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Billet de blog 29 décembre 2025

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Nécrologie : tout sera oublié et pardonné, allez en paix

Nécrologie : réécrire l'histoire des morts pour effacer la mémoire des vivants. Sous la plume des journalistes, dans la bouche de nos politiques, il y a une injonction à pleurer certaines disparitions. La mort efface tout, pardonne tout à ces personnalités politiques ou médiatiques qui ont vomi leur haine voire semé le chaos. Mourir comme totem d'immunité : il fallait y penser.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Vous avez eu une vie bien remplie. Vous avez incité à la haine ? Vous avez été condamnée six fois pour des propos à caractère raciste ? Vous avez été un meurtrier et le leader d'un parti politique créé par des wafen SS et des criminels de guerre ? Vous avez été le PDG d'une compagnie d'assurance privée responsable de dizaines de milliers de morts par an ? Sur des campus américains, vous avez normalisé un discours incitant à la haine envers des minorités ? Pas grave. Il vous suffit de mourir pour que ce système fasse de vous un saint. Vous aurez peut-être la chance d'avoir une statue érigée en votre honneur, des rues qui porteront votre nom, des cérémonies de mauvais goût reproduisant le lieu de votre assassinat où vos fidèles pourront se recueillir après avoir instrumentalisé votre mort pour propager une idéologie mortifère. 

Injonction, émotion, larmes obligatoires !

Alors que votre corps sera allongé dans une chambre funéraire, dans votre nécrologie – déjà écrite depuis bien longtemps – après quatre paragraphes très élogieux, les journalistes évoqueront en de rares occasions et très vaguement, votre homophobie, votre racisme ou parfois les deux. Ils conclueront que vous vous êtiez "toujours exprimée avec la même liberté, au risque de faire scandale. C'est ce que l'on retiendra de" votre vie. Et puis après tout, vous aimiez les animaux et c'est ça le plus important. Le reste ne sera que détail. Vous avez été condamnée six fois pour des propos à caractère raciste : silence. Vous étiez proche de membres de l'OAS : silence. Vous aviez aussi déclaré en toute sérénité, concernant Weinstein, que la dénonciation d'agressions sexuelles était « hypocrite, ridicule, sans intérêt. Cela prend la place de thèmes importants qui pourraient être discutés » : silence, encore. Et non, tout ceci ne figurera pas dans votre nécrologie : plus efficace qu'un Karcher, la plume si douce du journaliste belliqueux mettra un grand coup de propre sur votre "oeuvre". C'est fort dommage car vous y avez mis beaucoup d'énergie. Allez en paix. 

Injonction, émotion, larmes obligatoires !

Vous étiez un suprémaciste qui considerait tous les musulmans comme "des terroristes" et tous les noirs comme "des assassins de blancs". Vous étiez un homophobe et un misogyne. Vous étiez un raciste qui appelait à tirer sur les migrants, un pro-Israel qui niait l'existence de la Palestine. Vous étiez un pro-arme qui considérait que les meurtres par arme à feu sur le territoire américain étaient un «compromis raisonnable» pour préserver la liberté. Comble : vous êtes mort assassiné par arme à feu. Mais pas d'inquiétude : politiques et journalistes feront le choix de ne pas mettre en avant ces quelques "details" un peu gênants et ils vous qualifieront plutôt de " conservateur", ou "influenceur", ou "porte-drapeau de la jeunesse pro-Trump", ou encore de "Martyr de la liberté" (sic). Le service public de l'audiovisuel français diffusera même votre cérémonie d'hommage en direct. Allez en paix. 

Injonction, émotion, larmes obligatoires !

Vous étiez un criminel nostalgique de la France coloniale, le négationniste numero 1, un raciste convaincu. À la tête d'un parti créé par des criminels de guerre et des Waffen-SS. Et vous êtes mort vieux. Les médias ne s'attarderont pas à relater vos délits et crimes. Mais ils retiendront de vous votre "carrière politique sulfureuse" en oubliant de mentionner votre fameux couteau. Et gare à ceux qui ne seront pas affectés par votre mort ! Gare à ceux qui n'auront pas oublié, par exemple, que vous étiez dans votre jeunesse un colonialiste adepte de la torture et du massacre de civils. Heureusement pour vous, il y aura toujours un ministre de l'intérieur pour les rappeler à l'ordre : « Rien, absolument rien ne justifie qu’on danse sur un cadavre. La mort d’un homme, fût-il un adversaire politique, ne devrait inspirer que de la retenue et de la dignité. Ces scènes de liesse sont tout simplement honteuses ». Eh oui ! Il faut préserver "la dignité" du criminel de guerre que vous étiez... c'est important. Allez en paix. 

Injonction, émotion, larmes obligatoires ! 

Vous êtes milliardaire, le PDG d'une compagnie d'assurance privée, et vous êtes mort assassiné en pleine rue à Manhattan. L'oeuvre de votre vie : fraudes, délits d'initiés, escroqueries financières... tout cela au détriment de la santé et de la vie de millions d'assurés. 60000 américains meurent chaque année du fait de la non prise en charge par leur assurance de leur frais médicaux. Vous-même vous pratiquiez des tarifs prohibitifs pour une couverture santé très médiocre. Vous avez fait l’objet de multiples procès et controverses. Vous avez été accusé par les agences fédérales, les élus du congrès et de nombreux usagers de refuser systématiquement de rembourser des traitements et des procédures pourtant nécessaires. Vous avez aussi été poursuivi en justice pour délit d’initiés. 15 millions de dollars en plus de tous vos milliards : vous êtes mort riche ! Bravo. Dans votre nécrologie, les journalistes écriront "un bon père de famille", "un mari aimant" et se garderont d'évoquer votre slogan préféré – "Delay, Deny, Defend" – que vous chérissiez tant et qui a conduit à la ruine ou la mort de dizaines de milliers de personnes (mais aussi à la votre). Allez en paix. 

Injonction, émotion, larmes obligatoires !

Allons-y crescendo. D'un hommage à Pétain par le Président de la République célébrant l'homme glorieux de la première guerre mondiale, oubliant sa collaboration 22 ans plus tard avec le régime nazi, en passant par des avenues portant le nom d'un empereur dont les délires de conquêtes ont provoqué la mort de millions de personnes, à des statuts à l'effigie d'esclavagistes : toutes ces glorifications post mortem sont les symptômes d'une volonté des puissants d'effacer la mémoire collective. Réécrire la vie des morts permet de réécrire l'Histoire d'un pays. Celle d'un roman national parsemé de personnalités politiques et médiatiques lisses et courageuses. Et lorsque nous rappelons à certains la laideur du passé, les nostalgiques se braquent et répondent : "c'était une autre époque", "c'était mieux avant", "on ne peut plus rien dire" et le fameux " il faut respecter les morts". Mais est-ce réellement un manque de respect que de rappeler précisément leurs mots et leurs actes ?

Certains trouveront ce billet cynique mais je dirai plutôt qu'il est "sulfureux", d'une grande "liberté de ton" et c'est ce qu'il faut en retenir. Allez en paix chers semeurs de haine et chaos, votre nécrologie est déjà écrite : tout sera oublié et pardonné. La mort vous ira si bien.

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