La conception wébérienne de l’État qui le considère comme « une institution permanente de domination [caractérisée] par la présence d’un appareil de domination permanent (donc d’une direction administrative permanente) […] qui revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la violence physique »[1], a suscité une large adhésion, au point de constituer un préalable indispensable à toute étude scientifique de la question.
Le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2001), dans les cours qu’il lui a consacrés au Collège de France entre 1989 et 1992, estime à la suite de Max Weber (1864-1920), que « l’État est le détenteur du "monopole de la violence symbolique légitime" dans la mesure où le monopole de la violence symbolique est la condition de la possession de l’exercice du monopole de la violence physique »[2].
Aussi le sociologue français s’inscrit-il dans la droite ligne du fondateur de l’École allemande de sociologie historique. Il considère l’État comme un groupement de domination institué, dont la légitimité repose sur une disposition intérieure, une croyance qui conduit invariablement l’agent social à en reconnaître la validité. Fortement influencé par le « subjectivisme méthodologique »[3] du publiciste allemand Georg Jellinek (1851-1911)[4], le juriste et le sociologue accordent une importance considérable à la question de la légitimité de l’État, hautement dépendante, mais nullement exclusive, de l’adhésion psychique que lui témoignent les « masses uniformément dressées »[5].
La définition wéberienne de l’État constitue un préalable tout aussi axiomatique pour les juristes. Ainsi, le publiciste durkeimien Léon Duguit (1859-1928) qui certes, reproche à Max Weber de faire reposer la légitimité de l’État sur sa seule puissance de contrainte[6], s’en rapproche néanmoins d’un point de vue épistémologique puisque ses recherches s’intéressent essentiellement à la dimension socio-juridique de l’État. En effet, et au rebours de la conception « vitaliste »[7] de son collègue toulousain Maurice Hauriou, « l’anarchiste de la chaire »[8] estime que son seul fondement réel, objectif, est l’interdépendance sociale qui, en tant que « lien juridique »[9], se situe au fondement de la légitimité de l’État dont la force se trouve ainsi limitée par le droit[10].
Loin d’être une « puissance qui commande »[11], l’État est selon le publiciste durkheimien, « un groupe d’individus travaillant de concert, sous la direction et le contrôle des gouvernants, à la réalisation des besoins moraux des participants »[12]. Ainsi, l’obéissance des gouvernés s’explique par la conformité des « déclarations de volonté » des gouvernants avec « la règle sociale [qui, en tant que] droit objectif »[13], est à l’origine du double conformisme logique et moral, au sens durkheimien de perceptions et de valeurs collectives en dehors desquelles l’État ne peut se justifier d’exister.
Pareille critique de la conception wébérienne de l’État est encore présente dans l’œuvre du publiciste autrichien Hans Kelsen (1881-1973)[14] qui affirme contre M. Weber dans sa Théorie pure du droit, qu’il « n’y a de concept d’État que juridique »[15]. En d’autres termes, l’État est essentiellement un système normatif dynamique au sein duquel les normes, loin de se réduire à des actes de volonté nécessairement subjectifs, sont créées en vertu « de l’autorité dont est revêtu leur auteur »[16]. L’État se résume donc à un corpus de normes hiérarchisées au sommet desquelles se trouve une Constitution[17]. Influencé par les travaux des historiens du droit sur la genèse de l’État moderne (André Gouron, Albert Rigaudière) le publiciste Michel Troper est récemment[18] revenu sur le « juridisme » kelsenien[19], définissant l’État comme un ordre juridique à la fois statique et dynamique qui le conduit à « [re]considérer la participation des auteurs à la formation des actes juridiques »[20]. Aussi regarde-t-il l’État comme une réalité juridique, située, datée, donc étroitement liée au processus de formation historique d’une hiérarchie des normes.
Ainsi, l’importance qu’historiens, juristes, sociologues et politologues accordent à la notion de légitimité dans leur étude consacrée à l’État, est évidente. Détenteur légal et légitime des forces monopolistiques physique, symbolique, fiscale et en tant que tel puissance souveraine qui commande, il est tout à la fois le produit de l’histoire, un fait social et une réalité juridique[21]. L’État n’est donc nullement considéré dans sa dimension historique, au sens de lieu de conflictualité réglé qui, partant, enferme dans sa structure même la marche du changement.
Considérer l’État, réalité socio-juridique, comme un fait historique revient à chercher, dans une perspective génétique classique, « les actions et réactions qu’ont eues les événements les uns sur les autres avec la préoccupation de trouver la loi de ces interactions »[22], essentielles à la détermination des types mêmes d’État (royal, monarchique, absolutiste, bureaucratique). C’est au hasard des conflits et de leurs effets sur l’interdépendance sociale, qu’évoluent les formes de l’État. En ce sens, il est le produit de l’histoire, autrement dit de luttes concurrentielles ouvertes pour le pouvoir et par conséquent, son expression objectivée, celle d’un espace de lutte codifié pour la puissance sociale qui, en tant que tel, enferme la marche du changement historique dont l’analyse s’avère essentielle pour saisir l’efficace des régimes de domination.
En ce sens, ces derniers constituent une réalité per se, distincte de l’État comme fait historique. Produits de conditions historiques objectives, la structure spécifique des régimes de domination est ainsi déterminée par la nature des luttes concurrentielles pour le pouvoir. L’État ne peut donc se réduire à sa définition première, celle d’un groupement de domination institué, sous peine d’occulter sa dimension historique, dynamique, soit le principe structurel fondamental à l’origine de toutes les différences pertinentes entre les régimes de domination, et partant, de leur efficacité.
Envisager l’État dans sa dimension historique nécessite de revenir sur la typologie traditionnelle des régimes de domination (bureaucratique, patrimoniale-féodale charismatique) (I) afin d’en préciser la généalogie (II) qui, in fine, constitue le seul fondement objectif, historique, réel de leur efficacité (III). Ainsi, il sera possible de sortir de la tautologie wébérienne qui, en raison d’une conception purement descriptive, voire charismatique[23] de l’histoire, tend à confiner l’État dans sa seule dimension socio-juridique, et partant, à rechercher l’efficace de tout régime de domination dans la théodicée discursive et normative des « heureux » [24], soit la justification qu’ils produisent pour légitimer leur pouvoir et les structures formelles qu’ils créent pour le maintenir[25].
Les régimes de domination.
- La domination : une question de sociologie ?
« Le discours de la science ne peut paraître désenchanteur qu’à ceux qui ont une vision enchantée du monde social. […]. La science sociale se contente de détruire les faux-semblants et les faux fuyants forgés par une vision religieuse de l’homme dont les religions révélées n’ont pas le monopole. » [26]. Dès le premier numéro des Actes de la Recherche en Sciences Sociales, le plus célèbre des sociologues français de la seconde moitié du XXe siècle prête à la science sociale une fonction libératrice, défatalisatrice, en ce qu’elle a pour fin le dévoilement des déterminants sociaux et historiques qui naturalisent tout ordre, toute hiérarchie légitimes, légalement institués.
Dans la droite ligne du fondateur de l’École française de Sociologie, Pierre Bourdieu estime que la question de la domination constitue le point géométral de toute analyse sur le monde social. Dans Les Règles de la Méthode sociologique, Émile Durkheim la rapporte à « une science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement », institutions au sens de « contrainte sociale », de « croyances », de « modes de conduites institués par la collectivité »[27], bref à une science de la domination. À la même période, Max Weber consacre l’essentiel de ses recherches épistémologiques à cette question, au point d’envisager d’intituler l’un de ses ouvrages, publié à titre posthume, La Domination. Il y distingue trois types de domination : bureaucratique (ou rationnelle-légale)[28], patriarcale-féodale[29] (ou traditionnelle) et charismatique.
C’est en s’inspirant entre autres des travaux du sociologue allemand que Pierre Bourdieu forge le concept de domination symbolique, dont il fait reposer l’efficace « sur la reconnaissance, et donc sur la méconnaissance des principes au nom desquels elle s’exerce »[30], en somme sur une reconnaissance qui a pour vertu de transformer le pouvoir en charisme. Seulement, et contrairement à Max Weber, il n’établit pas de classification des régimes de domination à partir des principes de légitimation qui les fondent. Il estime que « c’est […] dans le degré d’objectivation du capital social accumulé que réside le fondement de toutes les différences pertinentes entre les modes de domination : c’est-à-dire, très schématiquement, entre les univers sociaux où les relations de domination se font, se défont et se refont dans et par l’interaction entre les personnes, et les formations sociales où, médiatisées par des mécanismes objectifs et institutionnalisés, […], elles ont l’opacité et la permanence des choses et échappent aux prises de la conscience et du pouvoir individuels. » [31].
En d’autres termes, c’est le degré d’objectivation du pouvoir qui détermine la nature des régimes de domination. Le sociologue en distingue deux : une domination symbolique instituée, routinisée qui fonde sa légitimité sur des normes légalement instituées au profit des domini ; et une domination symbolique interpersonnelle, celle des sociétés pré-capitalistes qui parce qu’elle s’exerce dans sa forme la plus élémentaire, se rapproche de la domination patriarcale wébérienne au sein de laquelle le pouvoir du dominus s’appuie sur des normes sociales sacralisées, reconnues comme légitimes par les dominés en vertu de la tradition.
Dans le cas de la domination symbolique objectivée comme dans celui de la domination symbolique interpersonnelle, élémentaire, c’est la croyance, la reconnaissance, donc la méconnaissance par les dominés du pouvoir des dominants qui fondent leur légitimité[32]. En somme, ce qui distingue ces deux régimes de domination, c’est le degré d’objectivation de leur exercice. Au sein des États patrimoniaux de type dynastique des sociétés organicistes comme des États bureaucratiques, universalistes et égalitaires en droit, la logique à l’œuvre dans l’exercice de la domination est la même. Dans un cas comme dans l’autre, la violence est euphémisée, la domination repose sur l’adhésion libre, parce que méconnue, des dominés à leur propre assujettissement.
Pour autant, faut-il qualifier de symbolique tout régime de domination, dès lors qu’il repose sur un usage réglé de la violence ? Une société régie d’après une logique organiciste, assignant un rôle à chacun de ses sujets en fonction de leur naissance, tenant l’inégalité pour naturelle, évidente, acceptable, nécessite-t-elle réellement pour être efficace, la contribution inconsciente des dominés à leur propre assujettissement ?
S’il faut admettre avec Pierre Bourdieu que toutes les différences pertinentes entre les régimes de domination se situent effectivement dans leur degré d’objectivation, il faut rappeler que ce processus est historiquement fondé. En d’autres termes, c’est au hasard des conflits, notamment dans leur phase ouverte durant laquelle le recours à la force nue se généralise en raison de l’absence ou de l’effondrement d’institutions administratives d’État chargées de la gestion du « monopole de la violence physique légale et légitime »[33] (Max Weber), et des effets qu’ils produisent sur l’interdépendance sociale, qu’évoluent les modes de domination.
Ancrées dans l’histoire longue des structures sociales, ces périodes de crises résultent essentiellement de la rupture de l’équilibre normé des tensions au sein d’une structure de pouvoir instituée, en l’occurrence l’État, en tant que lieu de conflictualité réglé. Produit de conditions historiques objectives, la nature spécifique des régimes de domination est ainsi déterminée par les formes mêmes des luttes concurrentielles ouvertes pour le pouvoir.
- Domination hiérarchisée et domination symbolique.
De ce point de vue, il est possible de distinguer deux types de domination : la domination hiérarchisée, propre aux États patrimoniaux de type dynastique des sociétés organicistes, et la domination symbolique, celles des États bureaucratiques, universalistes et égalitaires en droit. Elles correspondent à deux types de configuration sociale différenciés et donc à deux temps historiques distincts : soit les conflits intensifs pour le pouvoir concernent essentiellement les puissants et s’achèvent avec la nomination d’un maître central, par exemple, les seigneurs-guerriers de l’époque féodale (Xe-XIIIe siècle) ; soit les luttes rassemblent l’ensemble des exclus sociaux et politiques qui, réunis autour de revendications égalitaires, se montrent enclins à contester l’ordre établi en raison du renforcement de la rigidité des structures hiérarchiques.
Le premier cas de figure aboutit à l’instauration d’un système politique reposant sur une inégalité juridique tenue pour évidente. Les relations de domination se distinguent par leur simplicité. Elles reposent sur des circuits de légitimation élémentaires. Le princeps revendique explicitement et formellement sa position de pouvoir et se dote progressivement, à mesure que s’affirme son autorité, d’un appareil administratif, juridique et institutionnel – dont il délègue la gestion aux élites officières du Royaume –, chargé de dresser les sujets en vue de les soumettre mécaniquement à son autorité.
C’est le cas des sociétés stratifiées en ordres des États patrimoniaux de type dynastique, comme le montre l’exemple de la Royauté française des XIIIe-XVIIIe siècles. Il en va différemment dans le second type de configuration, puisque l’alliance entre dominés structuraux (bourgeoisie, paysans, ouvriers au sein du Tiers-état dans la France de l’Ancien Régime) – facilitée par la synchronisation de plusieurs crises (subsistance, de reproduction, etc.) –, aboutit à la reconnaissance formelle de l’égalité des droits, donc à l’instauration d’un régime de domination plus complexe, de nature symbolique, au sein duquel les « heureux » (Max Weber) dominent en vertu de la confiance librement aliénée que leur accordent les dominés, comme c’est le cas en France depuis les événements révolutionnaires de 1789.
Ainsi que l’atteste l’exemple français, les modes de domination hiérarchisée et symbolique résultent de deux processus historiques distincts. La domination hiérarchisée correspond au premier stade de formation de l’État patrimonial de type dynastique. Quant à la domination symbolique, elle s’inscrit dans le long processus de publicisation des monopoles étatiques qui, à compter du XVe siècle, aboutit à l’émergence et l’institutionnalisation d’une violence d’un nouveau type : euphémisée, réglée, symbolique. L’État peut alors être défini comme le « détenteur de la violence physique et symbolique légale et légitime. »[34].
Les logiques de l’interdépendance.
- Les fondements historiques du Pactum subjectionis.
Dans son ouvrage consacré à la sociogenèse de l’État[35], La dynamique de l’Occident, le sociologue Norbert Elias le définit comme une unité de domination durable, un appareil administratif permanent chargé de la gestion des monopoles fiscaux et militaires. Il est le produit de luttes concurrentielles entre domini pour la monopolisation des chances de puissances. Il s’ensuit la mise en place progressive d’une domination de type privée, celle d’un roi qui considère l’État comme une puissance souveraine qui commande à son profit.
En effet, au sein d’un groupement politique de type autocratique comme la Royauté française des XIIIe-XVIIIe siècles, les rapports de domination reposent pour le plus grand nombre, sur une logique disciplinaire. À l’obéissance explicite, visible et formellement imposée des sujets correspond l’autorité légale et légitime du souverain, en vertu de dispositions héréditaires et sacrées, juridiquement garantie par une constitution coutumière valable de toute éternité et par-là incontestable. La puissance du souverain s’impose avec la complicité objective de l’Église qui fait office d’institution de domestication des sujets, au profit de l’autorité souveraine.
Leur exclusion de la hiérarchie des dignités relève de l’évidence, d’une fatalité à laquelle ils se plient aveuglément, schématiquement. Aucun roi de France n’a traité ses opposants autrement que comme des hérétiques. Les sujets sont liés au souverain par un pactum subjectionis, une obligation d’obéissance envers le « maître central » à laquelle ils ne peuvent se soustraire sans léser sa Majesté.
C’est que la domination hiérarchisée s’accompagne d’un imaginaire social, donc d’un inconscient historique qui rend naturelle, acceptable l’injustice. Ancrées dans l’histoire longue des structures sociales, la domination hiérarchisée est l’expression extériorisée des luttes intensives qui ont opposés les seigneurs féodaux des Xe-XIIIe siècles, pour le pouvoir. Le plus grand nombre, en somme les sujets, sont exclus du champ du pouvoir, de l’espace de lutte codifié pour la monopolisation des instruments du pouvoir. Jean Bodin, principal théoricien de la souveraineté royale, n’affirme-t-il pas dans ses Six Livres de la République (1576) que la « souveraineté est le pouvoir de commander et de contraindre sans être commandé ni contraint ».
En somme, au sein de cette structure de domination, le souverain n’est tenu que par ses anciens rivaux, ceux-là mêmes qui s’étaient engagés, entre les Xe et XIIIe siècles, dans des luttes concurrentielles ouvertes pour le monopole du pouvoir et qui, dès le XVe siècle, ont été progressivement intégrés à la direction administrative du Royaume.
À l’espace de conflits ouverts et exacerbés (Xe-XIIIe siècles) pour la position de maître central succède, entre les XIVe et XVe siècles, une structure concurrentielle réglementée, le champ du pouvoir, au sein duquel la chevalerie combattante anoblie lutte pacifiquement pour la mainmise sur le capital étatique. En tant que maître central, le roi est le principal détenteur des ressources matérielles, biens fonciers (le domaine et le fisc) puis pécuniaires (les pensions) et symboliques (titres, charges et honneurs) qu’il redistribue à ses anciens opposants afin de les maintenir dans un état de dépendance à son égard. En s’engageant dans les luttes pour le prestige et le rang, les élites nobiliaires manifestent obséquieusement leur soumission à l’autorité souveraine.
En ce sens, la création de l’État dynastique est indissociable du processus d’objectivation de la domination hiérarchisée, dont l’efficace dépend de l’adhésion participante des anciens concurrents à l’ordre monarchique. Autrement dit, l’État patrimonial de type dynastique est la transposition dans l’ordre symbolique, de la réalité nue des rapports de forces entre seigneurs pour le titre de Roi et la mainmise sur les privilèges matériels et symboliques qui lui sont associés. Aussi s’apparente-t-il à un groupement de domination institué, au profit du maître central. C’est au terme de ce processus, au milieu du XVe siècle, que la prédominance du souverain sur l’aristocratie militaire est tenue pour acquise.
Seules les périodes de fragilisation du pouvoir (minorité du roi, Régence) rompent cet équilibre. L’instance formelle de légitimation du pouvoir étant étroitement liée à la personne du Roi. C’est que la monopolisation de la violence physique qui détermine le droit exclusif de l’autorité souveraine à recourir à la puissance militaire, commande le processus de codification des luttes de pouvoir, donc la relative pacification des relations sociales, elle-même indispensable à la stabilisation du régime.
- De la monopolisation de la violence symbolique à l’émergence de la domination symbolique.
Le phénomène de concentration de la force nue au profit du maître central et ses effets sur l’interdépendance sociale qui s’achèvent au XVe siècle, correspondent au premier stade de formation de l’État dynastique. Ce processus aboutit, pour reprendre les termes de Norbert Elias, à la « publicisation du monopole privé » du roi qui serait à l’origine de la Révolution française. C’est que l’État, en tant qu’espace de lutte codifié pour le rang et la puissance sociale dominé par le Princeps, enferme la marche même du changement historique, celle-là même qui mène à la Révolution française et qui permet de saisir le long processus d’invention et de monopolisation de la violence symbolique par la Monarchie, aboutissant à l’émergence et à la structuration d’un régime de domination inédit de type symbolique.
En effet, la première phase de concentration monopolistique contraint le roi, garant de la « garde générale du Royaume »[36], à encadrer strictement l’usage de la violence physique. Dès l’abord (XIe-XIIe siècles), la pacification du Regnum constitue la préoccupation majeure des premiers souverains capétiens. Rois-féodaux, en manque de légitimité, ils peinent à limiter les prérogatives martiales des seigneurs qui leur disputent activement le pouvoir. À l’issue de la Guerre de Cent ans (1337-1453), les Grands finissent par se plier aux demandes pressantes de l’autorité souveraine qui, en interdisant aux barons de lever des armées à des fins privées, entend limiter l’usage légal de la force physique à des fins de tranquillité publique (ordonnance de Montils-lès-Tours d’avril 1454). « Considérant que les royaumes sans bon ordre de justice, ne peuvent avoir [de] durée »[37], Charles VII (1422-1461) engage une « réformation » générale de la justice pour le « commun profit ».
À l’aube du XVe siècle, le monopoliste est ainsi qualifié de garant de l’ordre public. À cette fin, il confie aux légistes le soin de créer des institutions chargées – en vertu d’un usage réglé de la contrainte physique, donc de dispositions normatives instituées et prévisibles – de la pacification générale du Royaume : soit la justice et la police. Ces dernières agissent conformément à une réglementation stricte qui, à son tour, nécessite la formation de structures administrative et juridique d’État dont la gestion est déléguée à des officiers lettrés hautement dépendants de l’autorité centrale. Ainsi, la confiscation de la coercition physique au profit du souverain se traduit par la mise en place d’un appareil administratif permanent, dont une aristocratie juridique dotée de capacités spécifiques, garantit la marche.
Ce processus marque la seconde phase de construction de l’État dynastique au terme de laquelle la royauté guerrière des temps médiévaux s’est transmuée en institution permanente, en une monarchie soumise à un corps de principes coutumiers – les lois fondamentales du Royaume –, et dotée d’un Parlement, appareil juridico-administratif chargé de contrôler le pouvoir dans les limites mêmes que lui assigne l’autorité royale. Le monopoliste se voit ainsi contraint d’encadrer l’exercice même de son pouvoir, donc d’en limiter l’arbitraire, d’en dissimuler la violence originaire, pour le légitimer.
Il s’ensuit la formation d’un nouveau monopole, celui de la violence symbolique, lui-même hautement dépendant de l’existence d’un dispositif fiscal centralisé en dehors duquel nulle institution juridique et administrative d’État ne peut subsister. Or, cette seconde étape de concentration monopolistique des forces physique, symbolique et fiscale au profit du maître central, aboutit à un processus de déconcentration du pouvoir royal. Plus le roi étend son autorité plus il est contraint d’en déléguer l’exercice pour la légitimer.
Ainsi, chaque étape de formation de l’État dynastique entraîne une évolution du rapport de force institué au sein du champ du pouvoir. Jusqu’au règne d’Henri IV (1589-1610), voire celui de Louis XIV (1643-1715), le roi livre ponctuellement bataille contre la haute noblesse qui, profitant des périodes de faiblesse de la Monarchie (régence, guerres de religion, etc.), tente de monopoliser à son profit le pouvoir sur l’État. La puissance déstabilisatrice des Grands pousse le souverain à s’appuyer sur les élites juridiques du Royaume, dont l’existence sociale est alors hautement dépendante de l’autorité centrale. Ainsi, entre les XVe et XVIIe siècles, le service au roi devient une voie d’accès privilégiée pour la noblesse.
À compter de l’Édit de Paulet de 1604, le souverain délègue formellement à la Robe la gestion du monopole juridique, au détriment des élites cléricales et de la noblesse d’Épée, dont le rang et l’ancienne puissance constituent des menaces potentielles pour son autorité. Or le monarque, en concédant l’exercice de son pouvoir aux élites administratives et juridiques du Royaume, accroît sa dépendance à leur égard. C’est en vertu de son « bon gouvernement » que l’autorité souveraine se voit légitimée par l’intermédiaire de la noblesse de Robe.
Ainsi, après avoir entretenu provisoirement l’équilibre des forces au profit du souverain, les luttes au sein du champ du pouvoir aboutissent à la fin de l’ère absolutiste, à la mainmise de la haute-Robe sur l’appareil juridico-administratif, donc sur le monopole de la violence symbolique, autrement dit sur le pouvoir sur l’État. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la Robe [la haute robe (XV-XVe siècle), la noblesse de Robe et la bourgeoisie officière (XVIIe siècle)] contestent ouvertement la gestion privative et personnelle des monopoles étatiques par le souverain – à quoi elles ont paradoxalement intérêt puisque la justification de leurs privilèges en dépend.
Il s’ensuit un déséquilibre des forces au sein du « cycle fonctionnel »[38] absolutiste qui, en contraignant le souverain à s’appuyer sur la noblesse guerrière – qui voit ses pouvoirs réduits et sa force contrôlée –, fige davantage la hiérarchie ordinale et entraîne une crise de reproduction. Cette dernière affecte, en premier lieu, les plus démunis du groupe robin, soit la bourgeoisie officière, au moment où les classes populaires sont durement éprouvées par les crises de subsistance répétées de la décennie 1780. La guerre des Farines (avril-mai 1775), les émeutes frumentaires de l’été 1788, les réformes successives visant à supprimer la vénalité et l’hérédité des offices (Maupeou de 1771, Lamoignon de 1788), cristallisent les oppositions au système absolutiste.
Il en résulte un bouleversement sans précédent des relations d’interdépendance, donc du mode de domination institué. La proclamation, dès le 26 août 1789, de l’égalité juridique peut alors contribuer à ratifier la communauté de combat qui unit la bourgeoisie de Robe aux classes populaires contre l’ordre absolutiste et redéfinir radicalement la nature même des rapports de domination, en quoi consiste précisément toute révolution.
L’institutionnalisation de la domination symbolique.
Entre les XVe et XVIIIe siècles, l’exacerbation des conflits entre groupes concurrents (noblesse d’Épée curialisée, noblesse de Robe) pour le contrôle sur les monopoles d’État, notamment juridique et symbolique, entraîne une transformation progressive du mode de domination qui s’accélère brutalement au cours de la Révolution française. Au lendemain des mouvements insurrectionnels des années 1780-1790, la domination hiérarchisée de la société d’ordres, celle de la soumission prompte et de la reconnaissance manifeste, est définitivement supplantée par une autre, inédite dans la pratique, symbolique, celle de la contrainte non sue, du consentement aliéné, de l’égalité juridique. À l’interdépendance simple et légalement instituée de la société tripartie d’Ancien Régime succède un système relationnel complexe qui, en dépersonnalisant l’exercice même de la domination, obtient l’adhésion et la contribution inconscientes des dominés à leur propre assujettissement.
- Genèse sociale de la domination symbolique instituée.
Déterminer les fondements historiques, donc saisir l’efficace du système de domination issu de la société révolutionnée, nécessite de s’intéresser à une catégorie particulière d’agents, la bourgeoisie de Robe dont l’ontogenèse, l’histoire du groupe, se confond avec le processus de formation historique, la sociogenèse de l’État bureaucratique. En tant que telle, l’élite du Tiers-état est porteuse d’un système de croyance et de valeurs, donc d’une détermination socio-historique au principe du nouveau régime de domination.
L’analyse de cette dernière est abordable par deux voies opposées et complémentaires : par les textes officiels (la répartition des pouvoirs qu’ils instituent, les principes auxquels ils se réfèrent) ou par les publications émanant d’agents rattachés à l’appareil d’État, mais s’exprimant à titre personnel et dont les travaux tendent, en dernier recours, à légitimer une nouvelle forme d’inégalité. Ceux de Pierre-Louis Rœderer (1754-1835) constituent, sous ce rapport, un matériau exemplaire.
Conseiller du Parlement de Metz depuis 1779, fils du premier substitut du procureur général de ce même Parlement, Rœderer aspire « naturellement » à appartenir à la noblesse de Robe qui a la mainmise sur le monopole de la violence symbolique. Disposant d’une importante fortune personnelle, marié à Mademoiselle Goëtha, fille d’un riche banquier de Francfort, ce n’est pas la rétribution attachée à une charge de Parlement mais la vocation anoblissante et la valeur symbolique de celle-ci qui lui importent[39]. En effet, le Parlement de Metz jouit, depuis 1658, d’importants privilèges : tout détenteur d’un office est considéré comme noble et la charge devient héréditaire après vingt années d’exercice.
Or l’Édit de Ségur de 1781 qui ferme aux roturiers l’accès direct au grade d’officier dans l’armée, brise un des ressorts de l’ascension sociale bourgeoise. Les Parlements suivent. La déception brutale qu’entraînent ces mesures poussent la bourgeoisie de Robe à la révolte. Elles sont vécues comme un véritable déclassement engageant ces élites, dominées au sein du champ du pouvoir, à rompre avec un monde social qui ne les reconnaît plus. C’est ce que suggèrent les écrits de Rœderer sur la Révolution française : « durant ce règne [celui de Louis XVI], les concessions de la cour aux vanités nobiliaires s’augmentèrent encore et prirent un nouveau caractère. Une ordonnance malheureuse apprit aux jeunes Français du tiers-état qu’il leur était interdit d’entrer au service militaire par le grade d’officier ; que cet honneur était réservé aux nobles de quatre générations. Aussitôt la haute magistrature se fit un point d’honneur d’exiger les mêmes preuves pour entrer dans son sein […]. L’élite était profondément blessée par son exclusion des emplois publics, par les gradations de naissance multipliées devant elle, pour la séparer des honneurs et des dignités auxquels elle avait eu jusque-là le droit de parvenir. Alors éclata de nouveau la colère nationale, provoquée par les hautes classes du tiers-état. Tous les intérêts furent appelés à combattre tous les privilèges, et tous répondirent ; […]. Voilà la révolution de 89 »[40].
C’est parce que les Parlements ont été jusqu’alors au cœur du processus de reproduction sociale de cette élite que cette exclusion du cursus honorum est vécue, par Rœderer, comme un véritable déclassement social. Il perd à 34 ans le principal bénéfice de sa charge. Ses ambitions sont contrariées par la réaction nobiliaire amorcée dès le début des années 1780. Sa révolte est à la mesure de sa déception.
Atteint au vif de son être social, il condamne un monde qui le nie, et au premier chef une noblesse de sang qu’il présente comme une « une nation privilégiée » de « gens sans mérite, excluant le mérite sans naissance », dont « le titre [c’est-à-dire] une naissance plus ou moins distinguée » est la seule justification à exercer « les grandes fonctions de l’État »[41]. « La nation [les élites du tiers-état] » avait d’ailleurs, « bien prouvé qu’elle n’avait pas été déterminée alors par une aversion absolue pour toute distinction nobiliaire […] mais par la haine de la noblesse privilégiée qui avait existé, parce qu’elle avait été exclusive, offensante pour le mérite, parce que le commun état en avait été humilié, et avait besoin d’être vengé »[42].
Offenser, humilier, venger, autant de verbes qui expriment la profonde frustration de ce membre déchu de la bourgeoisie de Robe, disposé à mettre en question un monde social qui se refuse à le reconnaître.
La rupture apparaît d’autant plus brutale qu’elle est en tous points éloignée de la représentation que Rœderer se fait de lui-même et de son avenir social. La Révolution est due, selon lui, à « toute la partie élevée du tiers-état », dont il relève, c’est-à-dire « la robe, la finance, le commerce, les savants, les artistes », qui se distinguent par cette « éducation [qui] les avait rendus capables de fierté, et capables de vengeance. Dans cette classe, [se trouvait] une jeunesse brillante [qui] se leva toute entière, proclamant sa vocation à tous les travaux, à toutes les dignités, à tous les honneurs »[43].
« L’aristocratie du talent », injustement écartée des honneurs, devint l’acteur conscient du processus révolutionnaire. « Élite brillante », « de l’opulence et de l’esprit », elle devait légitimement accéder aux plus hautes fonctions de l’État. Son avenir social a été brisé par une « monarchie » qui, au contraire de la « république [qui] n’enfante que des hommes d’esprit », « n’enfante que des sots »[44]. Cette « fierté blessée de l’esprit français », celle des « distinctions et du mérite » à laquelle il ne cesse de faire référence, témoigne de même du décalage entre la représentation qu’il se fait de lui-même et la réalité sociale objective.
Ainsi s’explique sa conception politico-génétique du processus révolutionnaire : « j’appelle révolution le retour naturel ou forcé de la société politique vers les principes de son institution, après un écart plus ou moins long et funeste. Ainsi, [en mon sens], la révolution [est un] retour aux principes de l’éternelle justice »[45]. Dévoilant la relation doxique, d’évidence, qu’il entretient avec le nouvel ordre des choses, Rœderer ne fait pas mystère de ses attentes : égalité des droits et mérite, liberté et propriété, autant de principes éternels de l’ordre social légitime, conformes aux intérêts de la nouvelle fraction dominante : « les classes de propriétaires les plus intéressées à l’ordre social sont celles des propriétaires mobiliers et d’industrie et de savoir », et non pas celles des « propriétaires fonciers » dont « l’existence oisive » prouve le « peu d’intérêt qu’elle a à la permanence de l’ordre public »[46]. À la propriété foncière et au privilège qui étaient au fondement de l’ordre ancien, la bourgeoisie oppose capitaux et capacités.
C’est de l’homologie de position entre les dominés dans le champ du pouvoir et les dominés dans le champ social que résulte le rassemblement de la bourgeoisie et des classes populaires. Mais leur alliance ne survit pas à la société d’Ancien Régime qui les avait fédérées contre elle. La véhémence avec laquelle Rœderer condamne la seconde Révolution de 1792, celle des « prolétaires » alliés aux Montagnards, ces « factieux, ces jongleurs sanguinaires, sans talent et sans courage »[47], étonne peu.
La révolution comme simple restauration d’un ordre social « juste », c’est-à-dire calqué sur l’inégale répartition naturelle du « talent », aurait été dévoyée par la Terreur et les « prolétaires », ces « aveugles instruments de passions criminelles, revenus honteux des odieuses espérances qui les avaient entraînés, déchus de leurs véritables moyens d’existence, de l’habitude du travail, de l’industrie, du courage, appauvris par la rapine, par une vie dissolue, par l’abaissement du crime »[48]. Il concède que la multiplication des crises de subsistances dans les années 1780 explique la participation populaire à la Révolution. Mais celle-ci a répondu « au signal donné par les classes mitoyennes [la bourgeoisie] aux classes laborieuses »[49].
Digne « représentant de l’esprit et du caractère de la grande masse des bourgeois de Paris qui redoutent les fureurs populaires, mais encore plus les trahisons royales »[50], il regrette de n’avoir pas su « mesurer assez justement les soulèvements des prolétaires pour obliger la cour à plus de droiture et de fidélité envers la constitution [celle de 1791 instaurant la monarchie constitutionnelle], sans aller plus loin »[51]. Il se serait accommodé, on le voit, d’un compromis à la manière anglaise, entre l’aristocratie traditionnelle et la bourgeoisie, et redoute les revendications du « petit peuple ».
C’est pourquoi il entend démontrer que « ce qui rend nécessaire la garantie de l’égalité des droits par l’état social, est l’inégalité des moyens »[52]. « L’égalité absolue » n’aurait d’autre résultat, selon lui, que « d’affamer le pauvre, de lui faire une nécessité du pillage, que la paresse lui a recommandée [et] d’attaquer tout à la fois la propriété du riche et la vertu du pauvre. Une répartition inégale des richesses est un principe de jouissance, non seulement pour les riches, mais même pour les pauvres, à qui son aspect donne des espérances et des désirs, les deux aliments du bonheur »[53].
Rœderer établit des limites précises à la Révolution. Elle n’a pas pour objet d’anéantir les inégalités sociales jugées « naturelles » et indispensables à la conservation de l’ordre social : « disons-le donc sans déguisement et sans crainte au nom de la raison, de la saine morale et dans la pureté de nos cœurs, soutenons cette proposition raisonnable et vraie qu’il y aura toujours, une classe ouvrière, non pensante, instrument aveugle d’une classe intelligente et directrice »[54], « la nature des choses, la nécessité, le caractère, les habitudes de l’enfance, sans compter les effets de la division du travail, à laquelle les hommes doivent trop de moyens de jouissance pour y renoncer jamais, rendront toujours une portion très nombreuse du peuple inhabile aux opérations de l’esprit »[55].
Allié objectif en 1789, le « peuple », devenu ennemi potentiel du nouvel ordre des choses, doit être contrôlé : « le véritable lien des sociétés, c’est le bonheur des gouvernés, qui dépend, non de leur vertu, mais seulement de celle des gouvernants »[56]. La répartition inégale des pouvoirs et des biens manifeste, dans l’ordre social, les disparités « naturelles » entre une minorité « intelligente et directrice » et des masses « aveugles et non pensantes ». Autrement dit, cette définition du monde social établie par Rœderer a valeur performative. Elle doit contraindre en douceur les plus démunis à respecter le nouvel ordre social, dont il tient son pouvoir.
Ainsi que l’attestent les représentations de Pierre-Louis Roederer, ce sont les conditions sociales et historiques de possibilité de la Révolution française (1789-1799) qui déterminent les mécanismes de la nouvelle domination sociale. Sa forme est conditionnée par l’intensité des luttes qui opposent, au sein du champ du pouvoir, entre 1789 et 1799, les élites dominantes (noblesse traditionnelle) aux élites dominées ("bourgeoisie de robe" notamment), soutenues par les classes populaires éprouvées par les crises de subsistance.
C’est parce qu’elle est écartée de l’accès aux privilèges et brutalement rappelée à sa roture que la bourgeoisie de Robe engage la lutte contre l’absolutisme, avec l’appui des groupes dominés au sein du champ social. Si cette homologie, un temps favorisée par un sentiment commun d’oppression, débouche sur une révolution, elle finit par s’effacer devant l’antagonisme grandissant des anciens alliés objectifs. À partir de la Terreur, une haine de classe déclarée succède à l’essentialisme condescendant de 1789. La peur sociale de l’élite bourgeoise nourrit un élitisme naturaliste, qui l’habilite à exercer le pouvoir.
C’est à ce titre qu’elle s’en empare, les 18 et 19 brumaire an VIII. Il lui faut alors justifier un ordre social assis sur de nouveaux privilèges, économiques et culturels, qui ne peuvent être revendiqués en tant que tels, du fait des conditions historiques antérieures, et la contraignent donc à les dénier.
Les conditions historiques révolutionnaires ont modelé son inconscient collectif et, ce faisant, structuré la forme nouvelle que prend la domination sociale. Tout au long de la Révolution, chaque renversement du rapport de forces au sein du champ révolutionnaire révèle les limites de la coercition physique usitée sous la Monarchie absolue, et conduit la Robe à envisager une nouvelle forme de contrainte, à savoir "l’obéissance passive", domination symbolique institutionnalisée. Elle lui assure la mainmise sur l’ensemble des monopoles étatiques (administrativo-juridique, économique, symbolique) en quoi consiste le pouvoir.
- L’institutionnalisation de la domination symbolique.
À l’apogée de sa puissance sous la République consulaire (1799-1802), l’élite bourgeoise arrête les règles officielles de la lutte pour le pouvoir. Elle objective un rapport de force exacerbé en un « cosmos de droits acquis »[57]. C’est au nom de sa culture, de ses dispositions rationnelles, de ses capacités et non plus de sa naissance, que l’élite administrative d’État, issue de la société révolutionnée, revendique le pouvoir.
À son dévouement éclairé à la chose publique doit répondre la docilité populaire, comme reconnaissance aliénée de la légitime domination des nouveaux puissants. L’égalité des droits présuppose une domination qui a la particularité de s’exercer de manière régulière, impersonnelle et uniforme. C’est ce que révèle l’analyse des archives du Conseil d'État et celles du Ministère de l’Instruction publique de la période consulaire[58]. La bourgeoisie d’État impose, par la loi, la nouvelle organisation étatique, qui détermine la nature même du nouveau régime de domination et en assure la pérennité.
C’est ce dont témoignent les archives du Conseil d’État. Institué par le règlement du 25 décembre 1799, il est composé des principaux administrateurs engagés dans le coup de force brumairien et chargés d’instaurer la nouvelle République consulaire. Aussi donnent-ils corps, par voie légale, à leurs principes classificatoires. C’est son ethos au sens de système de valeurs, que la bourgeoisie d’État engage dans les nouvelles structures administratives.
L’éloquence civique, le désintéressement, le modérantisme, le mérite associé au talent, le labeur sont l’expression de différences sociales intériorisées, au nom desquelles elle revendique l’excellence et la prééminence. Ce sont ces qualités, consubstantielles à l’être social de l’élite juridique, que la bourgeoisie d’État naturalisent en les institutionnalisant. C’est parce qu’elles sont considérées, à compter de l’an VIII, comme conditionnelles de l’accès aux élites administratives d’État, qu’elles confèrent une position fonctionnellement dominante à la Robe. Les critères de sélection des auditeurs du Conseil d’État le confirment.
C’est par un arrêté du 19 germinal an XI[59] que sont créés les auditeurs du Conseil d’État. Ils sont chargés de préparer les dossiers que devra examiner le Conseil. Ils constituent la première étape de la carrière administrative d’État : « un auditeur […] n’est pas comme le serait un fonctionnaire subalterne dans une administration centrale, voué à des tâches obscures en attendant que son âge lui permette de faire mieux. Il est directement au contact des hauts dignitaires, et souvent même chargé de missions ou de fonctions importantes »[60].
Leur nombre est initialement arrêté à seize. Mais dès 1804, ils sont soixante-douze puis deux cent cinquante-neuf, en 1813. À compter de décembre 1809, un décret stipule que pour être nommé auditeur, il faut être âgé d’au moins vingt ans, avoir rempli ses obligations militaires et disposer d’au moins six mille francs de revenu annuel. En outre, à partir de janvier 1813, l’obtention d’une licence en droit ou de la licence ès sciences est une obligation légale[61]. Ce resserrement dans la sélection des auditeurs ne fait qu’entériner un état de fait. C’est ce que montrent les archives du pouvoir exécutif[62].
Le mérite associé au travail est, au même titre que la recommandation et l’aisance financière, un critère essentiel à la sélection des candidats. Les propriétés distinctives de la bourgeoisie d’État (l’éloquence civique, le désintéressement, le modérantisme, le mérite associé au talent, le labeur) sont transfigurées par la reconnaissance officielle qui leur est accordée. Elles se retrouvent dans les Observations concernant les candidats : « il a reçu une bonne éducation ; c’est un jeune homme de vingt ans qui a fait d’excellentes études ; il est très instruit ; animé de talent ; annonce d’excellentes dispositions ; beaucoup de zèle au travail ; élève de l’école polytechnique, sujet distingué ; homme studieux et d’une excellente conduite ; il a développé de l’activité et des talents ; il a du zèle et des connaissances, […] ; on le regarde comme un des meilleurs ; instruit, ayant du zèle et de l’activité ; bon sujet, du talent ; bon administrateur, laborieux ; probe, environné de confiance et d’estime »[63].
Comme le montrent les descriptions des auditeurs « méritant » leur intégration au Conseil d’État, c’est tout leur être social qui structure in fine l’identité de la nouvelle élite administrative. En 1809, les auditeurs au Conseil d’État sont dans leur grande majorité, licenciés en droit ou es sciences. C’est le cas de 78% d’entre eux. La plupart ont fréquenté l’École Polytechnique. Tous ont été introduits par un membre de l’administration étatique. Ainsi Arnault, « fils du secrétaire général de l’Université impériale, neveu de Regnaud de Saint-Jean-d'Angély » comme « Combis Sieyès [qui] a épousé la nièce du Sénateur Sieyès »[64], sont tous deux rapidement nommés conseillers d’État. Près de 85% des auditeurs sont indépendants financièrement. Leur rente qui se monte en moyenne à 8 000 francs annuels, les situe du côté de l’aisance relative[65].
Capacités et capitaux sont deux critères essentiels dans la sélection des auditeurs. Ils témoignent de l’alliance des élites économiques et juridiques. En institutionnalisant ses critères de nomination, la bourgeoisie d’État oblige les élites de la nation, économique notamment, à adopter les règles de la condition robine. Leur ethos est ainsi transmué en système de valeurs officiel, autrement dit en dispositions permanentes, qui permet à la bourgeoisie de Robe, et à ses alliés, d’accaparer les hautes charges administratives d’État.
Par l’officialisation de son système de valeurs, l’élite juridique bourgeoise efface l’arbitraire de son pouvoir et pérennise sa domination. Les nouvelles structures administratives, comme le Conseil d’État, perpétuent ces catégories classificatoires qui, sans s’apparaître comme telles, établissent des classements au travers desquels les robins se classent en classant les autres et leur confèrent, en toute légalité, la primauté.
Il n’en va pas autrement du système éducatif. Il redouble la hiérarchie sociale issue de la société révolutionnée, en naturalisant les disparités culturelles, c’est-à-dire en assignant à chaque groupe une éducation spécifique supposée conforme à ses capacités particulières. Les présupposés de la bourgeoisie de Robe modèlent aussi le système éducatif consulaire. À compter de l’an VIII, le capital culturel, c’est-à-dire les capacités et le mérite, supplante définitivement la naissance et l’hérédité comme principes distinctifs dominants. L’institution scolaire est dès lors transmuée en instrument de sélection des compétences "intellectuelles" institutionnalisées (mérite, travail, modération, éloquence), promues dans la définition officielle de l’administrateur.
Le système « d’instruction publique » est au service de la reproduction sociale, c'est-à-dire qu’il sert la bourgeoisie d’État comme il dessert la classe ouvrière. En effet, l’ancienne bourgeoisie officière se distingue avant tout par la prééminence de son capital culturel[66]. Avant même que n’éclate la Révolution française, elle se différencie déjà des autres groupes sociaux par son surinvestissement dans l’institution scolaire. Celui-ci s’explique par l’ambiguïté de la position qu’elle occupe sous l’Ancien Régime.
Fonctionnellement dominante au sein de son ordre et dominée au sein de la société entre le XVIIe et le dernier tiers du XVIIIe siècle, la bourgeoisie de Robe consacre ses ressources économiques à l’obtention de titres et dignités dont dépend son anoblissement. La crise de reproduction, dans les années 1780, ruine les espérances et suscite l’attitude critique qui aboutira à la rupture révolutionnaire, avec le soutien des dominés du champ social. Confrontée, à compter de la seconde Révolution, aux mouvements populaires et aux élites montagnardes et royalistes, la bourgeoisie de Robe s’éloigne des « masses populaires » qu’elle finit par exécrer, et auxquelles elle impute l’instabilité continuelle de la période révolutionnaire (1789-1799). Elle propose une justification naturelle de l’ordre social qui dépossède les classes populaires du pouvoir que leur conférait, en principe, l’égalité des droits. Le système éducatif consulaire naturalise cette dépossession. Prétextant la « bêtise naturelle des dernières classes du peuple », elle limite donc l’accès aux ressources culturelles qui sont la condition de la pérennisation de son pouvoir.
C’est ce que laissent transparaître les archives du Ministère de l’Instruction publique, conservées par Rœderer. Elles se rapportent surtout à la période mars-septembre 1802, durant laquelle il occupe les fonctions de Ministre de l’Instruction publique, mais il s’y trouve également plusieurs notes et documents officiels, émanant du Ministère de l’Intérieur, dirigé par Chaptal, et de la Section de l’Intérieur du Conseil d’État, sur les questions éducatives.
C’est en vertu de la loi du 11 floréal an X qu’est organisé le système éducatif consulaire. Trois échelons le composent : « les écoles primaires, les écoles secondaires, les Lycées »[67]. Ils épousent la conception hiérarchisée du monde social que la bourgeoisie de Robe réalise avec l’édification de la République consulaire. En vertu des articles 2, 3 et 5 de la loi du 11 floréal est instituée une école primaire par commune ou groupes de communes, en fonction de la demande. L’instituteur est nommé par le sous-préfet « chargé de l’organisation des écoles primaires »[68]. L’école est gratuite pour les familles les plus indigentes, mais la gratuité est limitée au cinquième des effectifs totaux de l’école primaire. Enfin, elle n’est pas obligatoire : « Art.4. Les conseils municipaux exempteront de la rétribution ceux des parents qui seraient hors d’état de la payer ; cette exemption ne pourra néanmoins excéder le cinquième des enfants reçus dans les écoles primaires »[69].
Seuls les rudiments de lecture et d’écriture y sont professés. L’enseignement dispensé dans les écoles secondaires est plus diversifié : « Titre III. Art. 6. toute école particulière où l’on enseignera les langues latine et française, les éléments de la géographie, de l’histoire et des mathématiques sera considérée comme école secondaire »[70]. Mais il est réservé aux familles aisées, puisque l’État n’octroie aucune aide aux familles. La scolarité est à leur charge. Il en va de même pour les Lycées. Le Gouvernement intervient uniquement « pour les [familles les] plus méritantes ». Il pourvoit au financement d’un local[71].
Le mérite est calculé en fonction du nombre d’élèves admis en Lycée en qualité de boursier. La libre concurrence entre les écoles secondaires est censée accroître l’émulation des élèves et de leurs professeurs et ainsi permettre la sélection des meilleurs d’entre eux. Or, Rœderer, rédacteur de cette loi, ne tient pas compte des disparités régionales importantes. Il feint, en outre, d’ignorer l’article 19 du Titre V de la loi qu’il a rédigée. La moitié des places d’élèves boursiers, accueillis en Lycées, est réservée aux fils de militaires et de fonctionnaires, qui sont de fait, exemptés de concours, en principe obligatoire pour toute intégration de lycéen boursier : « Titre V. Art. 19. Il sera entretenu aux frais du Gouvernement six mille élèves près des Lycées. Sur ces six mille pensionnaires, trois mille seront choisis par le Gouvernement parmi les fils de militaires et de fonctionnaires qui ont bien servi la République. Ces trois mille élèves seront reçus dans les premières classes des Lycées, et on exigera d’eux de savoir lire, écrire correctement et les premières règles de l’arithmétique. Les trois mille autres seront pris parmi les élèves des écoles secondaires de divers départements d’après un examen et un concours […] »[72].
Les élèves boursiers, c’est-à-dire pauvres, sont les seuls à être soumis à un concours pour entrer au Lycée. Les lycéens dont la famille peut financer la scolarité, en sont exemptés. Aussi la sélection est-elle particulièrement drastique pour les enfants des classes populaires. En vertu des articles 10, 11, et 12, l’État prend en charge les traitements des professeurs, qu’il nomme à titre discrétionnaire, sur avis préalable des inspecteurs généraux et soutient financièrement les Lycées, auxquels il fournit, à ses frais, des locaux.
Ainsi, plus l’enseignement est socialement sélectif, plus s’accroît l’intervention du Gouvernement. La loi du 11 floréal an X vise essentiellement à mettre en conformité la hiérarchie sociale implicite sur laquelle repose la sociodicée, et le système de valeurs robins et les structures éducatives. Les agents administratifs d’État disposent du monopole de la manipulation et de l’accès aux biens publics.
C’est ce que laisse transparaître l’organisation de l’instruction publique consulaire. Elle redouble les disparités sociales qu’elle justifie en les officialisant et, par-là, les rend visibles, explicites aux yeux des agents. C’est à cette fin qu’est institué le concours d’entrée au Lycée, auquel doivent se prêter les élèves boursiers, donc les groupes économiquement démunis. Il en va de même de la teneur de l’enseignement. C’est en fonction de la position occupée dans l’espace social que sont fixées les compétences à acquérir : « La première partie [de l’enseignement], je veux dire des langues française et latine, peut suffire, mais est nécessaire aux hommes qu’une certaine aisance distingue de la classe des ouvriers. Les sciences proprement dites, les sciences mathématiques, physiques, morales et politiques, ne peuvent pas, ne doivent pas être communes à tout le monde »[73].
En instituant ces strictes distinctions dans l’enseignement, la bourgeoisie d’État assure ainsi la permanence de sa domination. Le mérite, le talent sont les caractéristiques de la nouvelle classe dominante qui ne peuvent être contestées. Les accorder aux classes sociales démunies reviendrait à leur ôter tout caractère distinctif. Leur rareté prédestine la nouvelle élite, au capital culturel hérité prééminent, à accaparer à son profit les hautes charges administratives d’État.
C’est parce que la bourgeoisie d’État dispose du monopole des instruments de la reproduction culturelle qu’elle peut assurer sa propre reproduction, en limitant l’accès des groupes démunis économiquement et culturellement au système éducatif. Elle flétrit les classes populaires qu’elle convainc de leur infériorité en les reléguant au bas de l’échelle des valeurs scolaires. Le procédé est d’autant plus efficace qu’il laisse une possibilité aux dominés d’intégrer le système scolaire. Les bourses, attribuées au mérite, sont censées suppléer l’insuffisance des ressources économiques.
Aussi les exclus du système scolaire ne peuvent l’être qu’en raison de leur « bêtise naturelle ». L’adhésion participante des gouvernés à leur propre dépossession culturelle est ainsi obtenue. La capacité de l’élite juridique bourgeoise à inculquer ses catégories classificatoires aux dominés suppose l’accès a minima des classes populaires au système de reproduction consulaire. En leur ouvrant le système éducatif, elle transmue les disparités culturelles et économiques en inégalités naturelles. Elle vérifie l’image négative qu’elle leur tend et leur fait intérioriser leur infériorité.
En objectivant sa conception essentialiste du monde social, elle l’universalise et favorise ainsi l’intériorisation par les agents sociaux des logiques taxinomiques dominantes. Il en résulte l’accord entre les structures mentales des agents et les structures codifiées de l’ordre social. Parmi les dominés du champ social, seule une minorité docile, à tous les sens du terme, se voit offrir la possibilité d’accéder aux établissements les plus sélectifs. L’obtention des bourses étant soumise à un concours, l’élite intègre les plus démunis par l’école et désarme ceux d’entre eux dont "l’intelligence" conteste le nouveau régime.
Enfin, le système représentatif embrasse la même logique, celle d’une dépossession déniée qui obtient la reconnaissance par les dominés, de leur propre aliénation politique[74] : « Le gouvernement qu’on nomme représentatif […] est synonyme de gouvernement électif ; il peut donc s’appliquer également à une démocratie, à une aristocratie, à une monarchie, pourvu que dans tous ces gouvernements le prince, c’est-à-dire l’autorité gouvernante, soit unique, soit collective, ait été élue par le peuple »[75].
Œuvre de la Révolution française, le régime représentatif, polymorphe, s’adapte à tous les imprévus politiques et garantit la pérennité de l’État hors de tout contexte. Considérant que le « soulèvement général de 1789 […] fut légitime du moment qu’il était général »[76], la bourgeoisie d’État veut bien que la ratification populaire soit nécessaire à cette forme de gouvernance. Mais c’est du bout des lèvres qu’elle fait droit au suffrage des « gouvernés » affligés de « cette débilité corporelle qu’ils transmettent à leurs enfants, et [qui] engendre nécessairement la faiblesse de l’âme, puis la lâcheté et la superstition »[77].
Les inégalités sociales, transformées en inégalités naturelles physiquement perceptibles, justifient l’existence du régime représentatif. Ce dernier, défini par une relation binaire, gouvernants/gouvernés, oppose « les gens qui pensent [à ceux] qui ne pensent pas » et traduit, dans l’ordre politique, l’image que la nouvelle élite se fait du monde social : « la démocratie représentative est celle où une partie des citoyens choisie par l’autre partie, fait des lois et les fait exécuter. Elle est démocratie en ce sens que les représentants sont choisis sans condition de naissance, mais elle est démocratie représentative, et non plus démocratie pure, parce que ce n’est plus le gouvernement de la totalité des citoyens, mais seulement d’une partie des citoyens. Aristocratie proprement veut dire gouvernement des sages. Et que signifie maintenant le mot élective joint au mot aristocratie ? Il signifie que ce petit nombre de sages qui sont appelés à gouverner ne tiennent leur droit que du choix, de la confiance de leurs concitoyens. Aristocratie élective, démocratie représentative sont donc une seule et même chose »[78].
« À la suite d’une révolution qui a donné à la multitude la présomption de s’ingérer dans le maniement des affaires publiques »[79], « l’aristocratie élective », nouvelle élite dominante, assigne un rôle précis aux mandants. « Le peuple vote mais n’ordonne pas »[80], « chaque individu représenté [doit] vivre, délibérer dans son représentant ; qu’il ait confondu, par une confiance libre, sa volonté individuelle dans la volonté de celui-ci. Ainsi sans élection point de représentation »[81].
Excluant de ce fait toute influence populaire directe sur la marche du gouvernement, l’élite bourgeoise tient le régime représentatif pour le plus sûr moyen d’éviter la démocratie « pure », jugée dangereuse en ce qu’elle abandonne la gestion de l’État aux « classes laborieuses, ignorantes, inaptes à gouverner ».
La souveraineté nationale n’est pas la souveraineté populaire. La première émane de l’oligarchie représentative. La seconde placerait le pouvoir effectif entre les mains du peuple. En donnant l’illusion aux dominés de choisir en conscience des représentants qui semblent leur être dévoués, le système représentatif constitue une véritable usurpation.
Persuadé qu’il est « très probable que les suffrages du bas peuple iront toujours chercher des gens d’un ordre supérieur »[82], l’élite d’État est sûre d’obtenir la reconnaissance de ceux-là même qu’elle prive d’initiative politique. Son obsession : « L’ordre ! l’ordre ! Voilà l’objet de toute constitution, la tâche de tout gouvernement, le principe de toute prospérité publique. L’ordre est la sagesse de la nature, il est le produit des éléments divers qu’elle embrasse dans son immensité même. Conservateur de l’univers, l’ordre est aussi conservateur de lui-même. […] Le moyen d’établir l’ordre en France est simple : c’est d’écarter tout ce qui l’empêche de renaître. Il se reproduira de lui-même si rien ne lui fait obstacle. Tandis que les révolutions bouleversent les hommes en masse, il semble que la nature travaille dans chacun d’eux, pour les disposer à reprendre la place, les occupations et les opinions qui leur conviennent. L’instinct universel est pour l’ordre, parce que l’ordre fait la sûreté de tous »[83].
C’est « l’absence de lumières chez cette multitude » qui l’empêcherait d’en prendre conscience. La bourgeoisie d’État se donne pour le guide d’un peuple auquel sa cécité naturelle dérobe le principe ultime – l’ordre – et il justifie l’autonomie d’une représentation étrangère, dans les faits, à l’intérêt mal compris d’une « populace [qui serait] indigne d’approcher le sanctuaire des sciences »[84].
Seulement, la destruction des structures sociales d’Ancien Régime oblige les nouvelles élites à donner un fondement légitime au nouvel ordre des choses. C’est la fonction qu’elles assignent au régime représentatif : « Jamais le pouvoir n’a changé de mains par une révolution, sans changer aussi de nature. On ne gouverne pas à des époques différentes par des moyens semblables »[85]. « L’intérêt du pouvoir qu’elle [la république] a remis aux gouvernants, leur fait sentir à tout instant qu’ils ont besoin de respect et de confiance, et qu’il n’y a d’obéissance facile et durable qu’à ce prix »[86].
La rupture avec un monde social qui les niait les conduits à envisager un modèle de domination non moins exclusif, à ceci près qu’il offre une intégration apparente à tous. L’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui établit l’égalité des droits, n’a jamais été contesté entre 1789 et 1802. Quoique de caractère purement juridique, formel, il est propre à emporter la reconnaissance de l’ordre social complet, et d’abord de sa structure économique, de la part de ceux qui sont, sous ce rapport, les moins favorisés : « Osons le dire sans détour […] les lumières et l’instruction sont départies entre les membres de la société suivant l’échelle des fortunes, et elles sont en général proportionnées à la propriété. Eh, pourquoi craindre d’avouer cette vérité ? Elle n’a rien d’humiliant pour aucune classe de la société. […] S’il est nécessaire que la majorité légale soit toujours respectée et obéie, il importe aussi que l’autre soit toujours observée, écoutée, consultée. Si la majorité réelle doit toujours se soumettre à la volonté de la majorité politique, c’est par la raison que la majorité politique est censée avoir déféré au vœu de la majorité réelle »[87] ; « savez-vous ce qui gouverne universellement les hommes ? Ce sont deux dispositions de l’âme dont les politiques ne parlent jamais, et sur lesquelles la politique n’a jamais fait fond : l’imitation et l’habitude. […]. Il est très avantageux d’avoir commandé pour commander encore, et d’avoir déjà mainte fois obéi pour savoir quoi et comment on doit obéir toujours. Quand l’habitude de commander est bien prise, le gouvernement n’a qu’à se montrer où et quand il doit être vu ; sa présence en dit assez. […]. Les habitudes d’obéissance sont les plus faciles à rompre et à remplacer par d’autres ; la raison de cela est qu’elles sont presque purement passives, et que d’ailleurs elles sont de celles auxquelles les sens ont le plus de part. […]. Il y a pourtant cette différence entre le gouvernement monarchique et le gouvernement républicain bien organisé que l’habitude dans la république perfectionne le commandement, tandis que dans la monarchie elle tend toujours à le corrompre »[88]. « Respecter, obéir, observer, écouter, consulter », autant de verbes révélateurs de la soumission méritocratique, indissociable du régime représentatif. Ce dernier reconduit et transfigure sous une forme dissimulée, les écarts différentiels justifiant la hiérarchie sociale. Il s’appuie sur la « reconnaissance », c’est-à-dire sur la « méconnaissance » de ceux sur lesquels s’exerce la violence matérielle et symbolique. L’apparente sujétion des « têtes suréminentes »[89] aux attentes des « gouvernés » garantit leur domination effective.
Légitimé par les dominés qui « sont les plus nombreux », le système représentatif échappe ainsi à la contestation. C’est le rôle assigné[90] aux listes de notabilités, imposées par la Constitution de l’an VIII : « Les articles 7, 8 et 9 de la Constitution ordonnent la formation de listes graduelles où seront inscrits les citoyens jugés les plus propres à gérer les affaires publiques dans les magistratures communales, départementales et nationales. L’article 14 veut que ces listes soient formées, pour la première fois, dans le cours de l’an 9. Le but évident de l’institution qu’il s’agit d’organiser est de faire jouir la France de tous les avantages du Gouvernement représentatif, et d’en écarter les inconvénients […]. Ce qui constitue le Gouvernement représentatif, c’est que chaque citoyen y concourt à la formation de la loi et à son exécution, par l’entremise de mandataires choisis par sa confiance, et à qui il s’en rapporte souvent plus qu’à lui-même »[91]. Le régime représentatif est celui de la bourgeoisie d’État. Les listes de notables dressées à partir d’un seul et même critère, « le mérite de ceux qui se sont distingués par leur service à l’État »[92] seront ensuite ratifiées par le peuple tous les trois ans et les sortants pourront être reconduits. Ainsi, le rapport de force entre groupes d’intérêts divergents a déterminé le mode de légitimation du pouvoir de la nouvelle élite et l’exercice de sa domination.
La force agissante du passé, oubliée en tant que telle, contraint la Robe révolutionnée à reconnaître les droits des dominés, quitte à les convaincre de reconnaître des taxinomies qui, paradoxalement, les stigmatisent.
Seul un retour sur les conditions historiques de structuration du mode de domination symbolique propre à la nouvelle organisation bureaucratique, universaliste, égalitaire en droit, permet de comprendre l’efficacité d’un État, de systèmes éducatif et politique qui dépossèdent en éduquant et en représentant. Les dominés adhèrent à un système qui les aliène, mais qui leur offre un cadre éducatif, d’expression politique, juridiquement et socialement contrôlé, donc encadré et limité.
La bourgeoisie d’État domine les systèmes éducatif et représentatif qu’elle a elle-même créés et avec lesquels elle a partie liée. Mais ils sont, au même titre que toutes les institutions d’État, des constructions sociales historiquement situées, marquées par les formes mêmes des luttes concurrentielles ouvertes pour le pouvoir des années 1789-1799. En ce sens, la Révolution française est un moment génétique capital dans la structuration et l’objectivation du système de domination symbolique. L’État en tant que lieu de conflictualité réglé enferme les raisons de l’efficace d’une domination dont l’exercice demeure quasi-incontestée depuis plus de deux siècles.
[1] M. WEBER, La domination, Paris, La découverte, 2013 (traduction de Herrschaft, [1ère édition, 1920]), p. 305. Voir également M. WEBER Économie et société. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Pocket, 1995 (traduction de Wirtschaft und Gesellschaft [1ère édition, 1967]), T. 1, p. 97 : l’État est « une entreprise politique à caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la violence physique légitime ».
[2] P. BOURDIEU, Sur l’État, cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012, p. 13-14.
Voir également P. BOURDIEU, Sur L’État, op.cit., p. 203-211 : « La violence à laquelle pense Weber est la violence physique, violence militaire ou policière. Le mot "légitime", si on le prend complètement au sérieux, suffit à évoquer la dimension symbolique de la violence, puisque, dans l’idée de légitimité, il y a l’idée de reconnaissance ».
[3] M. COUTU, G. ROCHE (dir.), La légitimité de l’État et du droit autour de Max Weber, Presses de l’Université de Laval, Laval, 2005, p. 7-8.
[4] Voir par exemple G. JELLINEK¸ System der subjektiven öffentlichen Rechte [Système des droits publics subjectifs], Tübingen, 1905.
[5] M. WEBER, La domination, op.cit., p. 329.
[6] L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, op.cit., pp. 542-543 : « Cette puissance de contraindre, du jour où l’on a commencé de réfléchir sur elle, on a conclu qu’elle était légitime. […]. De ce qu’elle était utile, on a conclu qu’elle était légitime et qu’une obligation s’imposait aux individus membres du groupe de lui obéir, qu’au cas de refus les détenteurs de la force pourraient légitimement en user pour imposer l’obéissance. Et alors, suivant cette tendance naturelle de l’esprit humain, que nous avons déjà rencontrée et qui conduit l’homme à expliquer les choses qu’il voit par quelque entité métaphysique imaginaire et invisible, on a été amené à dire aux gouvernés, c’est qu’il y a un droit subjectif de puissance publique, un pouvoir qui était derrière elle, qui lui donnait l’être et la vie ».
[7] J. SCHMITZ, « Présentation de l’article "La Théorie de l’institution et de la fondation (essai de vitalisme social) », dans Mathieu TOUZEIL-DIVINA (dir), Miscellanées Maurice Hauriou, Ed. L’Epitoge, 2013 (1ère édition, 1925), pp. 175-180.
[8] Maurice HAURIOU, « Le pouvoir, l’ordre, la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes », dans Mathieu TOUZEIL-DIVINA (dir), Miscellanées Maurice Hauriou, Ed. L’Epitoge, 2013 (1ère édition, 1928), p. 127 : « Il existe une très vieille et très bonne justification juridique du droit de commander ; elle se trouve dans le consentement des gouvernés ».
[9] L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, op.cit., p. 534.
[10] Ibidem, p. 677 : « La puissance politique a pour but de réaliser le droit ; elle est obligée par le droit de faire tout ce qui est en son pouvoir pour assurer le règne du droit. L’État est fondé sur la force ; mais cette force est légitime lorsqu’elle s’exerce conformément au droit. Je ne dis pas […] que le droit est la politique de la force, mais bien que la puissance politique est la force mise au service du droit ».
[11] Ibidem, p. IX.
[12] Ibidem, p. IX.
[13] Ibidem, vol. III, pp. 38-39.
[14] C.-M. HERRERA, Philosophie du droit de Hans Kelsen, Laval, Presses Universitaires de Laval, 2004.
Voir également P. BRUNET, « Michel Troper et la théorie générale de l’État. État général d’une théorie », dans Droits, Revue française de théorie juridique, n°37, 2003, Paris, P.U.F, pp. 87-110.
[15] H. KELSEN, Die Soziologische und der Juristische Staatsbegriff. Kritische Untersuchung der Verhältnisses von Staat und Recht, Tübingen, JCB Mohr, 1922, p. 156 et p. 253, où Kelsen consacre un paragraphe à la conception wébérienne de l’État dans la partie relative à « l’État comme ordre juridique dans les catégories de la sociologie compréhensive ».
Voir également M. WEBER, La domination, op.cit., p. 113 : « Ce n’est qu’avec la bureaucratisation de l’État et du droit que, de façon générale, il devient possible de distinguer un ordre juridique "objectif" et des droits individuels "subjectifs" garantis par ce dernier, ou encore un droit "public", réglementant les relations des autorités entre elles et avec les "sujets", et un "droit privé", qui règle les relations des individus dominés entre eux. La bureaucratisation présuppose aussi la distinction entre "l’État" comme porteur abstrait de droits de souveraineté et créateur des "normes juridiques" et, d’autre part, les "prérogatives" personnelles des individus – des conceptions nécessairement tout à fait étrangères, dans leur essence, à la structure de domination pré-bureaucratique, notamment patrimoniale et féodale. Ces conceptions ne pouvaient acquérir un sens, et ne l’ont effectivement acquis, que dans le cadre des communautés urbaines, dès lors que celles-ci ont confié leurs charges à des magistrats périodiquement élus, et que les porteurs individuels du pouvoir, qui "exercent" donc à chaque fois la domination, y compris sous ses formes les plus hautes, ne se confondent manifestement plus avec ceux qui détenaient le pouvoir comme un "droit personnel". Mais cette distinction n’est parvenue à s’imposer, sur le fond, que lorsque la direction de la bureaucratie a été entièrement dépersonnalisée et que la systématisation rationnelle du droit a été menée à son terme ».
Voir enfin B. BASDEVANT-GAUDEMET, Aux origines de l’État moderne : Charles Loyseau, 1564-1627, théoricien de la puissance publique, Paris, Economica, 1976.
[16] P. BRUNET, « Michel Troper et la théorie générale de l’État. État général d’une théorie », art.cit., p.87-89.
[17] S. GOYARD-FABRE, L’État, figure moderne de la politique, Paris, Armand Colin, 1999.
[18] M. TROPER, Pour une théorie juridique de l'État, Paris, P.U.F., 1994 ; M. TROPER, La Théorie du droit, le droit, l'Etat, Paris, PUF, 2001 ; M. TROPER, « The Structure of the Legal system and the Emergence of the State », STRAUS INSTITUTE WORKING PAPER n°10011, 2012, URL : http://nyustraus.org/index.html
Voir également P. BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 64, septembre 1986, p. 3 : « La démarche de Kelsen, fondée sur le postulat de l'autolimitation de la recherche au seul énoncé des normes juridiques, à l’exclusion de toute donnée historique, psychologique ou sociale, et de toute référence aux fonctions sociales que peut assurer la mise en œuvre de ces normes est, tout à fait semblable à celle de Saussure qui fonde sa théorie pure de la langue sur la distinction entre la linguistique interne et la linguistique externe, c'est-à-dire sur l’exclusion de toute référence aux condition historiques, géographiques et sociologiques du fonctionnement de la langue ou de ses transformations ».
[19] P. BRUNET, « Michel Troper et la théorie générale de l’État. État général d’une théorie », dans Droits, Revue française de théorie juridique, art.cit.
[20] M. TROPER, « Sur l’usage des concepts juridiques en histoire », dans Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 47e année, n°6, 1992, p. 1180.
[21] J.-P. GENET, « La genèse de l’État moderne. Les enjeux d’un programme de recherche », dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Vol. 118, juin 1997, p. 19. Sa définition de l’État reprend cette triple perspective : « un État moderne, c’est un État dont la base matérielle repose sur une fiscalité publique acceptée par la société politique (et ce dans une dimension territoriale supérieure à celle de la cité), et dont tous les sujets sont concernés ».
[22] Cette démarche est celle du sociologue allemand Norbert Elias. Voir N. ELIAS, La dynamique de l’Occident, op. cit., N. ELIAS, La société de Cour, Paris, Champ Flammarion, 1974 (traduction de Die höfische Gesellschaft [1ère édition, 1969]), N. ELIAS, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 1991 (traduction de Was ist Soziologie ?[1ère édition, 1970]). Voir également H. LÉVY-BRUHL, Aspects sociologiques, op. cit., p. 177-182.
[23] M. WEBER, La domination, Paris, La découverte, 2013 (traduction de Herrschaft, [1ère édition, 1920]), p. 280 : « il (le charisme) est la puissance révolutionnaire spécifiquement créatrice de l’histoire ».
[24] Max WEBER, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996 (1ère édition, 1910-1920). Voir notamment son introduction à L’éthique économique des religions mondiales, plus particulièrement la notion de « chance de vie ».
[25] M. WEBER, op. cit., p 60 : « L’existence de toute domination au sens technique (…), est bien entendu tributaire au plus fort degré qu’on puisse imaginer de l’autojustification par l’invocation de ses principes de légitimation. Ces principes ultimes sont au nombre de trois.
- La « validité » d’un pouvoir de commandement peut s’exprimer dans un système de règles rationnelles instituées (par un pacte ou octroyées), qui apparaissent comme des normes valables pour tous et sont suivies lorsque celui qui, en vertu de la règle, a été « appelé » à exercer de commandement revendique celui-ci. Le porteur individuel de ce pouvoir est alors légitimé par ce système de règles rationnelles et son pouvoir est légitime dans la mesure où il s’exerce conformément à celles-ci. L’obéissance porte sur des règles et non sur la personne.
- Elle peut cependant se fonder aussi sur l’autorité personnelle. Cette dernière peut trouver son fondement dans le caractère sacré de la tradition, donc de la coutume, de ce qui a toujours été ainsi, et qui prescrit l’obéissance à l’égard de certaines personnes.
- Enfin, cette autorité personnelle peut à l’inverse trouver son fondement dans l’abandon à l’extraordinaire : elle implique alors la croyance dans le charisme, c’est-à-dire dans la révélation actuelle ou les dons de grâce d’une personne, la croyance dans les sauveurs, prophètes et héros de tous ordres.
A ces trois principes correspondent les types « purs » fondamentaux de la structure de domination, dont la combinaison, le mélange, la confusion et la transformation ont donné naissance aux formes que l’on rencontre dans la réalité historique.
- L’agir communautaire rationnellement sociétisé d’une structure sociale de domination trouve son type spécifique dans la « bureaucratie ».
- L’agir communautaire attaché aux rapports d’autorité traditionnels est représenté de manière typique dans le « patriarcat ».
- La structure sociale de domination « charismatique » s’appuie sur l’autorité des personnalités concrètes, qui n’est fondée ni rationnellement ni sur la tradition ».
[26] P. BOURDIEU, « Présentation », in ARSS, n°1, 1974, p. 1.
[27] É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988 [1ère édition, 1894], p. 86-91.
[28] Voir M. WEBER, Économie et Société, op.cit..
[29] Ibid. Max Weber considère le féodalisme comme « un cas limite du patrimonialisme ».
[30] P. BOURDIEU, Raisons pratiques, sur la théorie de l’action, Paris, 1996, p. 185-87.
[31] P. BOURDIEU, « Les modes de domination », Paris, ARSS, N°2/3, juin 1976, p. 122.
[32] Ibid.p. 291-292 : « Le charisme trouve la source de son efficacité dans la croyance des dominés, il est nécessaire d’obtenir d’eux la reconnaissance du successeur désigné. Bien plus : la reconnaissance par les dominés est le facteur originellement décisif. »
Quant à Pierre Bourdieu, il considère que la définition wébérienne du charisme est une dimension que l’on retrouve dans tout régime de domination. Voir par exemple P. BOURDIEU, Le Sens pratique, Paris, Éd. De Minuit, 1980, p. 242-43 : « Le capital symbolique ne serait qu’une autre façon de désigner ce que Max Weber a appelé le charisme si, prisonnier de la logique de typologies réalistes, celui qui a sans doute le mieux compris que la sociologie de la religion était un chapitre, et pas le moindre, de la sociologie du pouvoir, n’avait fait du charisme une forme particulière de pouvoir au lieu d’y voir une dimension de tout pouvoir, c’est-à-dire un autre nom de légitimité, produit de la reconnaissance, de la méconnaissance, de la croyance « en vertu de laquelle les personnes exerçant de l’autorité sont dotées de prestige. ». »
[33] Max WEBER, Économie et société. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Pocket, 1995 (traduction de Rechtsoziologie [1ère édition, 1967]), vol. 1, p. 97 : « L’État est une entreprise politique de caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la violence physique légitime ».
[34] P. BOURDIEU, Sur l’État, op.cit..
[35] N. ELIAS, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann Lévy, 1969 (1ère édition, 1939). Le sociologue précise son approche pages 96 à 98 : « En portant de tels jugements, en manifestant sa satisfaction personnelle, en promenant sur le passé ce regard subjectif ou partiel, on se barre la route de la découverte des lois structurelles et des mécanismes élémentaires, de la vraie histoire des structures, de la sociogenèse des constructions historiques. Les constructions historiques sont toujours issues de la lutte entre intérêts opposés ou, plus exactement, ambivalents. Les structures qui périssent du fait de ces luttes ou qui se fondent dans des structures nouvelles – qu’il s’agisse de seigneuries absorbées par la royauté ou d’un gouvernement royal emporté par l’État bourgeois – sont partie intégrante des structures nouvelles, au même titre que l’adversaire chanceux et le vainqueur. Sans les entreprises violentes, sans le stimulant de la libre concurrence, il n’y aurait pas de monopole de la contrainte physique, et sans ce monopole, personne n’aurait jamais pu pacifier le territoire, limiter et réglementer l’emploi de la violence. »
« Pour bien comprendre la genèse et l’existence même des États, il est indispensable d’appréhender le processus de la lente formation des organes centraux de l’État c’est-à-dire un certain automatisme dans l’évolution des rapports et de l’interdépendance des intérêts et des actions ».
[36] P. DE BEAUMANOIR, Les Coutumes de Clermont-en-Beauvaisis (1283), Paris, A. Salmon, 1899-1900, (rééd. Paris, Picard, 1970).
[37] F.-A. ISAMBERT (dir.), Recueil général des anciennes lois françaises, Hollande, 1964, T. IX, p. 202 et suiv.
[38] Voir N. ELIAS, La dynamique de l’Occident, op.cit., p. 176-79 : « Le cycle fonctionnel de l’Ancien Régime […] est déterminé dans une large mesure par le fait que le seigneur central est encore le propriétaire des monopoles de domination, de sorte qu’on ne distingue pas encore, dans la personne du seigneur central, entre « l’homme privé » et le fonctionnaire de la société. La noblesse de cour n’assure aucune fonction directe dans le processus de la division du travail, mais il a une fonction pour le roi. Cette fonction fait même partie des fondements indispensables de sa domination. Elle permet au roi de prendre ses distances par rapport à la bourgeoisie, de même que la bourgeoisie lui permet de distancer de la noblesse. Elle forme contrepoids à la prédominance de la bourgeoisie au sein de la société. C’est là, à côté de quelques autres, sa fonction la plus importante pour le roi. Sans la tension entre la noblesse et la bourgeoisie, sans cette insistance sur la différence des ordres, le roi perdrait la partie essentielle de son pouvoir. L’existence de la noblesse de cour atteste à quel point les monopoles de domination sont encore la propriété personnelle du seigneur central, à quel point les revenus du royaume peuvent encore être redistribués au profit de la fonction centrale. La possibilité de redistribution planifiée des recettes fiscales existe à partir de leur monopolisation. Mais pour l’heure, cette planification a encore pour objectif de soutenir des couches ou des fonctions en déclin. »
[39] A.N., 29AP 17, Archives Privées du Comte Pierre-Louis Rœderer : écrits politiques, décisions administratives, archives familiales.
[40] P-.L. roederer, L’Esprit, op.cit., p.43-45.
[41] A.-M. roederer, Œuvres, op. cit., T.II, p.46-47 et p.80.
[42] Ibid, p.119-120.
[43] P.-L. roederer, L’Esprit, op.cit., p.63.
[44] P.-L. roederer, « Des sots dans les Républiques », Journal de Paris, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, an VI, p.213-216.
[45]A.-M. roederer, Œuvres, op.cit., T.II., p.16.
[46]P.-L. Rœderer, De la propriété considérée dans ses rapports avec les droits politiques, Paris, Imprimerie Porthmann, 1819, p.3-10.
[47] A.-M. Rœderer, Œuvres, op.cit., T.III, p.267-271.
[48]P.-L. Rœderer, L’Esprit, op.cit., p.220.
[49]Ibid., p.4-5.
[50] P.-L. Rœderer, Chroniques de Cinquante jours, du 20 juin au 10 août 1792, dans M. de lescure, Mémoires sur les journées révolutionnaires et les coups d’État, Paris, Librairie Firmin-Didot, 1875, T.I., p.36.
[51] Ibidem.
[52] P.-L. Rœderer, De la philosophie moderne, et de la part qu’elle a eue à la Révolution française, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, frimaire an VIII, p.6-7.
[53] A.-M. Rœderer, Œuvres, op. cit., T.II, p.530 et 534
[54] P.-L. Rœderer, Mémoire d’économie publique, de morale et de politique, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, frimaire an VIII, T.I, p.284-285.
[55] P.-L. Rœderer, Mémoire d’économie publique, op.cit., T.II, pp.87-88.
[56] A.-M. Rœderer, Œuvres, op.cit., T.III, p.92-94.
[57] M.WEBER, La domination, op. cit., p. 332-334.
[58] Voir S. BERGOUNIOUX, « De Brumaire à la formation de l’État bureaucratique consulaire : le rôle des républicains conservateurs », Annales historiques de la Révolution française, 2014, numéro 4, p. 51-72.
[59] AN, AF IV 1042. Archives du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale. Fonctionnement du Ministère de la Justice : correspondances, ordres de travail, bulletins des lois.
[60] C. CHARLE, Les Hauts fonctionnaires en France au XIXe siècle, Paris, Gallimard, p. 206.
[61] Voir également J. TULARD, « Le Conseil d’État de Napoléon », dans R. DRAGO, J. IMBERT, J. TULARD, F. MONNIER, Dictionnaire biographique des membres du Conseil d’Etat, 1799-2002, Montrouge, Fayard, 2004, p. 13-16.
[62] AN, AF IV 1042. Archives du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale. Fonctionnement du Ministère de la Justice : correspondances, ordres de travail, bulletins des lois.
[63] AN, AF IV 1042. Archives du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale. Fonctionnement, op.cit.
[64] Ibid..
[65] Les calculs sont établis à partir des Archives du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale, conservées aux archives nationales (AN, AF IV 1042).
[66] Voir S. BERGOUNIOUX, Bourgeoisie de Robe et esprit d’État : genèse sociale et historique de la domination symbolique institutionnalisée, Thèse de doctorat de l’Université Paris I, soutenue le 9 juin 2012. Cette thèse est en cours de publication.
[67] A.N., 29 AP 75. Archives privées de Pierre-Louis Rœderer. Politique, administration, gouvernement. Règlement sur l’Instruction publique du 11 floréal an X.
Voir également Jacques-Olivier BOUDON (ss. la dir.), Napoléon et les Lycées. Enseignement et société en Europe au début du XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions/Fondation Napoléon, 2004.
[68] A.N., 29 AP 75. Archives privées de Pierre-Louis Rœderer. Politique, administration, gouvernement. Règlement sur l’Instruction publique du 11 floréal an X.
[69] A.N., 29 AP 75. Archives privées de Pierre-Louis Rœderer. Politique, administration, gouvernement. Règlement sur l’Instruction publique du 11 floréal an X.
[70] A.N., 29 AP 75. Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, op.cit..
[71] Ibid.
[72] Ibidem.
[73] A.N., 29 AP 75. Archives privées de Pierre-Louis Rœderer. Politique, administration, gouvernement. Notes manuscrites sur le discours prononcé au corps législatif sur le projet relatif à l’instruction publique, daté du 24 floréal an X
[74] Voir S. BERGOUNIOUX, « Representative Government in France (1789-1802) : a reflection on the historical foundation of a French political mythology », Revue Parliamants, Estates and Representations, avril 2015, numéro 1, p. 1-20, Prix Émile Lousse de la recherche en sciences sociale et juridique.
[75]A.-M. Rœderer, Œuvres, op.cit., T.VIII, p.284.
[76] P.-L. roederer, L’Esprit, op.cit., p.66-67.
[77] P.-L. roederer, Mémoires d’économie publique, op.cit., T.I., p.81-83.
[78] A.-M. roederer, Œuvres, op.cit., T.VII, p.140.
[79] Ibid, T.V., p.515-516.
[80] Ibid, T.III, p.284.
[81] Ibid, T.VI, p.558.
[82] P.-L. Roederer, De la députation aux États généraux, Metz, 8 novembre 1788, p.26.
[83] P.-L. Roederer, Journal d’économie publique, de morale et de politique, Paris, 27 août 1796, Imprimerie du Journal de Paris, T.I., p.4-5.
[84] P.-L. Roederer, Mémoires, op.cit., p. 309.
[85] P.-L. Roederer, Observations morales et politiques, op.cit., Paris, Imprimerie du Journal de Paris, an XII, p.44-45.
[86] P.-L. Roederer, De l’usage de faire de l’autorité publique dans les circonstances présentes, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, Prairial an V, p.10.
[87] P.-L. Roederer, Mémoires, op.cit., T.I., p.78-80.
[88] A.-M. Roederer, Œuvres, op.cit., T.V., p.258 et 270-271.
[89] Ibidem.
[90] P.-L. Roederer, Journal : notes intimes et politique d’un familier des Tuileries, Paris, H. Daragon Éditeur, 1909. Voir également Archives Nationales (A.N.), 29 AP 78, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer.
[91] P.-L. Roederer, Motifs du projet de loi concernant la formation et le renouvellement des listes d’éligibilité prescrites par la constitution, Paris, Imprimerie nationale, an VIII, p.1-2.
[92] Ibidem.