SOPHIE TREGAN (avatar)

SOPHIE TREGAN

Autrice

Abonné·e de Mediapart

99 Billets

0 Édition

Billet de blog 25 janvier 2025

SOPHIE TREGAN (avatar)

SOPHIE TREGAN

Autrice

Abonné·e de Mediapart

Voyage dans l'imaginaire de Jojo le Faf et Bibi de Souche

L'idéologie d'extrême droite est déjà au pouvoir et elle a décidé de désigner le mal absolu du pays : l’islamo-gauchisme. Pas les capitalistes qui ravagent l’écosystème et créent les inégalités, pas les racistes, pas les antisémites, pas les politiques et leur impunité face à la loi. Non. Bienvenue à toutes et tous dans « l’islamo-gaucho fever ».

SOPHIE TREGAN (avatar)

SOPHIE TREGAN

Autrice

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1


Jojo le Faf avait fait irruption dans les commentaires d’une de mes publications sur Facebook où je me moquais allègrement d’une énième idiotie débitée par Zemmour : « comment tu peux penser pauvre hystérique que le grand remplacement n’est pas réel, il y a certains quartiers où tu peux marcher 10 minutes sans croiser un blanc » … Et bien que je me foute éperdument de ne pas croiser un blanc pendant 10 minutes, cette phrase à elle seule regroupe toute l’ignorance politique, sociologique et historique propre à son camp. Il faut donc être blanc pour être français ? blanc comment ? Ivoire ? Rosé ? Un teint légèrement halé à la Papacito ? Non content d’ignorer la ghettoïsation des immigrés, ce « séparatisme social » opéré par l’État et guidé par un racisme structurel bien ancré, il ignore également ce qu’est la reproduction sociale et donc la difficulté de sortir de ce schéma pour les nouvelles générations. Ce n’est pas eux qui ont choisi cette ghettoïsation mais des politiques économiques animées par un désir de ségrégation sociale et raciale. Ma patience a des limites et je ne suis pas disposée à lui donner un cours de sociologie. Un brin de masochisme et de curiosité m’avait amenée à cliquer sur le profil de ce « marcheur blanc esseulé ». Je fus alors fascinée par la rhétorique employée. Rhétorique et concepts qui ne s'accrochaient qu'à un imaginaire, à des idées, ne se basant sur absolument rien de réel. Pas d'étude sociologique, pas de fait historique, pas de chiffre. Des théories complotistes de suprémacistes blancs qui étaient pourtant devenues notre quotidien politico- médiatique : identité française, grand remplacement, dangers du multiculturalisme, souverainisme. Des mots aussi creux et vides que ceux qui les écrivent. Puis vint la phrase la plus ahurissante : " les migrants qui arrivent en France sont les plus riches de leurs pays, ils viennent pour violer des femmes blanches". Si riches qu'ils embarquent par centaines sur des embarcations de fortune au péril de leur vie... et ça c'est réel, il y a même des chiffres : « plus de 3000 personnes tentant de rejoindre l’Europe sont mortes en mer l’année dernière, deux fois plus qu’en 2020 »[1]. Mais le réel, le suprémaciste blanc s'en contrefout. Il vit dans son monde étriqué. Il a besoin de frontière, de pureté de sa race imaginaire, de classifier la supériorité des êtres en fonction de leur couleur de peau, d'inventer des concepts effrayants pour justifier son racisme et son manque cruel d'empathie. Opposons-leurs du réel à chacune de leur élucubration.

   Revenons sur le mot « grand remplacement » si cher à toute l’extrême-droite et la droite extrême, grand remplacement de qui ? Du vrai Français. Ok. Mais c’est quoi un « vrai français » ? Un Monarchiste du 16ième siècle ? Un soldat français de la seconde Guerre Mondiale ? Un aristocrate du 19eme ? Un paysan du Moyen-âge ? Rémi, trader qui bosse à la Défense ? Martine, le fleuriste du quartier ? Un gilet jaune qui touche le SMIC ? Bernard Arnault qui touchent des milliards ? De tous les exemples cités, aucun ne défend la même idéologie, n’a le même style de vie ou les mêmes aspirations et pourtant ils étaient ou sont tous français sur le papier. Cette identité française n’existe pas, il y a autant d’identités qu’il y a d’individus. Le jour où l’extrême-droite arrivera au pouvoir (bien que son idéologie y soit déjà) il y aura au moins un aspect comique : les voir victimes de leurs propres lois ségrégationnistes et racistes : Ciotti, Bardella, Papacito, Zemmour, Messiha, Habib… fils, petits-fils d’immigrés, juif berbère ou simplement d’ailleurs. Ceux-là mêmes qui voudraient que « l’identité française » rentre dans des petites cases aussi étriquées que nos frontières et leur esprit, se retrouvent, de par leur propres espérances ou propositions de lois, exclus de leur fameuse "pureté nationale". D’une attaque de Zemmour sur le prénom Jordan à un droit du sang auquel aucun d’entre eux ne pourrait ou n'aurait pu prétendre, leur haine des personnes maghrébines ou noires les aveugle sur leurs propres origines, cultures et contradictions. Ils seraient prêts en s’entretuer pour savoir qui est le plus français d’entre eux (j’attends...). Cette recherche d’identité pure, unique, est une pulsion de mort. Car non, elle n’existe pas cette identité française, pas plus qu’il n’y a de frontières figées. Pour se rassurer entre eux et effrayer les autres, ils ont inventé ce « grand remplacement » mais pour valider cette théorie « il faudrait au moins qu’en longue période, la dynamique du solde migratoire (c’est-à-dire la différence entre les arrivées de personnes étrangères en France et les départs) l’emporte sur celle du solde naturel (c’est-à-dire la différence entre le nombre de naissances et le nombre de décès sur le territoire français). Ce n’est pas ce que l’on observe. Sur la décennie écoulée (2010–2019), la population française a augmenté en moyenne de 3,7 personnes pour 1000 habitants, dont 3,3 en raison du solde naturel et seulement 0,4 en raison du solde migratoire. »[2]

   Perdue sur le profil Facebook de Bibi de Souche, l’un des amis du « blanc-qui-peut-marcher-10-minutes-sans-croiser-un-blanc », ma curiosité malsaine me fait scroller frénétiquement. Puis je tombe sur le terme « islamogauchiasse »… originellement « islamogauchiste » mais le suffixe si original « asse » rajoute cette petite touche humoristique d’une « grande finesse » propre à l’extrême-droite. Le mot associe donc une religion et une orientation politique… ce n’est pas sans nous rappeler un terme apparu dans les années 30, le « judéo-bolchévisme », un terme alliant l’anticommunisme et l’antisémitisme[3]. Le terme « islamo-gauchisme » a été répandu (vomi) par le sociologue Pierre-André Taguieff, souverainiste, et sioniste d’extrême droite, qui pense qu’il y aurait une alliance entre des groupuscules d’extrême-gauche et des terroristes islamistes (rien que ça ! ). L’extrême-droite adore l’idée et la reprend en cœur. La Macronie prête à tout dans son opération-séduction des électeurs RN ET dans sa volonté de cacher sa médiocrité, se jette à corps perdu dans cette brèche « fascistoïde ». Les macrolepénistes n'ont que faire de la précarité grandissante des étudiants, de l'inflation, de la crise sociale et économique, eux, leur combat c’est l’islamogauchisme. Et puis un mec de Génération identitaire peut bien faire un salut nazi, d’autres peuvent bien passer à tabac des militants antiracistes, la police peut bien fermer les yeux, Retailleau, Darmanin, Le Pen, Zemmour et consort seront toujours là pour nous désigner le vrai danger : l’islamogauchisme en burkini. Heureusement le CNRS nous apprend qu’il n’y a pas de réalité scientifique derrière le terme « islamogauchisme » ... soulagement ! Pendant une seconde j’ai eu peur que la Macrolepénie ait propagé un concept révolutionnaire qui ferait date dans l’histoire pouvant conduire Taguieff à un prix Nobel de la paix.

   Les xénophobes assènent les mêmes arguments à chaque vague d’immigration, à chaque crise économique, à chaque guerre. Pour couper court à leurs mensonges, il faut sans cesse leur opposer des faits historiques, sociologiques, des données chiffrées. À la fin du XIXe siècle, la France faisant face à un ralentissement de la croissance démographique et ayant un besoin de main d’œuvre avec l’arrivée de la révolution industrielle, le pays connait une première vague migratoire constituée principalement de travailleurs Belges et Piémontais (nom donné aux personnes venant des États qui constitueront ensuite l'Italie). C’est là qu’il est intéressant de noter : « À la fin du XIXe siècle on s’adonnait au lynchage d’Italiens[4] […]. Dans le nord de l’Hexagone, on fait plutôt la chasse au Belge. Pourtant, jusqu’en 1900, les Italiens sont de loin la cible privilégiée de l’hostilité populaire. […] Le XIXe siècle est le temps des nations, et ses dernières décennies voient l’exacerbation des nationalismes : l’État républicain, né de la défaite de 1870, encourage la communion autour de la patrie ; les journaux, plus accessibles et soucieux de cultiver les sensations, font vibrer aux nouvelles de la “patrie en danger” à Fachoda ou sur la ligne bleue des Vosges. ». Des travailleurs sous-payés et corvéables que l’État a fait venir pour pallier le manque de main-d’œuvre se retrouvent la cible d’attaques racistes. La seconde vague en 1914, concerne la population maghrébine. La France, ayant toujours une faible démographie, fait appel à la « main-d'œuvre étrangère » pour les besoins d'armement de l'armée française. Lors de la Première Guerre mondiale, la France va mobiliser 600 000 « tirailleurs sénégalais » qui se battront pour la France. Près de 10 ans plus tard, en 1925, et oubliant le sacrifice de ces hommes au combat et à l’effort de guerre : « afin d’encadrer l'immigration maghrébine, jugée potentiellement « dangereuse », la Préfecture de police de Paris créé le Service des affaires indigènes nord-africaines, à l'initiative du conseiller municipal Pierre Godin, un ancien administrateur colonial ». D’une exploitation du travailleur immigré à sa mobilisation dans une guerre pour la France, ce dernier sera toujours pris pour cible, surtout dans les périodes de crise économique, vu comme le paria, celui qui vole l’argent et l’emploi, celui qui est un danger pour la patrie. Il sera toujours plus simple pour les politiques, les médias et les « patriotes » de désigner un ennemi de chair et de sang plutôt que de pointer les failles d’un système capitaliste inégalitaire et inique ou d’avouer leur suprémacisme blanc et leur nostalgie du colonialisme qui feraient taches sur un plan international.

   Tout le propre du narratif de l'extrême droite ou de la droite extrême est simplement de jouer sur des peurs imaginaires et infondées. Ils ne diront jamais que les immigrés se sont battus pour la France ou qu'ils ont aidé à reconstruire le pays, jamais que le regroupement familial post guerre a aidé à faire repartir la croissance. Il faut les confronter au réel historique, sociologique et économique. Non pas pour les faire changer d'avis mais pour les bousculer, les provoquer, les énerver dans le meilleur des cas... leur être n'est construit que sur des concepts haineux, des illusions de persécution, des idées complotistes et lorsque nous faisons entrer du réel, du concret, cela vient briser leurs croyances et leurs discours, ça les énerve. Je me délecte d'écouter Pascal Praud, Meyer Habib, Finkielkraut car, dès que le réel vient les frapper en plein visages, ils hurlent, éructent et perdent leur sang-froid.

   Alors lorsque tout espoir de changement est perdu, il nous reste la colère, ridicule et incontrôlable de tous les Jojo le Faf et les Bibi de Souche. 

[1] Margaret Oheneba avec AFP, « En 2021, le nombre de migrants morts en Méditerranée en rejoignant l'Europe a doublé », huffingtonpost.fr, 29 avril 2022.

[2] « L’imposture du grand remplacement », La Grande Conversation, 6 janvier 2022.

[3] Laurent Joly « Antisémites et antisémitisme à la Chambre des députés sous la IIIe République », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007, p. 63-90.

[4] cf. P. Milza, Voyage en Ritalie, p. 111. Le lynchage d'ouvriers italiens des salines par les ouvriers français constitue l'incident le plus sanglant de l'immigration italienne en France.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.