En 2016, un membre de la Fédération Nationale Construction-Bois-Ameublement (FNCBA) de la CGT se voit trainer en justice par la Fédération Française du Bâtiment pour avoir osé défendre, lors d’un rassemblement, le droit à une retraite décente, c’est-à-dire à la retraite puisque, dans sa profession, la grande majorité des ouvriers n’atteint même pas l’âge légal de départ à la retraite : chaque jour, un ouvrier décède d’un accident du travail dans sa profession. Comment cette action a-t-elle été accueillie ? Avec mépris et violence. Là encore, et malgré diverses tentatives d’intimidation, la CGT obtient une première victoire. Par son arrêt du 28 mai 2018, la Cour d’appel de Paris a relaxé Philippe Christmann, administrateur de la FNCBA, jusqu’alors poursuivi pour « dégradations volontaires de biens privés en réunion », en somme pour jet de confettis et de peinture à l’eau en bande organisée.
Qu’est-ce que cet évènement nous dit de notre temps ? Que notre monde demeure soumis aux mêmes impératifs, ceux du marché, du profit immédiat qui considèrent l’action syndicale et la dignité humaine comme une entrave à la liberté des puissants, que la criminalisation de l’action syndicale demeure plus que jamais d’actualité. Entre janvier 2016 et aujourd’hui, plus de 800 syndicalistes ont été inquiétés par la justice. Ce procédé d’intimidation des syndicalistes pourtant depuis longtemps éculé, demeure un des outils les plus usités pour entraver l’action syndicale et politique. Comment y faire face ? Ce questionnement est au coeur du meeting organisé par l'association coudes Acoudes, le 8 novembre 2022 à 19 h à Paris (Bourse du Travail, Salle Ambroise Croisat).
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Ceux qui luttent veulent vivre.
Philippe Christmann, syndicaliste.
Quel est votre métier ?
Ma passion, ce que j’aurais aimé faire, c’est écrire des livres. Comme je n’ai pas trop travaillé à l’école, je travaille dans le bâtiment. D’ailleurs il y a un adage que j’aime bien répéter : « tu n’as pas bien travaillé à l’école donc tu iras dans le bâtiment ». Je me rends compte combien cet adage est pourri car pour travailler dans le bâtiment, il faut avoir une tête et pas juste des bras. Pour faire marcher les bras, il faut une tête. Ce ne sont pas les idiots qui sont sur les chantiers. Un jour, il serait bon de revenir sur ces préjugés.
À l’école, je n’ai pas fait grand-chose donc j’ai commencé à travailler tôt. Je n’étais pas passionné et peut-être que les gens autour de moi ne l’étant pas non plus, ils n’ont pas su me passionner. J’ai commencé à travailler dans le bâtiment à l’âge de 18 ans, après un BEP (Brevet d’études professionnelles) que je n’ai pas eu. C’était un BEP de mécanique générale. Je me souviens toujours de mon premier jour au Lycée. Lors de notre premier cours dans cette école, le professeur principal nous a demandé si on savait ce que c’était la mécanique générale. Tous les élèves ont répondu : « bien sûr, on va réparer des voitures. » On avait tout faux car la mécanique générale, ça n’avait rien à voir avec les voitures. On était tous naïfs mais on s’est vite rendu compte qu’en mécanique générale il n’y avait que les derniers élèves de la classe de troisième. La mécanique générale, c’est de l’ajustage, du fraisage, donc rien à voir avec les voitures. Nous étions tous déçus, très déçus. Sur trente, il y en avait peut-être un qui savait ce qu’était la mécanique générale. Je n’étais pas très intéressé par cette question. Quand on n’est pas passionné, on n’apprend pas, on n’étudie pas. J’ai tiré les deux ans que je devais tirer. J’ai quitté le lycée sans diplôme, sans CAP, sans BEP. Je n’ai aucun diplôme. Du coup, je suis entré dans le bâtiment comme manœuvre en couverture, donc comme couvreur, bardeur et étancheur. Au bout de deux ans, ma boîte a commencé à avoir des difficultés. Il y a eu des regroupements d’entreprises pour faire plus de fric. Nous avons manifesté notre opposition. C’était ma première grève. J’étais complètement novice. Je ne connaissais rien au monde syndical, à la grève. J’ai tout découvert au fil du temps. On m’a expliqué qu’il fallait se battre pour sauver nos emplois. J’ai alors fait ma première manifestation. Malheureusement, ma boîte a quand même fermé.
Qu’avez-vous fait alors ?
J’ai dû faire mon service militaire. Lors du service militaire, j’ai découvert un certain nombre de choses. J’étais livré à moi-même, je n’étais plus « chez mémé ». J’ai dû apprendre à me débrouiller, à imposer ma loi. À l’armée, c’était la loi de la jungle. C’est le plus fort qui gagne. Si tu te laissais faire, tu subissais la violence. C’était tant pis pour toi. En plus, je ne supporte pas l’autorité, la hiérarchie quand elle n’a pas de finalité. Ça a toujours été compliqué pour moi de me soumettre à des ordres dont les fins ne sont pas rationnelles. C’est mon tempérament. Du coup, l’armée, ça a été très compliqué pour moi. J’ai passé beaucoup de temps dans une petite cage. J’étais celui qui était toujours révolté.
Il m’est arrivé un truc un peu absurde. J’étais chauffeur poids-lourds pour l’Armée. J’étais dans le génie-civil. J’allais chercher les marchandises, je transportais les gars de l’infirmerie à l’hôpital et de l’hôpital à l’infirmerie. Malheureusement, un jour, après avoir déposé un mec que je venais de récupérer de l’hôpital, à l’infirmerie du 13eRégiment de Trêves, je vois mon camion défoncé, broyé. J’ai su avec le temps qui avait fait cela. C’était les Américains. Moi, j’ai dérouillé. J’ai pris du trou. La gendarmerie est venue me chercher. Ils m’ont mis les menottes. Ils m’ont enfermé dans leur voiture à l’arrière. J’ai été traité comme un malpropre, alors que je n’avais rien fait. Il n’y a rien de plus horrible que d’être inquiété pour quelque chose que l’on n’a pas fait. Je me dis qu’il vaut mieux avoir dix délinquants en liberté qu’un innocent emprisonné. Je l’ai vécu. Pour moi, ça a été un vrai déclic. L’injustice ça m’insupporte. J’ai commis une faute, je paye. Par contre, si je n’ai rien fait, je n’ai pas à payer. La méthode qui consiste à venir te chercher comme un délinquant, à t’enfermer dans une voiture pour être sûr que tu ne te barres pas, te mettre des menottes comme si tu étais un délinquant, t’interroger comme si tu avais tué quelqu’un, faire du trou, sept jours de rabe, alors que tu n’as rien fait. C’est insupportable. Voir ses copains partir, et rester alors que tu n’as rien fait. C’est insupportable. C’est peut-être un détail, mais les gradés me tutoyaient : « enlèves ta casquette ! ». Ils me traitaient avec un mépris affiché, assumé. C’est à ce moment-là que je me suis senti en colère, révolté pour la première fois. J’ai commencé à me rendre compte, à comprendre ce qu’était la vie. Subir l’injustice, ça m’a révolté, ça me révolte toujours. Je suis révolté, je ne supporte pas l’injustice.
L’armée, ça m’a fait quand même découvrir des choses. Quand tu arrives, tu ne sais pas ce que tu vas faire à l’armée. Tu ne connais rien à la vie, rien à l’histoire. On m’a mis en survêtement, après on m’a coupé les cheveux. Ensuite, on m’a donné un habit militaire et un fusil. Les gradés nous ont expliqué que nous allions apprendre à tirer. Là, je me suis posé quelques questions. Je ne comprenais pas trop pourquoi on nous apprenait à tirer, à tirer sur qui, pourquoi ? Je n’ai jamais eu l’intention de faire la guerre. Je n’envisageais pas de tirer sur des gens. Du coup, quand je devais aller faire du tir, je tirais volontairement à côté. J’ai toujours été rétif à l’ordre, à la hiérarchie, surtout quand elle est exacerbée. À l’armée, ce n’était que la hiérarchie, le respect obséquieux à la hiérarchie. Tu as 18 ans et l’armée t’utilise. À l’armée, tu apprends des trucs, mais tu ne sais pas pourquoi tu les apprends, personne ne te l’explique. Ce sentiment était ressenti par les trois-quarts de la classe, heureusement que nous étions une bande de copains et que nous nous sommes bien amusés. C’est ce que je veux dire quand j’explique que l’armée m’a aussi apporté, qu’elle m’a fait découvrir des choses. Cette chose ce n’est pas rien, c’est la fraternité. Il y avait des copains qui étaient de vrais camarades, solidaires et fraternels. De ce point de vue, l’armée s’apparentait à une colonie mais il y avait les gradés et eux ne l’entendaient pas de la sorte. C’était hiérarchie, hiérarchie, le salut et tout. C’était difficile pour quelqu’un comme moi qui comprends le respect, mais qui ne supporte pas l’obséquiosité. Les gradés étaient rigides. Ils nous traitaient comme des malpropres. Nous n’étions que des numéros, le matricule Christmann. On t’apprend à exécuter un ordre que tu sois ou non d’accord. Tu dois obéir au gradé. Tu n’as pas le choix. Pour moi, c’était insupportable. Finalement, l’armée a renforcé mes convictions.
Après votre service militaire, qu’avez-vous fait ?
D’anciens camarades de mon entreprise sont venus voir mon père. Ils lui ont expliqué qu’il y avait dans leur entreprise, Rabot Dutilleul, une place de bardeur pour moi. J’ai été embauché. J’ai commencé à voir des choses qui m’ont marqué. Je n’arrive toujours pas à les oublier aujourd’hui. C’est dur de voir des gens qui avaient une cinquantaine d’années la goutte au nez et complètement fracassé. C’est des souvenirs qui me perturbent encore. Je trouvais que c’était de l’humiliation. Humilier les gens comme ça, ce n’est pas normal. Pour moi, c’est insupportable. Je ne veux pas jouer les Don Quichotte mais je n’ai jamais supporté qu’on abuse des faiblesses des gens pour les rabaisser, les mettre plus bas que terre. Et là, la scène quand je suis arrivé sur le chantier, était humiliante, abaissante pour les ouvriers.
Il y a aussi la souffrance au travail. Elle est réelle et personne n’en parle. Beaucoup dans les médias, parmi les patrons et certains hommes politiques expliquent aux ouvriers que les usines ont été modernisées, qu’on est entré dans l’ère de la modernité, et pourtant rien n’a changé. Je ne suis pas un spécialiste, ni un chercheur ni rien de tout cela, mais ce que je vois au quotidien, c’est que les gens souffrent au travail. Dans ma branche, le bâtiment et les travaux publics, vers 50-55 ans, tu es complètement cassé : soit tu finis ta carrière en invalidité, soit en longue maladie, soit en départ négocié. Travailler dans de la merde toute la journée, forcément ça finit mal. Quand je travaillais chez Rabot Dutilleul, en 1984-1985, il gelait. Les températures étaient négatives, mais il fallait quand même travailler. Moi, en plus, j’étais bardeur. C’est l’isolation par l’extérieur. Je travaillais quand il gelait. Je me souviens, je travaillais à quinze-vingt mètres de haut. Je devais poser des vis bichromatées 4x35 mm, à 15-20 mètres de haut. Le froid me brûlait ... Je m’en souviens encore aujourd’hui. C’est resté figé dans ma mémoire. C’était dangereux. J’étais sur une nacelle, mais avec le froid, ça crée de l’humidité et ça glisse. C’était dangereux.
Autre chose encore dans ma profession, il y a beaucoup de morts au travail. Dans le bâtiment, il y a un accident toutes les cinq minutes. C’est inimaginable. Pire encore, il y a un mort par jour travaillé. Tu te lèves le matin pour travailler et tu ne sais pas si tu vas rester en vie. C’est terrible. Tu vas au travail pour gagner ta vie, sûrement pas pour la perdre. Je ne comprends pas qu’aujourd’hui tout le monde s’en désintéresse. Je ne vais pas faire de parallèle avec la police, mais quand un policier meurt dans le cadre de ses fonctions, les médias s’en emparent immédiatement. C’est les honneurs. C’est la totale. Une fois encore j’insiste, je ne veux pas faire de comparaison déplacée. La mort d’un policier dans le cadre de ses fonctions, je trouve cela malheureux. Ce que je veux dire, c’est que quand un policier s’engage dans cette voie, il connaît les dangers. Il est en possession d’une arme, d’une matraque. Il est équipé pour faire régner l’ordre public. Il sait qu’à tout moment, il peut être en danger. Dans le bâtiment, tu te rends au travail avec ton outillage. Tu ne portes pas d’arme ! On n’a pas de prime de risque. Dans notre contrat de travail, il n’est pas précisé que l’on risque de mourir dans l’exercice de ses fonctions. Les derniers morts au travail dans le bâtiment dont j’ai entendu parler, ce sont des ouvriers de chez Colas qui se sont fait écraser par une plaque de béton. Personne n’en parle. La plupart du temps, ceux qui meurent au travail sont souvent des jeunes entre 25 et 40 ans. Ce sont des gamins. À Noël, un jeune apprenti s’est fait ensevelir. Va annoncer la veille de Noël à ses parents que leur gamin est enseveli. Tout ça, ça me révolte. Tout le monde s’en fiche.Enfin, pas tout le monde, car à la CGT, on a pris ça en charge. Mais quand tu te retournes, il n’y a plus personne. Quand je pense que le salaire moyen dans le bâtiment est de 1250 euros nets. Tout le monde s’émeut quand c’est un policier qui décède, mais quand c’est un ouvrier du bâtiment, ça n’émeut personne. Qu’est-ce que ça veut dire au juste ? Il y en a un qui a plus devaleurs que l’autre. Il y a une hiérarchie entre les hommes jusque dans la mort. C’est admis, c’est dans les mœurs. Dans le bâtiment et les travaux publics, c’est normal qu’il y ait des morts, des accidents du travail, des maladies professionnelles. L’amiante, les particules qui empoisonnent les ouvriers, c’est normal, ça fait partie du métier ! Il est parfaitement connu que les ouvriers du bâtiment sont fracassés à 55 ans, mais on leur explique que tout est normal, qu’ils doivent travailler jusqu’à 65 ans, voire 67 ans pour avoir une retraite pleine et entière, alors même que l’espérance de vie dans la profession est de 62 ans. Tout ça, ça me tue.
Quand est-ce que vous vous êtes engagé syndicalement ?
Quand j’avais dix-huit ans, je n’étais pas très politisé. Il y a eu un évènement déclencheur. Je prenais le train car je devais faire 25 km pour me rendre au travail. J’ai commencé à découvrir les distributions de tracts. Malheureusement, le premier tract que l’on m’a remis, c’était un tract du Front National distribué par une personne d’origine asiatique. À l’époque, je ne connaissais même pas le Front National. Je lis le tract et là, les bras m’en tombent. À partir de ce moment, j’ai commencé à m’intéresser à la politique. Quand on prend le train tous les jours, on rencontre forcément les gars de la CGT-SNCF. J’ai lu leur tract. Le Parti communiste était également très présent et distribuait beaucoup de tracts. J’ai eu entre les mains un tract proposant une rencontre. Avec un camarade qui, malheureusement, est aujourd’hui décédé, on s’est rendu à cette réunion politique. On a rencontré les camarades de la section du Parti communiste. À la suite de cette réunion, je me suis engagé politiquement. Je me retrouvais dans les valeurs défendues par le Parti communiste. J’ai commencé à lire des livres politiques, ce qui a confirmé mon envie de m’engager politiquement. J’ai pris mes responsabilités. J’étais chargé de diffuser le journal Liberté. Je devais m’en occuper tous les dimanches matin. Je n’avais que 24 ans à l’époque. On faisait aussi du porte-à-porte avec les camarades pour convaincre. C’était une période très exaltante. Une fois par mois, avec les camarades, on allait à la rencontre des gens pour les écouter. On échangeait beaucoup et souvent, on arrivait à les abonner à notre journal, alors que les gens étaient très pauvres. C’était le cœur du bassin minier.
Aujourd’hui, avec notre salaire, on a les moyens de s’acheter la télévision et du coup, les messages passent. Facebook, internet, ça enferme les gens, ça les individualise. Avant, il n’y avait pas de télé, les gens allaient au café et ils parlaient politique. La discussion, ça favorise la solidarité, l’union, la force. Il faut continuer à porter les valeurs de nos parents, de nos grands-parents. Ils ne se sont pas trompés. Grâce à eux, il y a eu beaucoup d’avancées.
Au fil du temps, je me suis aussi engagé syndicalement. Dans ma tôle (entreprise), il y avait la CFDT. Pour moi, c’était des charlots. Ils venaient la veille du vote pour avoir nos voix et nous faire un gros baratin. J’en ai eu marre. Avec un copain, on s’est dit qu’il fallait mettre en place un syndicat. On a mis en place la CGT. J’ai choisi la CGT parce que j’avais lu plusieurs de leurs tracts à la gare. Les cheminots en distribuaient souvent. Je trouvais que la CGT était en phase avec ce que je vivais, avec la réalité et en plus ça correspondait à mes valeurs. Le hasard fait bien les choses, puisqu’au moment au j’envisageais très sérieusement de rejoindre la CGT, il y a des types qui se rendent sur le chantier où je travaillais. J’étais sur une banche et ne pouvais donc pas discuter avec eux, mais ils m’ont expliqué qu’ils étaient de la CGT, qu’ils faisaient la tournée chantiers, et qu’ils avaient des tracts pour les ouvriers. Je ne pouvais vraiment pas descendre car nous étions en train de couler le béton, et qu’il est impossible de s’arrêter quand on le fait couler. Les syndicalistes de la CGT ont mis les tracts dans un sceau d’outils. J’ai lu le tract et j’ai pris contact avec la CGT. J’ai rencontré les camarades de l’union locale et j’ai commencé à mettre en place le syndicat CGT dans mon entreprise. À partir de ce moment-là, les coups ont commencé à tomber, mais j’ai beaucoup appris à la CGT, ce qui m’a permis de relativiser la violence que je subissais. La CGT a été un peu ma seconde école. J’ai appris la vie, le respect du monde ouvrier, l’engagement.
Pourquoi avoir choisi le Parti communiste ?
Comme je vous l’ai dit, je ne supporte pas l’injustice sous toutes ses formes, que ce soit le racisme ou la haine de classe, le racisme social.
Mon père votait communiste, ce n’est pas rien. Mon grand-père, c’était un communiste pur et dur. Il allait aux manifestations avec tout l’attirail du bon communiste, un cordon rouge autour de la taille. À l’époque, il cachait toujours un couteau sous le cordon. Ça m’a beaucoup interpellé, mais il faut dire que les temps étaient durs. La bourgeoisie était en guerre contre les ouvriers, surtout quand ils étaient communistes et syndicalistes. Elle l’est toujours, mais ce n’était pas le même contexte. Les bourgeois étaient violents, la Police aussi. Le quotidien était dur pour les ouvriers. Ils n’avaient pas toujours de la viande dans leur assiette. La viande, c’était pour le père car il fallait qu’il ait des forces pour travailler. Il faisait vivre la famille. Mon père me dit toujours qu’il avait de la chance car son père avait un jardin. La famille mangeait les légumes du jardin. C’était un luxe. Heureusement qu’ils avaient un jardin. Mes grands-parents étaient marchands de loques. Ma grand-mère vendait des peaux de lapins. Mes grands-parents se débrouillaient. Ils survivaient, vivaient de bric et de broc. Ma grand-mère lavait le linge des petits-bourgeois pour avoir quatre sous. Elle allait chercher le linge de l’épicier. Elle rapportait le linge et, en contrepartie, il lui donnait un peu de nourriture. Ce n’est pas si vieux. C’était il y a soixante, soixante-dix ans. Je crois que c’est à cause ou grâce à ce que mes grands-parents, mon père ont vécu qu’ils sont de gauche. Ils savent ce que c’est de survivre. C’est vrai qu’aujourd’hui on dérouille, mais d’une autre manière. La misère est différente. Du coup, les valeurs, la politique, les gens ne comprennent pas forcément tout de suite.
Je le vois bien avec moi. Malgré l’héritage familial, je ne m’intéressais pas trop à la politique. Mais très vite, j’ai été rattrapé. L’événement marquant, un peu déclencheur, c’est la distribution d’un tract du Front National à la gare. Je revoie la scène : une personne d’origine asiatique qui vous tend un tract du Front National, les bras vous en tombent. Tout novice que j’étais à l’époque, je n’ai rien compris. On s’est regardé avec mon camarade Pio, on ne comprenait pas. C’était quoi au juste ce tract ! C’était tellement éloigné des valeurs que mes parents m’avaient transmises. Dans les années 1980, c’est un peu comme en ce moment. On nous parlait que du Front National. Jusqu’aux années 80, on ne parlait pas du Front National, surtout après ce qui s’était passé pendant la guerre. L’extrême droite était disqualifiée. Elle n’avait pas bonne réputation.
Après ce que j’ai vécu, ce que j’ai vu au travail, ça m’a conforté dans mon échelle de valeurs. Nous, les ouvriers, on ne compte pas beaucoup. Tu as plein de trucs qui te le prouvent tous les jours. Dans le bâtiment, la cotisation à la caisse d’intempérie, c’est pour les matériaux que l’on ne peut pas utiliser. L’intempérie n’est pas pensée pour l’homme. Quand un chantier est arrêté et que c’est lié aux intempéries, c’est pour les matériaux. Ce n’est pas possible de faire couler du béton quand il gèle. Le plâtrier, le maçon ne peuvent pas travailler quand il fait trop froid, car ils ne peuvent utiliser le matériel. Le plâtre, le béton ne peuvent pas prendre quand il gèle. L’intempérie n’est même pas faite pour l’homme. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il y a beau y avoir des machines, des engins modernes aujourd’hui, les conditions de travail n’ont pas beaucoup changé. On est dans de la mélasse toute la journée. Il faudrait que les gens viennent voir comment ça se passe sur un chantier pour qu’ils comprennent ce que sont nos conditions de travail. En plus, sur les chantiers, la cadence a été accélérée. Les patrons ont prétexté la modernisation des machines. Sans aucune exception, sur tous les chantiers où j’ai travaillé, le patron t’explique que le chantier est en retard, alors même qu’il n’a pas commencé. Le patron te dit qu’il faut taper dans la butte, qu’il faut y aller. Quand tu es jeune, tu tiens, tu as la niaque, mais quand tu as cinquante ans, ce n’est pas pareil. Quand ça fait plus de trente ans que tu travailles dans le bâtiment, c’est compliqué, tu es cassé. T’es fracassé. Je me souviens d’un accident grave qui m’a beaucoup heurté. J’étais tout jeune syndicaliste. J’étais sur un chantier à Liévin. Les collègues étaient en train de monter un pignon en parpaing plein et moi, je m’occupais avec d’autres collèges de placer les éléments de banche. Ce sont des plaques métalliques que l’on ferme de chaque côté. Il y a un ferraillage et on coule le béton dedans. Juste à côté, il y avait des maçons qui étaient en train de monter un mur. Il pleuvait des cordes. J’avais dit au chef de chantier qu’il fallait arrêter le chantier, que c’était trop dangereux, mais il ne voulait rien entendre. En plus, l’intelligence de l’homme a fait que les mortiers sont composés de retardataires qui leur permettent de tenir plus longtemps (jusqu’à 36 heures). Retardataire plus pluie égale mélasse. Ça glisse. Les camarades de travail, étaient donc en train de monter un pignon en parpaing plein sur la mélasse. Les parpaings pleins, c’est très lourd. Normalement, il faut monter six tas par jours pour qu’ils puissent sécher et en remonter ensuite. Comme ça, c’est stable. C’est solide. Mais là, il flottait sans discontinuer. C’était la fin de la journée et un des gars était en bas, en train de nettoyer le sol et de ramasser la palette. C’est là que le mur s’est écroulé sur lui. L’ouvrier s’est trouvé coincé entre les deux étaies métalliques, avec la palette, ses deux jambes retournées. Je suis vite descendu. Je le tenais, je lui parlais pour ne pas qu’il perde connaissance. J’ai crié au secours. J’essayais de le maintenir pour que ses jambes ne soient pas écrasées. Heureusement qu’il y a des médecins urgentistes compétents, et que tout le monde a accès aux soins, à l’hôpital. Les médecins ont sauvé ses jambes. Le camarade de travail avait 55 ans. Il n’a jamais pu retravailler. Dans le bâtiment, il y a une caisse de prévoyance, PRO-BTP qui prend en charge les invalidités. Cette caisse existe grâce aux ouvriers et à l’action des syndicats. Il ne faut pas perdre de vue que dans le bâtiment, la moyenne des salaires c’est 1250 euros, pour 40 à 43 ans de carrière. Il ne touche pas grand-chose le collègue. Ce n’est pas la panacée mais c’est toujours mieux que rien.
Comment percevez-vous l’action syndicale aujourd’hui ?
Heureusement que j’ai connu la CGT à cette époque car aujourd’hui, je ne suis pas sûr que je meserais autant engagé. Aujourd’hui, c’est plus compliqué. Les gens sont moins engagés. Le contexte y est pour beaucoup, mais ça a un effet sur la motivation. Souvent, les gens ne peuvent militer que sur les heures de délégation syndicale. Quand j’avais vingt-quatre ans, ça ne me dérangeait pas de me lever pour aller vendre un journal militant, Liberté, mais il faut dire que la période était exaltante politiquement. Pourtant, à cet âge, tu penses plus aux nénettes qu’au militantisme. Moi, ça ne me gênait pas de me lever à six heures le dimanche, pour m’occuper de la diffusion du journal. Ce militantisme se perd. Les anciens portaient fièrement leurs valeurs de solidarité et de fraternité. Dans le Pas-de-Calais, ils militaient tout le temps. Ils étaient très attachés aux droits que les anciens avaient arrachés de haute lutte. Les combats pour le progrès social ont été rudes. Ils en étaient fiers. Beaucoup ont connus des gens qui sont morts pour leurs idées. Ce n’est pas si vieux que ça.
Quel a été votre premier combat syndical ?
Le plus important, ça a été la lutte contre la volonté de fermer la boîte dans laquelle j’avais été embauché à mon retour du service militaire (Rabot Dutilleul). C’était en mars 1994. Avec les camarades de travail, on a mené un vrai combat, un combat digne. Je me souviens qu’au syndicat, on avait beaucoup travaillé. On a favorisé le rassemblement des ouvriers qui s’est fait sur de vraies valeurs. Malheureusement, nous ne savions pas que la boîte partait complètement à la dérive. Très vite, une vague de licenciement économique a été annoncée dans la tôle. Nous avons très vite réagi et nous nous sommes mis en grève. La grève a duré trois semaines, samedi et dimanche compris. Ce n’est pas rien, car ce n’est pas toujours évident de garder les mecs en haleine les nuits, les samedis et les dimanches, mais, on avait une vraie motivation. Il ne fallait surtout pas fermer l’agence d’Arras de Rabot Dutilleul qui comptait alors plus d’une centaine de salariés. Très vite, on a bloqué le chantier sur lequel nous étions en train de travailler. C’était un collège. La grève a connu un vrai succès. La CGT avait été largement majoritaire aux élections professionnelles. Du coup, je m’y attendais un peu. Mais j’avoue avoir été surpris pas un tel engouement. Faut dire qu’en 1994, une mobilisation pour la sauvegarde de l’emploi, c’était moins évident qu’aujourd’hui. Les ouvriers de Rabot Dutilleul voulaient sauver leur emploi. La plupart des gens avaient une quarantaine d’années et conscience que c’était plus compliqué de trouver un emploi à cet âge. Du coup, la grève a été très bien suivie. Nous étions très bien organisés, ce qui m’avait étonné à l’époque, car les gens ne se connaissaient pas très bien. Il y avait un turn-overimportant, les gens travaillaient en horaires décalés. À ma grande surprise, le piquet de grève était très bien surveillé. C’était notre patrimoine, nos emplois. C’était marrant, les Siciliens étaient venus avec des couteaux. Ils n’avaient pas le même vécu que nous. Ils savaient qu’une grève pouvait être violente. À mon point de vue, c’était assez étonnant. Finalement, ce que tout cela montrait, c’est que nous n’avions pas l’intention de lâcher. Nous refusions les licenciements. Autre chose, les politiques étaient un peu plus engagés qu’aujourd’hui. Le maire socialiste de Wingles, Marcel Cabiddu, nous a soutenu. Il était très présent sur le terrain. Le maire avait mis à notre disposition son bureau. Il nous apportait de la nourriture. Il nous a beaucoup soutenu. Il était un peu en dehors de la ligne de son parti. Cette grève a duré trois semaines, résultat, on a sauvé la plupart des emplois. Une vraie cellule de reclassement a été mise en place. Tous les mecs ont été reclassés dans d’autres agences et la casse a été limitée. Les gens qui sont partis, sont partis en retraite. Ce combat a permis de crédibiliser l’action syndicale. Il a surtout montré que sans lutte, sans rapport de force, il n’y a pas de droit ni de progrès social. C’est grâce à la lutte que nous avons sauvegardé nos emplois.
Quelle est la lutte collective qui vous a le plus marqué ?
En 1995, les syndicats ont su se rassembler. Ils étaient solidaires. La fraternité, ça comptait encore. À la CGT, les militants luttaient. La notion de rapport de force était comprise. C’était évident pour tous que c’est par la lutte que nous imposerions le progrès social. Nous étions très présents sur le terrain. Du coup, il a été possible de mettre les gens dans la rue pour manifester, pour se battre.
La fédération des salariés de la Constructiona tout de suite rejoint le mouvement des cheminots. À la CGT, il y a une vraie solidarité interprofessionnelle. En 1995, j’habitais encore dans le Nord-Pas-de-Calais où je m’étais beaucoup engagé aux côtés des chômeurs qui étaient en conflit. Le mouvement des chômeurs touchait toute la France. À la CGT, avec les camarades, on avait soutenu les demandes des chômeurs qui souhaitaient obtenir une prime, la prime de Noël. Les médias en avaient beaucoup parlé à l’époque. D’ailleurs à la CGT, on n’avait pas hésité à occuper les Assedic d’Arras avec le collectif des chômeurs. Des caisses de solidarité avaient été mises en place. Je retiens de ce mouvement un vrai sentiment de solidarité. Nous étions fraternels, solidaires, chômeurs, ouvriers, cheminots, etc. Nous étions tous ensemble. Nous luttions ensemble. Il y avait une vraie entraide. Je me souviens qu’avec le collectif des chômeurs, nous étions allés rencontrer les cheminots. J’avais profité de l’occasion pour planter le drapeau de la CGT sur un mât métallique d’une quinzaine de mètre de hauteur. Il fallait leur montrer notre détermination. La gare, c’est un lieu public. En 1995, la légitimité de la lutte était évidente, la solidarité, l’entraide aussi.
2016, la loi Travail ?
Treize manifestations mais, hélas, on n’a pas su suffisamment rassembler les salariés. Nous n’étions pas aussi présents sur le terrain de la lutte qu’en 1995. Si nous étions davantage allés à la rencontre des salariés, je crois que nous n’aurions pas eu besoin de treize manifestations. Si nous étions allés à la rencontre des salariés en expliquant pourquoi cette loi était néfaste et qu’il fallait exiger son retrait immédiat, je crois que nous aurions pu retourner la situation. Malheureusement, la CGT est aussi confrontée aux autres organisations syndicales avec lesquelles nous ne sommes pas toujours en accord. La CFDT est liée aux socialistes. Ça nous tue. Les socialistes ont fait ce que la droite n’a pas osé faire. C’est terrible. Ils se sont appuyés sur les syndicats qui leur sont proches, la CFDT et la CFTC à la marge pour imposer la loi Travail. Avec la CGT, FO et quelques autres organisations syndicales, on s’est vite retrouvé isolé car on estimait qu’il n’y avait rien à tirer de cette loi. Il ne s’agit pas de paroles en l’air. Nos revendications sont construites, contrairement à la loi Travail. À la CGT, quand on parle emploi, salaire, retraite, pénibilité, travailleur détaché, on a réfléchi à l’ensemble. Ça ne tombe pas du ciel.
Hélas, au niveau national, il n’y a pas eu, comme en 1995, de travail sur le terrain qui aurait permis le déploiement de nos forces syndicales. Je pense qu’il y a eu aussi un problème de communication qui ne s’est pas posé en 1995.
Les journées d’action étaient un peu improvisées. Une journée d’action ça se travaille. C’est quelque chose de penser, d’organiser. La rue c’est notre outil d’expression. Il faut y amener les salariés. S’il n’y a pas de salariés dans la rue, ça ne sert à rien. L’organisation en soi ne peut rien régler. Sa force, elle la tient des salariés qui la soutiennent. S’il n’y a qu’une poignée de militants dans les rues, ça ne sert à rien. Ce n’est que peine perdue. Il faut que les militants de la CGT fassent le travail en amont, qu’ils expliquent ce qui ne va pas dans cette loi Travail. Cette loi est néfaste sous toutes ses formes.
Les tôliers ont compris beaucoup de choses. Ils s’occupent de ceux qui résistent. S’il y a des têtes qui dépassent, ils s’en occupent très vite. Ils ont tout intérêt à défendre un syndicalisme institutionnel. L’institution tue le syndicat. Il faut sortir de tout cela. Je pense que certain de nos camarades s’enferment dans l’institutionnalisation. C’est le cas des réunions incessantes avec les tôliers. En attendant, ils sont moins présents sur le terrain avec les salariés. J’exagère peut-être un peu, mais je souhaite faire passer un message. Lors des négociations annuelles obligatoires, les réunions se multiplient. Il peut y avoir jusqu’à sept réunions, toujours dans les mêmes lieux, confortables et proprets, mais au bout du compte il n’y a rien. Tu n’en tires rien. Tu as juste perdu ton temps. Les camarades se sont parfois enfermés là-dedans. Le temps que tu passes avec le tôlier, tu ne le passes pas sur le terrain. Qu’est-ce que tu vas raconter aux salariés ? Rien, tu ne peux pas leur dire que tu as passé ton temps à discuter avec le tôlier. Au bout du bout, il n’y a rien. Il faudrait mieux utiliser ce temps pour discuter avec les salariés. Discuter avec les tôliers, qu’est-ce que ça va régler ? Rien. Sur ces questions, il y a des débats à la CGT. Discuter en amont sur les revendications, c’est normal, mais de là à perdre son temps à discutailler, il y a une marge. C’est la ligne de Philippe Martinez, il faut occuper le terrain. Il a raison, il ne se passera rien si l’on n’est pas sur le terrain. Il y a finalement deux courants à la CGT. Il y a ceux qui s’enferment dans l’institution et qui défendent à tout prix la négociation. Bien sûr il faut négocier, mais qu’est-ce que tu vas négocier sans l’appui des salariés. Pour cela, il faut aller sur le terrain et ce sont les revendications des salariés qu’il faut porter. Le rapport de force existe, car il y a les salariés. Le syndicat n’est rien sans les salariés. Je me souviens, dans le Nord-Pas-de-Calais, j’ai un camarade qui me disait « une seule allumette, tu la casses facilement, plusieurs, c’est plus compliqué ». Si tu tiens toutes les allumettes, tu ne peux pas les casser. S’il n’y a qu’un seul homme qui lutte, tu le casses. Si tu as une poignée d’hommes, pour les casser, ça va être plus compliqué. Tu vas ramer. C’est basique, mais c’est l’union qui fait la force.
Il y a un autre problème. Les mecs s’enferment également dans le juridique. Les tôliers ont bien compris ce qu’il se passait. Ils passent leur temps à lire des articles de lois, à se rendre dans telle ou telle juridiction. Et après, qu’est-ce qu’on y gagne collectivement ? Il vaut mieux défendre nos emplois, nos conditions de travail. Il ne faut pas oublier le collectif. C’est difficile de faire comprendre aux camarades qui sont des militants sincères, qu’il ne faut pas mener que ces types de combat. Tout ça, c’est une question de parcours. On n’a pas les mêmes parcours, c’est pourquoi j’ai parfois l’impression de passer pour un extraterrestre. J’ai été longtemps ouvrier du BTP, ce qui m’a permis de comprendre que les luttes se mènent sur le terrain. Un combat syndical ce n’est pas un dîner de gala.
Je me souviens que quand j’étais secrétaire de l’Union régionale construction du Nord-Pas-de-Calais, et qu’il a fallu se battre pour obtenir 5% d’augmentation de salaire, je ne suis pas allé les demander poliment aux tôliers, j’ai organisé des blocages avec les salariés et nous les avons obtenus. C’est par l’action sur le terrain que nous avons obtenu cette augmentation de salaire. Il faut être sur le terrain. La lutte se fait sur le terrain. On n’échappe pas à cette réalité. C’est simple à comprendre. J’ai toujours défendu des actions de terrain même en tant qu’administrateur de la CGT. On me reproche souvent mes actions sur le terrain. Normalement, c’est le rôle d’un syndicat, d’une union régionale plus que d’une fédération. Mais je n’ai pas le choix. La situation est compliquée. Les tôliers occupent les camarades qui oublient parfois que leur action principale se fait sur le terrain. Il y a des camarades qui passent du temps dans des réunions de comité d’entreprise avec le « singe » (patron), plutôt que de venir aux réunions de la CGT.
Comment avez-vous vécu la violence policière et médiatique lors des mouvements de grève du printemps 2016 contre la loi Travail ?
Ils sont montés d’un cran. Quand je dis « ils », je veux dire le gouvernement, les tôliers qui veulent en finir avec le syndicalisme de lutte. Ils veulent nous tuer. Ils veulent nous donner le coup de grâce. J’en suis convaincu et je l’ai vu dans les manifestations. Il y a des bandes de voyous, soutenues pas je ne sais trop qui, qui ont créé ces conditions délétères. Je crois qu’ils voulaient nous faire passer pour des délinquants, des voyous. Ce n’est pas nouveau, ça a toujours existé. Le service d’ordre de la CGT était bien présent. Nous nous étions organisés pour endiguer ces violences qui n’étaient pas de notre fait mais, malgré cela, ils ont condamné des camarades du service d’ordre de la CGT qui n’avaient rien fait. D’où viennent ces types qui cassent ? À la CGT, on continue à se le demander. Ce que j’ai vu lors des manifestations, c’est des mecs organisés qui arrivaient de je ne sais où, avec dans leur sac-à-dos des projectiles. En très peu de temps, je les ai vu mettre leur capuche et jeter des projectiles. Comment c’est possible ? Il faudrait me l’expliquer.
Est-ce que tu as déjà été inquiété pour ton engagement syndical ?
En tant qu’organisateur d’action, j’ai été à plusieurs reprises mis en examen. J’ai toujours été blanchi. D’ailleurs si l’on me jetait de la farine à la figure, je l’accepterais bien volontiers.
Même si je suis administrateur fédéral, être présent sur le terrain, c’est essentiel pour moi. Notre triptyque revendicatif à la CGT construction-bois-ameublement, c’est emploi-salaire-retraite (slash) pénibilité-travailleurs détachés. L’idée est simple, il faut un emploi pour avoir un salaire et pouvoir cotiser afin d’obtenir une retraite. Si on discute aujourd’hui de la pénibilité, c’est parce que la fédération des salariés de la construction-bois-ameublement, s’est emparée de la question dès 2001. On a porté la question de la pénibilité. Dans la mesure où les responsables, ce sont les tôliers, nous nous sommes rendus à la Fédération Française du Bâtiment et on a construit un mur juste devant sa porte. Notre mur était en Ytong (béton cellulaire). Au milieu du mur, on a ajouté une porte entre-ouverte. Symboliquement, c’était une manière de rappeler que nous étions ouverts à la discussion. Après, avec les camarades de la CGT, on a manifesté. Nous étions environ 4000 personnes. Malgré une forte mobilisation, nos revendications n’ont pas été entendues par la Fédération Française du Bâtiment. Du coup, on a organisé une seconde manifestation. Nous voulions que les tôliers comprennent notre situation. Il y a bien trop de morts dans notre profession. Il fallait que la Fédération Française du Bâtiment entende que nos revendications étaient légitimes. Avec les camarades, on est rentré dans les locaux de la Fédération Française du Bâtiment. Bien entendu, on n’a rien cassé. On voulait juste faire entendre nos revendications. On a jeté quelques confettis, mis de la musique et rappelé nos revendications : retraite pleine et entière à 55 ans. Il faut savoir que notre espérance de vie est de 62 ans. À 52 ans en moyenne, les ouvriers du BTP quittent la profession soit en invalidité, soit en longue maladie, soit en départ négocié. Quand on a voulu sortir, les forces de l’ordre ne voulaient pas nous laisser passer, donc on est resté. Nous avons été finalement interpellés. La police a fait un constat et a vérifié que nous n’avions séquestré personne. Les forces de l’ordre nous ont accompagnés jusqu’à la bouche de métro. Très vite, j’ai reçu une convocation au commissariat. La Fédération Française du Bâtiment avait déposé une plainte pour dégradation.
Je me suis rendu au commissariat et là, j’ai été très mal traité. L’agent de police m’a indiqué que la Fédération Française du Bâtiment avait porté plainte contre moi et non pas contre la CGT. J’en déduis qu’il voulait s’occuper directement de moi. C’était désagréable, car il me faisait sentir que j’étais un moins que rien, un menteur et qu’ils le savaient, car ils avaient des photos. Après, cette première déposition, j’ai été très vite convoqué une deuxième fois, au commissariat. Le type que j’avais en face de moi me faisait froid dans le dos. En plus, dans les commissariats, c’est souvent un peu le foutoir. Il y a trois bureaux dans une toute petite pièce et il n’y a aucune intimité. J’en reviens à ma deuxième convocation. Il y a une scène qui m’a marqué. Le flic décroche son téléphone et il discute avec un type auquel il explique qu’il ne comprend rien et quand il raccroche, il lui dit « va te faire enculer ». Les bras t’en tombent. Tu te rends compte que ce type représente la République et qu’il se comporte comme un voyou. Bref, une troisième convocation tombe. Je m’y rends et là, relevé d’empreintes et d’ADN. L’agent de police m’a indiqué que si je refusais, c’était au violon. Je me suis un peu opposé et là, un deuxième flic, puis un troisième, sont arrivés. Ils faisaient monter la pression. Ils m’ont tutoyé et ils m’ont expliqué que je n’avais pas le choix, si je ne voulais pas aller au violon. J’ai dû céder et peu après, j’ai été convoqué au tribunal. Deux heures quinze d’audience pour un jet de confettis, alors que nos revendications portaient sur la pénibilité au travail et qu’il y a un mort par jour dans notre profession. Lors du procès, les réquisitions de Madame le procureur ont été très sévères. Elle a demandé un an de prison avec sursis, 4000 euros d’amende, 80 000 euros pour les dégradations et trois ans d’interdiction de circuler rue de la Pérouse et avenue Kléber. C’était un peu comme si j’étais un terroriste qui menaçait l’intégrité du président de la Fédération Française du Bâtiment. Finalement, à l’issue du procès, j’ai été condamné à payer 17 000 euros de frais, d’amendes, etc. La procureure avait dix jours pour faire appel et bien sûr elle a fait appel du jugement.
Au-delà des revendications que vous portez, qu’est-ce que symbolise pour vous votre combat syndical ?
Être syndicaliste c’est aussi lutter pour l’accès à la culture. Les gens considèrent que les salariés de la construction ne s’intéressent pas à la culture. Si je me penche sur mon cas personnel, je me dis qu’il est vrai qu’à l’école, je n’ai pas appris grand-chose. C’est pourquoi, il est essentiel pour moi de se réapproprier la culture dans nos professions. Avec Ricardo Montserrat, on a monté plusieurs pièces de théâtre, notamment Chantiers interdits, en 2014. La pièce a beaucoup plu aux gars du bâtiment. Je me suis battu pour que la pièce soit jouée au festival off d’Avignon. Elle a fini première.
Le 4 novembre 2016, j’ai organisé une manifestation culturelle au Châtelet. Il s’agissait d’une pièce de théâtre intitulée Libertés syndicales, au moment même où je me trouvais au Tribunal de Grande Instance en raison d’une de mes actions syndicales. Symboliquement, c’est fort. Je n’en peux plus de l’image caricaturale des ouvriers. Il y a beaucoup d’ouvriers qui auraient pu faire des études, mais qui n’ont pas pu en faire. Ils n’ont pas eu la chance d’apprendre à connaître la culture. Personne n’envisage un seul instant que des ouvriers du bâtiment puissent s’intéresser au théâtre. Quand j’en ai discuté avec Ricardo, il a trouvé cela fantastique. D’ailleurs à la fin de la pièce de théâtre, il y en a qui sont venus me remercier. Ils m’ont expliqué qu’ils n’avaient jamais vu de pièce de théâtre de leur vie, mais qu’ils avaient été très touchés, qu’ils avaient trouvé la pièce extraordinaire. C’est ça aussi, pour moi, être engagé dans le camp du progrès social. C’est une des finalités de la lutte. Combien de temps faudra-t-il encore se battre pour que les singes comprennent qu’il n’est pas possible de continuer comme ça. Les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Ça ne peut pas continuer comme ça. Les gens veulent avoir de quoi vivre dignement, pouvoir amener leurs enfants en vacances. Ils ne demandent pas l’impossible, ce qu’ils veulent, c’est juste pouvoir vivre dignement de leur travail.