De la Russie (et d’ailleurs) et des émotions
Comme il est loin le temps où, lorsque Macha, ou l’une des trois sœurs, s’écriait « À Moscou, à Moscou ! », au Théâtre Gorki à Berlin (dit de l’Est), la salle applaudissait à tout rompre. C’était en 1987 et Gorbatchev, qu’on appelait « Gorbi », faisait briller l’espoir d’un socialisme… comment disait-on à Prague en 1968 ? Ah oui, « un socialisme à visage humain » - autant dire une vieille lune. Comme on l’aimait alors Tchékhov ! A-t-il désormais disparu du répertoire des théâtres ukrainiens ? Certes, ils ont d’autres chats à fouetter. Mais quand même, cet ostracisme dont sont victimes les écrivains et artistes russes, interroge. Pas seulement en Ukraine, pays dont on pourrait accepter qu’il soit, par les temps qui courent, gouverné par l’émotion, mais comment l’expliquer ailleurs, à Paris ou à Berlin, par exemple ?
On ignore si la spécialiste des émotions en France, la sociologue israélienne Eva Illouz, s’est penchée sur la question. Elle pourrait nous instruire sur ce terrain de façon peut-être plus pertinente que sur l’autre terrain, soit l’autre conflit majeur, où là, on la sent dominée … par les émotions. Son alter ego, en Allemagne, est l’historienne (des émotions, comme il se doit), Ute Frevert, qui décela un jour la « haine de soi » chez un grand historien marxiste, Jürgen Kuczynski pour ne pas le nommer, dès lors qu’il n’avait jamais mentionné dans son œuvre qu’il était … juif. C’était avant la traque aux « antisémites », comprenez ceux qui critiquent la politique d’Israël, qui sévit actuellement en Allemagne - y compris et surtout lorsqu’ils sont juifs. Cela rappelle l’interview de Jacques Derrida à un journaliste israélien qui, se croyant futé, lui demanda s’il était juif. À quoi Derrida se contenta de répondre : peut-être. Il aurait été à deux doigts d’être qualifié de juif animé de la haine de soi si le temps de le faire à la légère avait déjà été à l’ordre du jour.
Mais revenons à la Russie sur laquelle, toute chose étant égale par ailleurs, tout porte à croire que le jugement porté sur elle relève davantage des émotions que de la raison. Il ne s’agit pas de l’exonérer du fait que l’agresseur dans la guerre à l’Ukraine, c’est bien elle. Mais une fois cela établi, on constate deux courants d’interprétation. Pour un courant, minoritaire, la politique de l’OTAN aurait conduit à la réaction de la Russie. À ne cesser de narguer un autocrate – qui peut-être ne demandait que ça, mais là, on ne s’aventurera pas dans la psychologie des « chefs », – en l’encerclant de pays entrés dans l’OTAN ou demandant leur adhésion, on risquait ce qui arriva et ce dont d’ailleurs il menaçait : la guerre. Un autre courant, qui a davantage voix au chapitre, estime que l’aspiration à entrer dans l’Europe des pays frontaliers et ex-membres de la défunte Union soviétique, étant majoritaire dans ces sociétés, elle est donc légitime.
On entend bien moins le premier courant. Ceux qui l’expriment, ainsi par exemple sur la scène médiatique française, le politologue Pascal Boniface, ont progressivement été exclus des débats. Parmi ces derniers, je ne parle pas ici de Pascal Boniface, il y a ceux qui instinctivement et de façon inconditionnelle dirait-on, sont du côté de la Russie comme s’il s’agissait encore de l’Union soviétique qu’ils avaient de tout temps défendue, même quand c’était difficile. Quant à l’autre courant, on sent chez certains d’entre eux/elles une vieille haine de l’Union soviétique qui resurgit et peut s’exprimer sans retenue. Il s’agit de la droite conservatrice ressaisie par ses démons. Le Russe n’était-il pas finalement l’asiate éternel ? « Russe », en allemand, correspondait dans les pas si vieilles génération à une insulte. (On se souvient aussi du débat entre l’écrivain Milan Kundera et le philosophe Milan Simecka qui essaya de tempérer les ardeurs anti-russes tout azimuts en Tchécoslovaquie durant la « normalisation ».)
D’un côté comme de l’autre, ce sont les émotions qui l'emportent sur la raison. Non seulement les uns et les autres se trompent d’époque, une faute comme on le sait plus grave en politique qu’en grammaire, mais ils sont dominés par leurs émotions pour le plus grand profit des va-t’en guerre que sont les marchands d’armes. (Sans compter un certain machisme, on aime bien montrer ses muscles surtout quand ce sont d'autres qui combattent.)
On pourrait faire le même constat pour l’autre conflit. Derrière le soutien à la guerre que mène le gouvernement d’Israël à Gaza, se cachent parfois chez certains la résurgence d’une peur enracinée dans l’histoire juive, mais chez la plupart, notamment en France, la haine de l’autre, c’est-à-dire de cet autre qui est l’arabe, l’ancien colonisé prêt à égorger. Ou encore le migrant. En bref, il est impossible de discuter avec les uns et les autres. Des émotions comme des couleurs, on ne discute pas. Nous voilà dans une impasse… N’était-on pas allé « la fleur au fusil », de part et d’autre du Rhin, à la grande boucherie que fut le premier conflit mondial ? Pour éviter un troisième, il faudrait peut-être y réfléchir. En principe, cela revient aux diplomates et, surtout, aux politiques en première ligne ou à l’arrière qui, eux, généralement ont peu d’émotions mais savent les alimenter et les instrumentaliser.