial « sérieux, souverain et indépendant », assure Pierre-Henry Frangne qui dirige la maison avec une vingtaine de collaborateurs, dont 7 à  8 fonctionnaires, pas d’attachés de presse à proprement parler, mais un service de communication qui s’occupe de la distribution et communication, une comptabilité équilibrée, expliquent les performances. Là encore, la priorité est de faire connaître les travaux scientifiques : thèses et actes de colloques. Il existe donc encore un créneau pour les livres érudits, au sens strict du terme, ceux qu’aucune maison d’édition généraliste ne prendrait le risque (commercial) de publier. Et pourtant, qui sait si le livre à paraître en juin 2023, Enjeux théoriques en syntaxe, interfaces, cognition et linéarité. Coordination et partage syntaxique de Nicolas Guilliot ne marquera pas un renouveau de la linguistique ? Le regret de Pierre-Henry Frangne reste de ne pouvoir financer plus souvent la traduction de textes de chercheurs étrangers. Une tâche qui devrait, elle aussi, revenir à l’édition publique et s’avèrerait plus que nécessaire. La situation n’est peut-être plus aussi grave qu’elle a pu l’être,lorsque les chercheurs français refusaient des invitations aux Etats-Unis faute de pouvoir intervenir en anglais, une confidence que me fit un jour Marc Ferro qui s’en sortait mieux en russe, mais on peut constater qu’en dehors des classiques de la littérature anglophone, les sources les plus citées, ô combien, sont en français. (Je ne voudrais pas me priver ici de mentionner ces spécialistes français de la Shoah qui ne savent pas un mot de la langue des assassins et continuent, réédition après réédition, de confondre le prisonnier le plus coûteux, puisqu’il occupa jusqu’à sa mort à lui seul la prison de Spandau-Berlin, Rudolf Hess tombé du ciel en Grande-Bretagne en 1941, avec son presqu’homonyme, le commandant du camp d’Auschwitz, Rudolf Höss – pour ne rien dire de ce couple d’historiens gonflé de « titres scolaires », comme disait Pierre Bourdieu, ramenant à sa juste valeur le bien de chez nous binôme « agrégé-normalien », qui écrivit sans vérifier son orthographe sur la conférence de Wannsee où fut décidé le crime. C’était d’ailleurs à leur insu plutôt drôle car, croyant faire plus « allemand », ils écrivirent « Wahnsee », « le lac de la folie » en quelque sorte...). Les éditions Stock n’avaient-elles déjà plus de correcteur ? (Quand l’État se mêle de l’histoire : entretiens avec François Azouvi et René Rémond, Stock, 2006.)

À l’université de Nanterre, la situation est moins réjouissante, même si les presses parviennent à publier 25 ouvrages par an, ce qui, compte tenu du manque de moyens financiers et de personnel (3 titulaires) relève pratiquement de l’exploit, selon le directeur Yan Brailowsky qui aimerait pouvoir éditer plus de 3 publications par an du Collège international de philosophie. (Entretien du 19 mai 2023.) Et comment publier dans ces conditions des textes qui demandent un travail de réécriture, cas fréquent pour les thèses, et de préparation/mise aux normes typographiques pour tous les titres ? Une chose est d’être une maison d’édition à but non lucratif, une autre est de ne pas avoir les moyens de faire le travail en respectant les règles de l’édition savante. D’où le choix de faire peu mais bien. Reste alors l’espoir de l’orientation vers le numérique qui supprime les frais de maquettage, permet plus de visibilité, mais si auteurs et éditeurs s’en réjouissent, ils continuent à aimer voir en même temps le produit de leur travail sous sa forme matérielle.

Les Presses universitaires de Grenoble (PUG), qui furent les premières presses universitaires à se constituer en 1972, ont récemment – et malgré elles – raté le coche d’une mutualisation de petites structures d’édition autour de celle qui avait fait ses preuves avec le fameux Petit Traité de manipulation à l’usage des gens honnêtes (1987) de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois (maintes fois réédité et traduit en plusieurs langues). Elles sont désormais privées de fonds publics, mais leur mission demeure, précise sa responsable, Ségolène Marbach, d’intérêt général pour la diffusion de la science. Tout comme les Presses universitaires de Nanterre, les PUG réalisent l’exploit de publier 25 ouvrages par an. Des ouvrages savants peu visibles en librairie où ils sont pourtant distribués. Au gré des possibilités financières, Ségolène Marbach recourt à une attachée de presse en free lance. (Entretien du 19 mai 2023.)

Les éditions de l’ENS-Lyon publient elles aussi en moyenne 25 livres par an (sans compter, ainsi que les éditions précédentes, les revues). Elles bénéficient de subventions sous la forme du salaire des quinze personnes qui composent l’équipe et qui préparent textes, mises en page, mise en ligne, index. Il leur faut réaliser ce qu’on appelle « un petit équilibre » entre les dépenses et les recettes. Les subventions des labos de rattachement des auteurs sont sans doute les bienvenues, mais en aucun cas obligatoires, souligne la directrice des Éditions, Isabelle Boutoux. La diffusion est effectuée par le service de commercialisation de la Fondation de la MSH précédemment cité.

En résumé, non seulement l’université française est de plus en plus indigente (au profit des grandes écoles, un scandale puisqu’elles bénéficient de l’argent public qui va à une catégorie de privilégiés, on ne le dira jamais assez et de fait on le dit fort peu, même au moment de la période du Covid où l’inégalité du sort réservé aux étudiants en classes préparatoires-grandes écoles par comparaison avec celui fait aux étudiants à l’université était criante), mais en outre elle montre souvent peu d’intérêt pour l’édition. Parfois reléguées dans un placard, avec une seule bonne volonté pour publier un titre de temps à autre qui passera inaperçu, les presses universitaires quand elles existent sont souvent la dernière roue du carrosse.

Outre le manque de fonds, il y a une autre bonne raison qui pourrait annoncer le déclin de l’édition savante dans les lieux académiques français : l’orientation vers l’édition numérique y est fortement encouragée, l’édition papier ne devenant plus prioritaire. Il existe une obligation de publier en open/access quand on est financé par exemple par un fonds européen. Il y a aussi obligation de diffusion publique, soit de la mise en ligne des revues scientifiques de la part de l’université de rattachement. (Voir le rapport Dandurand. Caroline Dandurand. Préfiguration d’une structuration collective des éditeurs scientifiques publics engagés dans la science ouverte. [Rapport de recherche] Comité pour la science ouverte, 2022. 86p. hal -03713434.) L’édition en ligne et ouverte à tous est en soi une fort bonne chose, surtout lorsqu’elle double l’édition papier. Mais c’est aussi une fort bonne chose lorsqu’elle se fait en respectant les mêmes règles et non au détriment de la qualité de l’édition savante. (Contrairement à une idée reçue qui commence à être remise en cause, le numérique ne tue pas forcément le papier. L’exemple est donné par la petite maison d’édition Allia qui s’est spécialisée dans la réédition de textes d’auteurs importants comme Günther Anders en publiant d’élégants petits livres qui se vendent bien alors qu’on les trouve sur internet - mais pas forcément traduits de l’allemand : ainsi Le Rêve des machines, L’Émigré et Que voulez-vous que j’y fasse si je suis désespéré.

L’objet-livre n’a pas perdu de son attrait. Par ailleurs, Isabelle Boutoux, des éditions de l’ENS-Lyon, confirme que le fait de mettre un ouvrage en ligne n’a pas forcément d’incidence sur la vente de l’ouvrage papier.)

Là où le bât blesse cependant dans l’édition en ligne, c’est qu’on fait de moins en moins appel à des professionnels au sens traditionnel, mais à des personnes formées dans des « masters d’édition numérique », un cursus que proposent de plus en plus d’universités. Ces masters forment certes aux différentes étapes de la chaîne éditoriale (établissement du texte, préparation du tapuscrit, relecture d’épreuves, indexation), mais ils mettent surtout l’accent sur la maîtrise des outils techniques dans le traitement automatique. Ils s’adaptent de fait à l’offre si on en juge par le profil exigé dans la fiche de poste d’« un.e chargé.e d’édition scientifique – revues numériques » que recrutait en décembre 2021 l’université Bordeaux- Montaigne, soit « la maîtrise de techniques et outils d’édition structurée (Metopes, Lodel, OJS...), 
structuration de contenus (XML-TEI, Dublin Core, BibTeX, E-Pub, OAI-PMH) Technologies web : HTML, XML, CSS, XSLT
Techniques de signalement/référencement des revues et articles scientifiques». En bref, cet inventaire de sigles étourdissant pour le profane indique la métamorphose  du métier. : c’est celui ou celle qui connaît XML et le reste et sait mettre en ligne du contenu à défaut de texte.. (Merci à Anne Both d’avoir attiré mon attention sur cette annonce.)

Et ailleurs ?

Ne m’étant intéressée jusqu’ici qu’à l’édition française, je ne mentionnerai qu’en passant que la plupart des éditeurs universitaires anglo-saxons et allemands trouveraient indigne de leur profession de publier un ouvrage savant sans index. Un collègue américain me fit part un jour de son étonnement devant l’absence d’index dans le remarquable ouvrage de Ioanna Popa, Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (590 pages) publié aux Éditions du CNRS. À vrai dire, il n’en revenait pas. Je lui fis alors remarquer que cette maison d’édition était un établissement public et qu’elle n’avait certainement pas les moyens d’Oxford University Press où lui-même venait de publier un livre broché, non sans avoir apporté par ailleurs une somme confortable de sa propre université. C’est pourquoi on se réjouit d’autant plus de voir que l’édition et traduction de Qu’est-ce que les Sciences de la Culture, texte de Max Weber inédit en français, par Wolf Feuerhahn (2023) publiées par les éditions du CNRS possède cette fois un index.

Mais ce dernier, il faut l’admettre, a son prix et il peut s’avérer fort élevé!

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Si les presses d’Oxford ou de Cambridge, de même que des éditions non universitaires mais spécialisées dans l’édition savante comme Wallstein ou Walter de Gruyter en Allemagne, respectent scrupuleusement les règles de l’édition scientifique, elles demandent en contrepartie une aide financière aux auteurs. À ces derniers de s’adresser à leur université – lesquelles peuvent réserver des fonds à cet effet, à l’inverse des universités françaises qui en attribuent, et pour cause, bien moins. Ce qui me permet, pour terminer, de souligner l’inégalité des conditions de recherche et de publication selon les pays. Aux États-Unis et en Allemagne, par exemple, les enseignants titulaires (de moins en moins nombreux) bénéficient de lignes de crédits pour « aide à la recherche » (rétribuer un(e)assistant(e), un éditeur, un traducteur). Quant aux non-titulaires (de plus en plus nombreux), qui vont de post-doc en post-doc, à eux de trouver les fonds pour être publiés, condition sine qua non pour avoir quelque chance de décrocher un poste. (C’est là où le serpent se mord la queue.) Moyennant quoi ils auront une fort belle édition hardcover, munie d’un appareil critique impeccable. C’est bien la moindre des choses. Walter De Gruyter, maison allemande spécialisée dans l’édition universitaire depuis 1749, n’hésite pas à réaliser un beau travail parfois même sans apport de l’auteur.e, mais à un prix exorbitant : chaque ouvrage coûte pas moins de 100 € ! Ainsi l‘édition de la remarquable thèse universitaire (remaniée) de Charlotte Misselwitz, Stereotypisierung des Muslimischen in deutschen und israelischen Medien. Narrative Rückspiegelungen in der Rezeption von Mediankunstprojekten, (dont je m’abstiendrai de traduire le titre, mais suggère qu’un éditeur courageux traduise le livre ...) coûte-t-elle la modeste somme de 114,95€ ! Autant dire que seules quelques bibliothèques de recherche peuvent s’offrir de tels titres et, si les chiffres de vente sont suffisants grâce aux ventes auprès de ces institutions, l’éditeur s’engage à publier deux- trois ans plus tard l’ouvrage en poche à un prix « normal » : on passerait de 100€ à 20€.

On notera encore que la stratégie promotionnelle de De Gruyter repose sur la publication gratuite (mais partielle) de l’index des ouvrages mis en vente sur son site et que cette stratégie s’avère payante dans tous les sens du terme. L’index serait alléchant, un « produit d’appel » comme disent ou disaient, leur vocabulaire évolue très vite, les commerciaux. Avis aux éditeurs qui s’en passent. (Il semble cependant que depuis peu la stratégie se développe.)

En guise de conclusion

Je disais plus haut me fier à ce dernier ainsi qu’à la table des matières pour évaluer un livre. Je jette aussi un œil à la partie « Remerciements », notamment dans la littérature savante anglo-américaine et allemande, car je vois, outre le nom d’autres chercheurs, celui des organismes qui ont accordé bourses et années sabbatiques. Et aussi le nom de l’assistant(e), petite main qui a probablement réalisé l’index et dont les chercheurs et enseignants-chercheurs français sont généralement privés. Je me souviens de la réponse désinvolte que me fit un jour, lors de la présentation de son livre à l’université Columbia à New York, une spécialiste américaine du goulag soviétique quand je lui mentionnais, en prenant mille précautions pour ne pas la mettre dans l’embarras, l’oubli d’un camp, et non des moindres, dès lors qu’il ne figurait pas dans l’index. « Oh, s’exclama-t-elle, ce n’est pas la seule fois où mon assistante a été légère ! », avant de me confier tranquillement qu’elle-même ne sachant pas le russe, elle n’avait pu tout vérifier. À l’impossible, nulle n’est tenue. J’imagine qu’elle avait reçu une bourse de mission suffisamment importante pour pouvoir rétribuer une aide sur place, voire graisser la patte aux archivistes (une pratique assez répandue dans l’ère post-soviétique) et une subvention pour la publication d’un tel travail, remarquablement édité ensuite, je dois le reconnaitre, par les presses de son université. Mais l’un de mes collègues berlinois fut même plus chanceux: il bénéficia de trois assistants, soit trois « petites mains », m’a-t-on dit, et il ne s’en cache pas, comme si cela le rendait d’autant plus important, pour écrire la monumentale biographie d’un apparatchik (fort terne personnage de l’Allemagne de l’est (RDA), ce qui me fit penser « quel gâchis » !), soit plus de 1500 pages en deux tomes, dont le Personenregister, autrement dit l’index nominatif, occupe, c’est bien normal, près de 40 pages. Il y a belle lurette que ce collègue a perdu le chemin des centres d’archives et des bibliothèques, les livres, il les trouve sur son bureau un ou deux jours après les avoir demandés. Quant aux archives, il s’en remet à son assistant(e), auquel ou à laquelle il laissera peut-être sa place une fois atteint l’âge de la retraite. Cela ne me rend pas jalouse, non. Trop méfiante pour laisser à d’autres le soin de faire les recherches à ma place, j’aime bien aller dans ces lieux, mais cela me rend à tout le moins pensive quant à nos différences de conditions de travail et triste quant à l’état de l’édition universitaire (et de l’état de l’université tout court). Alors, pour me consoler, je pense à nos collègues de l’université de Niamey où j’ai commencé à rédiger ces lignes et je sais que j’appartiens encore au monde des privilégiés.

Sonia Combe
(Niamey, Novembre 2021- Berlin, Mai 2023)

Avec mes remerciements à Anne Both, Anna Colao, Capucine Diss, Alain Faure, Richard Figuier, Grégoire Kaufmann, Philippe Grand, Sophie Kucoyanis, Marieke Louis, Brigitte Mazon, Yannick Poirier, Marie-Paule Rochelois et Antoine Spire qui ont pris la peine de me lire. (Sans oublier Philippe Mangion)

Merci également aux éditrices et éditeurs déjà cité.e.s qui ont accepté de répondre à mes questions, tout en se demandant qui pourrait bien publier ce « texte bien senti, raisonnablement méchant, mais pas injuste», comme me le dit une amie éditrice qui regrettait de ne pouvoir le faire.

Merci enfin à Odile Dayak, dont l’hospitalité dans sa lodge nigérienne m’a offert un cadre encourageant à l’écriture dans un moment où s’y plonger permet de surmonter les épreuves que la vie nous réserve.

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