Soulef Bergounioux
Historienne.
Abonné·e de Mediapart

12 Billets

0 Édition

Billet de blog 7 juin 2022

Soulef Bergounioux
Historienne.
Abonné·e de Mediapart

L'intention de subversion

L’évènement est le fait historique par excellence. C’est parce qu’il est surgissement qu’il est de part en part historique. De ce point de vue, le mouvement Nuit Debout est un évènement. Il est l’accomplissement inattendu d’un processus historique : la reconfiguration de l’identité politique de gauche. C’est ce laisse transparaitre cet entretien de mars 2017 avec la députée européenne L. Chaibi.

Soulef Bergounioux
Historienne.
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Préalables analytiques : 

C’est le paradoxe de régimes politiques fondés sur la contrainte que d’amener à la désobéissance ceux-là même qu’ils entendent soumettre. Toute hiérarchie instituée parce qu’elle objective la valeur sociale des agents, produit de l’exclusion qui, paradoxalement, renforce le sentiment d’appartenance des individus à un groupe, un collectif, en somme une classe. Ce mécanisme est particulièrement visible toutes les fois où les « infériorisés » sont amenés par des conditions historiques particulières à contester l’ordre social. Il est des moments où le décalage entre l’image officielle, médiatique de la classe dominante, modérée, affable, pleine de commisération à l’égard de ses inférieurs, et son agir immédiat, outrancier, méprisant, violent, haineux produit un « sentiment de scandale tel » qu’il conduit les dominés à mettre en doute le bienfondé de la hiérarchie. Cette dynamique de la révolte est particulièrement perceptible au travers de cet entretien avec Leila Chaïbi qui s'est tenu en mars 2017.

Faire tomber l’oligarchie !

Entretien avec Leïla Chaibi, militante associative et politique.

Initiatrice du mouvement Nuit debout.

Votre choix de faire des études en sciences politiques s’explique-t-il par votre engagement ?

J’ai fait un IEP (Institut d’études politiques) parce que je voulais devenir journaliste. Apparemment, c’était le meilleur moyen d’y arriver. En 2001, je me suis présentée à plusieurs concours. J’ai été reçue à l’IEP de Toulouse. Ça tombait bien parce que je suis originaire de cette ville !

À l’IEP, j’ai surtout appris à militer. Quand j’ai intégré cette école, le mouvement altermondialiste était très dynamique. Il y avait assez souvent des rassemblements. Il faut dire aussi que j’ai toujours été engagée. Je me suis toujours sentie concernée. Déjà au lycée, j’étais déléguée de classe. Quand une amie de l’IEP m’a proposé de participer à un rassemblement à Barcelone contre le sommet des chefs d’États et de gouvernements à Gênes, j’ai tout de suite accepté. Il y avait un départ organisé en car. Avec mon amie, nous nous y sommes rendues. Mais là, il s’est produit un évènement auquel je ne m’attendais absolument pas ! Les accords de Schengen ont été provisoirement suspendus. Notre car a été arrêté à la frontière franco-espagnole. Je ne pensais même pas que c’était possible. Les forces de l’ordre ont fouillé le bus. Ils regardaient les drapeaux et les livres … . Ça m’a fait un drôle d’effet ! Finalement avec les autres militants, nous nous sommes retrouvés à Perpignan. Nous avons organisé notre contre-manifestation dans cette ville. Pour moi, ça a été un moment important. J’ai pris conscience qu’il y avait des limites à la liberté d’expression, à la liberté de penser dans une démocratie …. Comment se pouvait-il que les marchandises puissent continuer à circuler alors même qu’on nous interdisait de fait, d’aller manifester à Barcelone ? Quand j’étais bloqué à la frontière franco-espagnole, j’ai constaté que les camions de marchandise circulaient en toute liberté …. La suspension des accords de Schengen ne concernait que les personnes, enfin les opposants à la politique libérale menée par l’Union européenne. Je ne comprenais pas comment tout cela pouvait être possible ! J’étais sonnée ! Après tout, ce que nous voulions, c’était juste manifester pacifiquement notre mécontentement. Après cela, forcément, je me suis engagée activement, dans le syndicalisme étudiant.

Vous vous êtes engagée très jeune, parce que vos parents étaient des militants politiques actifs ?

Non, absolument pas ! Je me souviens que ma mère faisait les poches de mon père pour savoir pour qui il avait voté. Ma mère est vendéenne. Elle est issue d’une famille de droite. Pour des questions éthiques et environnementales, elle est plutôt écolo, sans pour autant se considérer de gauche. Pourtant, elle a longtemps été engagée dans des associations de parents d’élèves. Je me souviens encore de mon étonnement, quand je l’ai croisée à une manifestation contre la suppression des postes d’enseignants. D’ailleurs, je l’avais un peu taquinée en lui disant : « Tu es de gauche ! ». Sa première réaction avait été de m’objecter qu’elle trouvait juste scandaleux de supprimer des postes d’enseignants, mais que, pour autant, ça ne faisait pas d’elle une femme de gauche. Ma réponse n’a pas tardé …. Je lui ai expliqué que la défense du service public, c’est plutôt de gauche ! Elle était un peu étonnée. Tout cela pour dire que ma mère n’était pas vraiment politisée.

Mon père, c’est un peu différent. Nous parlons souvent politique. Il se dit plutôt de gauche mais il est très attaché à la réussite individuelle. Il est issu d’une région très pauvre en Tunisie. C’est le seul de sa famille à en être sorti. Il est ingénieur. Du coup, il tient un discours plutôt individualiste. La réussite personnelle, c’est très important pour lui. Je suis l’aînée de la famille. Quand j’étais petite et que j’habitais en région parisienne, mon père et moi avions une sorte de rituel. Lors de nos promenades familiales, nous passions toujours devant Polytechnique. Il me répétait toujours la même chose : « C’est ici que tu feras tes études ! » Plus tard, au lycée, quand il a fallu que je choisisse mon orientation, ça a été très compliqué. Mon père refusait que je fasse un baccalauréat économique et social. Il a fallu que la conseillère d’orientation intervienne pour lui expliquer que ce n’était pas un échec, qu’il fallait me laisser faire ce que je voulais : Il a fini par se faire à l’idée mais je voyais bien qu’il était déçu ! Finalement, je crois pouvoir dire que sur ces questions, j’ai toujours été en conflit avec mon père. Je me souviens encore de sa déception quand il a appris que je n’étais pas retenue en hypokhâgne … Pour lui, l’université, c’était honteux ! C’était presque un gros-mot. Nos relations se sont un peu détendues quand j’ai été reçu au baccalauréat avec mention Bien, et que j’ai réussi le concours d’entrée à l’IEP de Toulouse. Je suis passée en très peu de temps du stade de la honte de famille à celui de sa fierté. C’est toujours un peu pareil avec mon père. Nos relations ont toujours été conflictuelles. Quand j’ai commencé à militer, il ne comprenait pas. Pour lui, je devais étudier au lieu de perdre mon temps dans des combats aussi difficiles. Quand avec d’autres militants, nous avons créé le collectif Génération précaire, il ne comprenait pas pourquoi je faisais tout cela. Pour lui, je perdais mon temps. Il était inquiet. Heureusement, la médiatisation du mouvement a changé la donne. D’un coup, mon père était fier de moi. Il saisissait mieux l’intérêt du collectif, de mon engagement. J’ai contribué à détruire ses illusions individualistes !

Pourquoi avez-vous choisi d’être de gauche ?

Je n’ai pas l’impression d’avoir choisi d’être de gauche. Pour moi, ça a toujours été quelque chose d’évident, de naturel. Au collège, ma voisine et amie, avait des parents de gauche. Elle me répétait sans cesse que la gauche, c’est la justice sociale et que la droite, c’est l’individualisme. J’étais un peu étonnée par son discours. Pourtant, une fois l’étonnement passé, je me suis sentie en accord avec mon amie d’enfance. À tel point que, quand j’ai commencé à militer au NPA (Nouveau parti anticapitaliste), qui est considéré comme la droite du mouvement social, je ne comprenais pas comment on pouvait être jeune, se dire de gauche et militer au sein du Parti socialiste. Tout cela n’a fait que s’accentuer avec le temps, l’expérience militante et, le quinquennat de François Hollande ! Depuis, c’est devenu compliqué de se dire de gauche …. Je distribue souvent des tracts. Les gens m’interpellent. La plupart du temps, ils me disent qu’ils ne veulent plus entendre parler de la gauche, qu’ils ont assez donné avec François Hollande. Dans l’esprit de la plupart des gens, être de gauche, être de droite, c’est devenu un peu pareil. Du coup, je trouve assez inutile de brandir le fait d’être de gauche comme un étendard, surtout quand ça empêche de convaincre des gens qui sentent proches des idées de gauche et qui, par leur manière de voir le monde, le sont, de fait !

Par contre, à titre personnel, je suis de gauche parce qu’à mon point de vue, rien n’est immuable. Il faut changer le monde ! La loi de la jungle ne peut pas régner indéfiniment …. Un jour viendra pas si lointain, où les richesses seront partagées équitablement pour permettre à chacun de vivre dans des conditions décentes. Ça devrait être la finalité de toute société humaine ! C’est pour cela que je milite, que je continue à militer ….

Pour vous, changer le monde nécessite d’avoir un rapport distant à l’ordre, à la hiérarchie ? C’est ça être de gauche pour vous ?

D’un certain point de vue, oui. L’adolescence est une période charnière. C’est le moment où l’on se positionne par rapport au monde tel qu’il est, tel qu’il existe. J’étais particulièrement rebelle à l’adolescence. Je me suis d’abord opposé à l’autorité parentale. Je ne comprenais pas pourquoi, je ne pouvais pas faire ce que je voulais dès lors que mes choix étaient réfléchis ! Au lycée, je me suis rebellée contre l’autorité professorale, le système éducatif que je trouvais injuste. Quand j’étais déléguée de classe, je défendais toujours mes camarades contre les CPE et les profs. Finalement, à chaque étape de la vie, il y a une autorité à affronter, à remettre en question. Il faut toujours s’interroger sur la légitimité de l’autorité. Je trouve ce rapport à l’ordre sain, normal. Peut-être parce que ça a été le point de départ de mon engagement actif.  Le droit d’exprimer librement son opposition, ça compte aussi …. En 2001, c’était la première fois que ma liberté d’expression était aussi brutalement entravée. Jusqu’alors je pensais réellement que je vivais dans un pays démocratique. Pour moi, la démocratie ne peut pas se résumer au droit de vote. À cette époque, François Hollande était Premier secrétaire du Parti socialiste. Il avait été invité à Sciences-Po Toulouse. J’en avais profité pour l’interpeller sur ce qui s’était passé à la frontière franco-espagnole. J’avais bien préparé ma question car je ne comprenais toujours pas comment il se pouvait qu’une suspension des accords de Schengen ne puisse concerner que les personnes et absolument pas les marchandises. Je considérais, je considère que de tels agissements constituent une entrave à la liberté d’expression, mais je n’ai pas vraiment obtenu de réponse ! Il est certain que ce qui s’est passé à cette période a constitué un moment de prise de conscience. Je n’ai jamais cherché à le théoriser. Tout ce que j’avais vécu, tout ce que je voyais, tout ce que je vois, me portait, me portent à gauche. Les rencontres notamment avec les syndicats étudiants, ont aussi beaucoup compté. C’est au même moment qu’avec des amis, j’ai monté un collectif pour organiser le contre-sommet du G8 de 2003, à Annemasse.

A ce moment-là, vous êtes engagée dans le mouvement altermondialiste. Pourquoi ?

Je n’ai jamais été une militante altermondialiste. En 2003, il y avait un contre-sommet qui s’organisait contre le G8, j’ai voulu y participer. Les syndicats étudiants nous ont expliqué que les huit chefs d’États des plus grandes puissances mondiales allaient se retrouver à Évian, pour décider du sort de la planète. Pour moi et comme ce fut le cas en 2001, il y avait un vrai problème de démocratie. C’est pourquoi je me suis engagée. J’étais très active au sein du collectif chargé de l’organisation du contre-sommet. En même temps, je militais à Alternative libertaire que j’ai fini d’ailleurs par quitter après le contre-sommet à Annemasse. À ce moment-là, je me dis que jamais plus, je ne militerai au sein d’une organisation politique. J’avais l’impression d’avoir été bien plus efficace au sein du collectif que nous avions monté avec des gens d’un peu partout, qu’au sein d’un parti. Ce que je ne supportais pas, c’était les injonctions à la loyauté. Je devais être loyale envers des gens que je ne connaissais même pas sous prétexte que nous appartenions à la même organisation politique. À Annemasse, je voyais les gens du collectif qui s’amusaient beaucoup alors que j’étais contrainte de manifester derrière la banderole d’Alternative libertaire. Quand je les ai vu faire la manifestation en sens inverse, je les ai rejoints. C’était chouette ! Ils militaient et en plus ils s’amusaient. Ce n’était pas le cas à Alternative libertaire. Je ne comprenais pas non plus pourquoi nous perdions des heures précieuses à discuter de l’orientation idéologique du prochain congrès, plutôt que de militer, que d’être sur le terrain. Je trouvais ces discussions contre-productives et inefficaces. Le militantisme, la politique, ce n’est pas un club de réflexion. Ce qui m’importe, c’est de partir du réel pour essayer de l’améliorer, de le changer. Je suis concrète aussi parce que je trouve que c’est un mode d’action efficace. Je ne suis pas opposée, par principe, à l’idée de discipline, à la nécessité de respecter l’orientation politique du parti dans lequel je milite. Ce que je veux dire, c’est que même s’il est vrai que d’une certaine manière, le devoir, la discipline, la loyauté m’exaspèrent, c’est parce qu’ils constituent un frein à l’action collective, à l’intelligence collective. C’est du moins ce que j’ai appris en militant à Alternative libertaire.

Pourquoi les notions de devoir, de discipline, de loyauté vous exaspèrent-elles ?

Personne ne me force à m’engager. Je ne m’inscris pas dans une logique sacrificielle. Si je le fais, c’est parce que je suis convaincue. Je n’ai pas besoin que l’on me rappelle à l’ordre, que l’on m’explique ce qu’est la loyauté, le sens du devoir. J’aime m’engager comme d’autres aiment faire de la photo ou du tricot. Toutes mes expériences militantes reposent sur le plaisir. Sans cela, je n’ai pas envie de m’engager. Pour moi, la loyauté, la discipline se rapprochent plus de l’état d’esprit militaire que de l’engagement militant. À mon point de vue, le devoir, la discipline sont à l’opposé de l’engagement qui est un acte délibérément réfléchi. J’agis toujours de la même façon. Dès que je sens que j’agis plus par loyauté que par conviction, que je ne ressens plus de plaisir en militant, je m’arrête. Je m’en vais. Les moments de forts engagements coïncident toujours avec mes plus belles expériences militantes. Ce n’est pas un hasard ! Dans ce cas, je suis loyale de fait. Je ne me pose même pas la question. Je n’ai pas besoin que l’on érige la loyauté en valeur absolue, pour l’être. J’agis parce que je suis convaincue de l’utilité de mon engagement. Pour moi, l’injonction à la loyauté est inconcevable. Lors du contre-sommet au G8, à Annemasse, en 2003, certains de mes camarades m’expliquaient que je devais manifester avec eux, derrière la banderole de mon parti, parce que j’appartenais à la même organisation politique. Sans même réfléchir, je m’en vais. Je refuse et ce refus est naturel. Je n’ai pas besoin, ni envie que l’on m’explique ce que je dois faire ou ce que je dois penser. Le devoir d’obéissance, la discipline, sont très éloignés de mes valeurs politiques … !

Est-ce que c’est cette liberté de penser qui est constitutive de votre engagement qui vous a fait choisir le métier de journaliste ?

Je voyais effectivement le métier de journaliste comme un moyen pour changer les choses, en donnant la parole à des gens qui ne l’ont jamais ! Après l’IEP, j’ai enchaîné sur un stage de rédaction à Paris. Très vite, je me suis aperçue que très peu de journalistes pouvaient réellement exercer leur métier. Dans leur grande majorité, ils ne souhaitaient même pas écrire des articles qui ont pour fin de changer la société !

Cette prise de conscience coïncide avec le moment où je me lance dans la construction du collectif Génération précaire. C’est à ce moment-là que j’abandonne l’idée de devenir journaliste. Du coup, je ne me projette plus vraiment dans l’avenir. Je sais juste que je veux continuer à militer. Les questions que je me pose alors, sont très concrètes : comment faire pour rester à Paris, comment faire pour trouver un logement et un travail qui me permettent de continuer à militer ?

Depuis, j’ai été reçue au concours d’Attachée territoriale. Aujourd’hui, je travaille au service jeunesse d’une mairie de la région parisienne. Je suis chargée des actions à la citoyenneté. Je travaille avec les jeunes de 16 à 25 ans. Je suis très satisfaite de ce travail. C’était assez inespéré puisque je suis en accord avec la politique menée par la majorité municipale. Je ne suis pas sur un poste administratif qui aurait pu m’ennuyer. Je travaille sur le terrain et en même temps, je monte des projets. En ce moment, j’organise un concours sur les élections. Peu avant, j’en avais élaboré un, sur les actions de solidarité. Je me sens utile !

Vous êtes une militante associative et politique très active, est-ce que vous distinguez vos deux engagements ?

Oui et non …. Dès que je suis arrivée à Paris comme stagiaire dans une rédaction, je me suis lancée dans la création du collectif Génération précaire. Ensuite c’est parce que je suis en galère de logement que je me lance dans la création de Jeudi noir. Finalement ce que je vis au quotidien est très lié à mon engagement. Jusqu’à mon arrivée à Paris, j’avais l’habitude de militer dans des champs plus radicaux. À Toulouse, je m’étais lancée dans la création de médias alternatifs. Le rapport au journalisme était plus conflictuel. Je me souviens avoir lancé des œufs sur les journalistes pour être entendue. Sans cela, c’était impossible d’avoir une brève dans la Dépêche du Midi. Je pensais qu’il n’y avait rien à tirer du système. À cette époque, j’étais très vindicative. Je me suis vite aperçue que ce n’était pas le meilleur moyen pour convaincre. Quand j’intègre le collectif Génération précaire, à Paris, mon mode d’action change. J’apprends à utiliser les médias. C’est quelque chose de nouveau pour moi. Je me rends compte qu’il est possible de détourner à notre profit, les outils du système, que ce soit les médias ou les institutions politiques. Finalement, mon militantisme devient très concret. Après avoir déterminé quel était l’objectif, je me pose très concrètement la question des moyens. Au sein du collectif Génération précaire, il y avait beaucoup de gens qui n’avaient jamais milité. Je me souviens d’une militante en particulier, plutôt de droite, qui se demandait pourquoi nous n’allions pas voir Dominique de Villepin, le Premier Ministre, qui, d’après elle, se sentait très concerné par la question de l’insertion des jeunes. Elle était persuadée qu’il allait nous écouter et nous aider. Je n’ai rien dit mais je n’en pensais pas moins … ! Je ne comprenais pas comment il se pouvait que cette fille soit si naïve ! Comment pouvait-elle imaginer un seul instant, que Dominique de Villepin, qui venait de proposer le CPE, allait nous aider ?! Après trois mois d’engagement au sein du collectif, cette même personne nous expliquait que nous étions gouvernés par le MEDEF …. Comme quoi, il n’y a pas de doute à avoir, c’est bien la lutte qui forge la conscience, et non l’inverse ! Militer au sein de ce collectif m’a beaucoup enrichi. Les discussions, parce qu’elles n’étaient pas guidées par une idéologie toute faite, permettent d’avancer ensemble, de se mettre d’accord sur des objectifs concrets. Les lignes bougeaient plus facilement parce qu’au sein de Génération précaire, nous étions tous d’accord pour ne pas instrumentaliser politiquement notre combat. C’était un peu le même esprit à Nuitdebout. Je crois pouvoir dire que militer dans des collectifs citoyens, qu’être confrontée à des gens qui pensent différemment, m’a permis de me rendre compte de l’inutilité des discours tout fait. Réciter un tract, ça ne sert à rien. C’est par l’échange, la discussion, que les lignes peuvent bouger !

De manière générale, qu’est-ce qui vous pousse à vous engager ? Comment choisissez-vous vos combats associatifs ou politiques ?

Quand je m’engage, je me pose toujours deux questions, qui sont, pour moi, fondamentales. La première, c’est la finalité de l’action. Si je m’engage, c’est parce que j’estime que ça va servir à quelque chose. La seconde raison est plus personnelle. M’engager c’est nécessairement un plaisir, ça ne peut être ni une contrainte, ni un devoir. Généralement, c’est un bon révélateur. La plupart des combats que j’ai mené, ont toujours été bien relayés par les médias. C’est vrai pour les collectifs Jeudi noir ou Génération précaire. Nous étions très peu de militants mais nous sommes parvenus à nous faire entendre, à occuper l’espace médiatique, et donc à faire réagir les politiques. Seulement, à chaque fois, la question du débouché politique s’impose à nous ! Il y a toujours quelque chose qui bloque sur le terrain politique. Nos revendications n’aboutissent pas, ne se concrétisent pas. Un exemple concret : les revendications en termes de logement, que porte le collectif Jeudi noir, n’aboutissent pas parce que les politiques nous expliquent que c’est contraire au droit de propriété, qui est supérieur au droit au logement. Pourtant ce que l’on demandait ce n’était pas d’exproprier les propriétaires, mais juste de les contraindre à nous louer des logements vides toute l’année. Réquisitionner des logements, ça ne veut pas dire exproprier, mais forcer à louer.

C’était un peu pareil pour Nuit debout. Nous sommes des milliers dans la rue et avec les autres organisateurs, on se dit que là, le mouvement va être autosuffisant, qu’il va bousculer le système. Mais non ! Il n’en est rien ! Il y a toujours un blocage au niveau politique. Or, pour que nos revendications aboutissent, il faut bien que le politique prenne le relais. C’est la raison pour laquelle je me suis engagée dans la France insoumise et, avant cela, au NPA. Si j’ai fait le choix de la France insoumise, c’est parce que j’y retrouve les idées qui étaient développées à Nuit debout, notamment sur la VIeRépublique et la question de la répartition équitable des richesses. Autre chose qui m’a convaincu, c’est la volonté de ce mouvement de ne plus s’adresser qu’aux convaincus et de s’en donner les moyens. Cette volonté implique de transformer la manière de communiquer et de faire de la politique. Or, ce constat, je l’avais dressé depuis bien longtemps !

Pourquoi et quand avez-vous quitté le NPA ?

Avant de vous expliquer pourquoi j’ai quitté le NPA, il faut que je vous explique les raisons pour lesquelles j’ai décidé de m’engager à nouveau dans un parti politique, alors même qu’après mon expérience à Alternative libertaire, je m’étais dit que jamais plus je ne m’engagerai. C’est peu après avoir milité au sein du collectif Jeudi noirque j’ai décidé de militer au sein du NPA. Petite précision, de l’extérieur, les gens ont l’impression que je suis très active. Or ce qu’il faut savoir, c’est qu’un collectif n’est pas un parti politique. Il n’a pas vocation à durer. Un collectif se fixe un objectif précis et, une fois qu’il est atteint, il n’a plus lieu d’être. Jeudi noiravait pour fin de faire exploser la bulle immobilière. Génération précairedevait aboutir à l’encadrement des stages. Ces collectifs étaient très dynamiques. Je débarquais de Toulouse. À Paris, tout était très différent. Il y avait une vraie couverture médiatique. Les médias français et étrangers relayaient assez facilement nos revendications. Du coup, j’avais l’illusion que les choses allaient changer. J’étais persuadée qu’en un an, la question serait réglée et que nous n’aurions plus de raison d’être. Hélas, douze ans ont passé depuis la création de ces deux collectifs et rien n’a changé ! La précarité chez les jeunes est toujours présente et la bulle immobilière n’a pas explosé. De ce point de vue, les différents collectifs que j’ai contribué à créer, ont échoué. Les revendications que nous portions ont été entendues sans que cela ne change quoi que ce soit. Ce sentiment d’échec collectif m’a lourdement pesé. J’en ai conclu que le seul moyen d’y remédier, c’était de créer sans cesse de nouveaux collectifs. Ce que j’ai fait. C’est avec des amis de Génération précaire que j’ai monté Jeudi noir. Au sein de Génération précaire, ma position était minoritaire. Je proposais d’interdire les stages et de les transformer en apprentissage, car mon objectif était d’éviter d’institutionnaliser la précarité. Je n’étais pas très suivie et en plus, je commençais à m’ennuyer. Ça faisait beaucoup ! Or, c’est à ce moment-là que Jeudi noirest créé. Je m’y greffe assez facilement. Je partage le combat de ce collectif. Le problème du logement, repose sur la même logique que celle des stages, qui est celle de la précarité. Obtenir un logement en région parisienne, c’est le parcours du combattant. Pourtant ! Là encore, nous sommes entendus. Nous sommes même reçus par le Ministre du logement, mais rien ne change ….

C’est à ce moment précis que je comprends que sans relais politique, nos revendications ne pourront jamais aboutir ! Je décide alors d’intégrer le NPA, même si je reste un peu méfiante, un peu réticente à l’égard des partis politiques. Je ne garde pas de très bons souvenirs de mon passage à Alternative libertaire. Je n’ai pas envie de revivre au NPA, ce que j’ai vécu à Alternative libertaire. Du coup, j’essaie d’insuffler au sein du NPA, les pratiques militantes des collectifs. Après tout, je me dis qu’il s’agit d’un nouveau parti et que ça pourrait très bien fonctionner. Le NPA pourrait très bien intégrer les pratiques militantes, les modes d’action qui sont ceux des collectifs. Dans le cadre du lancement d’une campagne sur le niveau de vie, je propose d’organiser des pique-niques dans les supermarchés. Je trouve que c’est plus efficace que de distribuer des tracts à la sortie des magasins. C’est une nouvelle façon de militer …et elle fonctionne !

Comment vos propositions sont-elles reçues au sein du NPA ?

Au départ, tout semble beau. Mais très vite, je me suis confrontée à l’autorité du parti. Quand j’intègre le NPA, avec l’arrivée de nouveaux militants, il semble y avoir de nombreux changements. Rapidement, je me rends compte qu’il y a un noyau de vieux militants qui veulent que rien ne change ! En gros, il y a tromperie sur la marchandise …. Les anciens militants estiment que leur manière de faire est la bonne et qu’il n’y a rien à y redire ni aujourd’hui ni jamais ! Eux ont l’expérience et nous, les nouveaux militants, nous devons les suivre, nous devons nous conformer à ce moule. Leur mode d’action est le bon, c’est tout ! Pour eux, il n’y a aucune raison d’en discuter. Je ne pouvais pas le supporter. J’ai quitté le NPA. Pourtant, je me souviens que quand j’ai intégré ce parti, ce qui était défendu, c’était la création d’une grande force de gauche, à la gauche du Parti socialiste … .

Autre raison pour laquelle j’ai quitté le NPA, c’est parce qu’il refusait l’alliance avec le Front de gauche. En interne, je me suis beaucoup battue pour qu’elle ait lieu. Seulement jusqu’aux élections européennes de 2009, je n’avais pas conscience que je me battais contre des moulins-à-vent. Bref, à ces élections, pour la première fois, on se rapproche des 5% des suffrages exprimés. Tout le monde semble très content. C’est à la limite de l’euphorie ! Je revois Alain Krivine nous expliquer que ce n’est pas si mal, au vu des précédents résultats, et de rire du fait que le parti était déjà descendu en-dessous des 1%. Pour moi, ça a été le déclic. Je ne milite pas pour faire 2% …. Je ne suis pas dans cet état d’esprit. Je milite pour changer les choses, pas pour témoigner. J’espère que je ne serai plus à la LFI (la France insoumise) dans trente ans. Mais je ne le crois pas. Il me semble que les choses sont en train de changer ….

Malgré vos expériences peu concluantes dans le militantisme politique, vous décidez d’intégrer le Front de gauche ?  Pourquoi ?

Au Front de gauche, je venais chercher ce que je n’avais pas trouvé au NPA ! En 2008, à la création du Front de gauche, j’étais encore au NPA. J’ai activement participé à la campagne européenne. Peu avant, les élections régionales de 2010, je me battais en interne avec la minorité, pour qu’il y ait alliance avec le Front de gauche. Ça n’a pas été le cas …. Du coup, je rends ma carte et je rejoints le Front de gauche. Si je quitte le NPA c’est parce que j’estime que mon action militante ne se résume pas à participer à des manifestations. Je n’ai pas besoin d’un parti politique pour cela. Si je m’engage, c’est pour convaincre, c’est pour gagner les élections. Le NPA s’y lance toujours à reculons. J’intègre le Front de gauche parce que je crois avoir trouvé ce qui me convenait. Il était temps de construire un parti à la gauche du Parti socialiste, pour changer le système par les urnes !

C’est parce que vous espérez changer le système par les urnes que vous présentez aux élections législatives de 2012, puis aux élections municipales de 2014 ?

En 2012, Éric Coquerel me propose de me présenter aux élections législatives. J’accepte, même si je ne me sens pas franchement à l’aise. En plus, ma candidature n’était pas gagnée d’avance puisqu’il y avait un accord avec le Parti communiste sur 80 % des circonscriptions et il voulait cette circonscription. Finalement, je me suis retrouvée candidate avec, à l’esprit, la campagne présidentielle de 2012 que je trouvais magnifique ! Avec les militants du Front de gauche, nous voulions que la campagne législative soit aussi belle que celle de la présidentielle. Nous avions récupéré un vieux camion maraîchers des années 1970. Il y avait également une fanfare … . Nous avons défilé dans toute la circonscription. La campagne était joyeuse, dynamique. Elle sortait des sentiers battus. Ça a été très bien accueilli. Avec les militants du Parti de gauche, nous avons voulu continuer à faire compagne de cette manière, mais les élections municipales avaient lieu en hiver. Il fallait trouver le moyen de réchauffer les gens et donc leur donner à manger. C’est un peu comme cela qu’est venue l’idée d’une baraque à frites !

Quels effets concrets cette façon originale produit-elle sur les citoyens, les électeurs ?

La baraque à frites, c’était toute une organisation. Tous les matins, j’allais récupérer le camion porte d’Orléans. Il fallait sortir le groupe électrogène. Bref, c’était un peu compliqué. Il arrivait que les gens nous aident. Je me souviens qu’une fois avec les militants du PG (parti de gauche), nous nous trouvions devant le parc Montsouris et qu’un jeune homme après nous avoir salué, se met à téléphoner à ses copains pour leur dire : « Oualah, ils sont là. Ils sont devant le parc Montsouris. Venez vite ! » Ses amis l’ont rejoint et ils nous ont aidé à sortir le matériel. C’était leur première expérience militante. C’était chouette.

Autre anecdote. Les frites attiraient beaucoup les enfants mais pas seulement …. Je me trouvais à proximité du lieu où Carine Petit, la tête de liste socialiste, allait tenir un meeting. Les jeunes faisaient la queue pour avoir leurs frites. Au fond de moi, je me disais que ce n’était pas très sympa de leur part. Mais là, contre toute attente, lors du meeting, ils se sont mis à crier « Leïla Chaibi », frites à la main ! C’était drôle et spontané. Je ne m’y attendais pas du tout. Bien sûr, il y a eu l’épisode NKM. Elle est venue goûter mes frites, qu’elle a trouvé déliCIEUses !

Il y a eu aussi des discussions intéressantes avec des gens qui ne seraient jamais venus discuter avec nous, si nous avions seulement distribué des tracts. Au départ, ils s’arrêtent juste pour les frites et finalement, ils en viennent à parler politique. Mine de rien, c’est là que je me suis rendue compte que, même en faisant campagne activement sur le terrain, ce que les gens voient à la télévision, ça compte beaucoup. Aux élections municipales, le PC s’est allié avec le PS … Les gens ne comprenaient pas pourquoi il y avait deux logos Front de gauche. C’est dommage parce que sur le terrain, nos adversaires politiques flippaient. Le mot d’ordre de la campagne était clair : « On va à la rencontre des gens, on n’attend pas qu’ils viennent vers nous ! » Je voulais à tout prix éviter les réunions publiques sous les préaux des écoles. Je trouve cela glauque et inutile. Il n’y a que les militants qui viennent. C’est beaucoup d’énergie dépensée pour un résultat quasi-nul ! Avec la baraque à frites, avec les militants PG, nous étions parvenus à faire une belle campagne. Il suffisait de regarder nos adversaires paniquer pour s’en rendre compte. Une fois, la candidate de droite n’arrêtait pas de nous interpeller. Elle allait voir les gens qui attendaient devant la baraque à frites, pour leur dire que c’était interdit de faire des cadeaux aux électeurs. Ce qui est fou, c’est que les Républicains profitaient de la cabane à frites pour distribuer leurs tracts. Ils osent tout … !

Peu après, vous vous engagez dans Nuit debout. Avec François Ruffin, Frédéric Lordon et d’autres, vous êtes l’une des initiatrices du mouvement Nuit debout, comment avez-vous eu l’idée ?

Nuit debout, je me suis retrouvée dedans un peu par hasard …. Ça faisait plus d’un an que j’avais arrêté de militer. J’étais un peu blasée de mes dernières expériences militantes. Je ne voulais plus me retrouver dans un café avec d’autres convaincus, à parler de choses qui n’intéressent personne, tout en se demandant pourquoi les gens ne militent pas avec nous. C’est une période où je m’investis beaucoup dans mon travail, qui me plaît énormément. Avant de travailler dans une mairie de la région parisienne, j’ai souvent été au chômage après des CDD. Je militais beaucoup. À 30 ans, j’ai décidé de passer un concours de la fonction publique que j’ai obtenu. À partir de ce moment-là, je me suis dit qu’il était temps que je m’épanouisse par mon travail. Je me disais aussi que je n’avais plus le temps de militer. Fausse excuse, parce que quand on cherche du temps pour militer, on le trouve.

Bref, François (Ruffin) me contacte en février 2016. Il m’explique qu’il a tourné un film et qu’il m’invite à l’avant-première. Il ajoute qu’il y a souvent du monde à ses avants-premières et que ce sera l’occasion d’organiser un « truc », après la manifestation du 31 mars. Avec Frédéric (Lordon), cela fait quelques temps déjà qu’ils y réfléchissent. J’ai accepté parce qu’à chaque fois que j’ai eu l’occasion de militer avec François, je me suis toujours beaucoup amusée. Sa manière de militer est très originale. Ce n’est pas un militantisme classique ! En plus, j’avais envie de voir son film. Je me suis donc rendue à son avant-première. Très vite, on décide d’organiser une réunion à la Bourse du Travail, à Paris. La réunion du 20 février a pour thème, « comment faire tomber l’oligarchie ? » Cette réunion a connu un véritable succès. C’est le début de Nuit debout. Tout cela a été possible grâce au film de François, Merci Patron. Il a entraîné une véritable vague d’enthousiasme. À la suite de la réunion du 20 février qui comptait tout ce que l’Ile-de-France peut compter de réseaux militants et associatifs, la décision est prise de ne pas rentrer chez nous après la manifestation contre la loi El Khomri du 31 mars 2016 !

Le soir du 31 mars 2016, la place de la République était noire de monde, est-ce que vous vous attendiez à un tel succès ?

J’ai été très étonnée par l’ampleur de Nuit debout. François est assez pessimiste. Il ne voulait pas se laisser emporter, à tel point que nous n’avions pas même annoncé que nous avions déposé une demande de trois jours pour occuper la place de la République. Le soir du 31 mars, quand on a vu le monde qui affluait vers la place de la République, on n’en revenait pas. On n’en espérait pas tant ….

Pourquoi avez-vous été étonnés par le succès de Nuit debout ? Comment avez-vous vécu l’engouement suscité par ce mouvement ?

Avec François et les autres, nous n’avions pas du tout anticipé le succès de Nuit debout. La première réunion de préparation se tient le 23 février (2016) à la Bourse du travail, à Paris. À ce moment-là, on décide de ne pas rentrer chez nous, suite à la manifestation du 31 mars. Du coup se met en place un comité de pilotage qui compte une dizaine de personnes. Il y a des gens de compagnie Jolie Môme, du journal Fakir, du collectif Jeudi noir, des syndicalistes d’Air France, des membres de l’association les Engraineurs. La première nécessité, c’était de se mettre d’accord sur ce qui nous rassemble. Très vite se met en place une plate-forme de revendications commune. Mais nous sommes plusieurs à nous méfier de cette idée. Nous craignons de retomber dans les clivages habituels qui nous empêchent d’avancer ensemble. Bref, l’idée est contre-productive. Ce qui nous réunit, c’est notre opposition à la loi El Khomri. L’accueil reçu par Merci Patron !, la rencontre à la Bourse du travail, montrent bien qu’il y a un véritable mouvement. Les gens relèvent enfin la tête ! Finalement, on décide le 23 février, de ne s’en tenir qu’à de la logistique. Avec les autres membres du comité de pilotage de Nuit debout, on prévoit également un concert car notre objectif, ce n’est pas d’attirer que les convaincus ! Il y a quand même des assemblées de prévues pour que les gens puissent discuter. La projection de Merci Patron !nous paraît aussi nécessaire. Une cantine à prix libre, est aussi prévue. À ce moment-là, avec les membres du comité de pilotage, on ne s’intéresse qu’à la soirée du 31 mars et on est assez inquiets. Les prévisions météos ne sont pas très bonnes. Je n’arrête pas de me dire que s’il pleut, notre initiative sera un échec et qu’au mieux, ça servira pour plus tard.

Le matin du 31 mars arrive et il pleut ….

Effectivement, ça pouvait difficilement être pire. La Manif, c’était une catastrophe. C’est sûrement la pire manifestation que j’ai faite. Il y avait du vent. Il pleuvait des cordes. Il faisait froid. J’ai même dû acheter des chaussettes à trois reprises car mes pieds étaient trempés ! Je n’arrête pas de me dire qu’il n’y aura personne, et que si nous parvenons à réunir 200 personnes, ce sera déjà ça !

À mon grand étonnement, le soir arrive et les gens débarquent en nombre sur la place de la République. Elle est noire de monde. Sur les conseils du DAL (Droit Au Logement) avec Joanna de Fakir, nous avions déposé une demande de rassemblement pour trois jours. C’était au cas où …. Heureusement que nous avions suivis les conseils du DAL ! Il y avait tellement de monde que les gens ne pouvaient même pas s’asseoir. Ils discutaient debout. Le concert était plein. Pareil pour Merci Patron !

Et là, que pensez-vous, que vous dites-vous ?

… qu’il est en train de se passer quelque chose que je n’avais pas du tout prévu. Malgré les conditions météo pourries, la place est pleine de monde. C’est blindé ! Du coup, HK et les Saltimbanksqui étaient sur scène, annoncent que Nuit deboutcontinue demain. Ils donnent rendez-vous aux gens sur la même place le lendemain. Le même message est relayé après la projection de Merci patron !Les gens sont invités à revenir et ils reviennent en nombre. Je n’en revenais toujours pas ! Je me souviens avoir expliqué à mes collègues de travail que je devais organiser un rassemblement le 31 mars mais qu’après, je serai à nouveau très disponible …, sauf que le 31 mars, ce n’était que le début de Nuit debout ! Dès le lendemain, des jeunes sont venus pour remettre en place, ce que la police avait démonté la veille. Toutes les nuits, il y avait évacuation par la police.  Et tous les matins, des gens venaient pour tout remettre en place. Il y avait énormément de gens motivés. La plupart de ces jeunes n’avaient jamais milité auparavant. Pourtant, ils se sont très vite organisés. Ils ont mis en place un comité logistique pour s’occuper de l’organisation de Nuit debout. Très vite, avec les autres initiateurs du mouvement, nous leur avons passé le relais. Je n’avais plus en charge que les relations avec la Préfecture. Tous les jours que Nuit debout a duré, je me suis posé la même question : « Mais quand est-ce que ça va s’arrêter ? » Or, non seulement ce n’était pas le cas mais en plus, le mouvement se développait même dans d’autres villes ! J’en suis venue à croire que Nuit debout allait faire tomber l’oligarchie !

D’autant que les médias avaient un regard bienveillant sur le mouvement.

C’est vrai au début du mouvement ….  Très vite, les médias ont comparé Nuit debout aux Indignés. Avec les initiateurs du mouvement, nous rejetions cette comparaison. C’était un moyen de rabaisser Nuit debout, qui ne prenait pas du tout la tournure attendue par les journalistes. Les Indignés se sont longtemps présentés et considérés comme apolitiques. Ils ne portaient pas de projet de changement de société. Ils étaient indignés ! Nous, nous étions pleinement conscients de nos objectifs. Ce que nous voulions, c’était faire tomber l’oligarchie !

Nuit debout a constitué un véritable moment de libération de la parole citoyenne, était-ce une volonté délibérée des initiateurs du mouvement ?

ÀNuit debout, il y avait effectivement un groupe : « libérateurs de parole » dont je me méfiais un peu. Ce qui me gênait, c’est qu’en son sein, il y avait des gens qui abusaient de la situation. Pour eux, le seul objectif, c’était de libérer la parole. Du coup, les fachos pouvaient venir sans problème. La parole était libre. Bien entendu, je n’étais pas d’accord ! C’était d’ailleurs le cas de la grande majorité du mouvement. Sous prétexte de dépolitisation, certains participants à Nuit debout, faisaient de la politique. Ils essayaient de détourner le mouvement à leur profit. Beaucoup de gens qui se sont engagés dans Nuit debout, n’avaient jamais milité auparavant, mais, il y avait aussi beaucoup de militants engagés depuis assez longtemps. Avec les initiateurs de Nuit debout, nous voulions éviter de les opposer. Ce n’était pas évident car le mouvement était organisé autour de deux pôles : celui des assemblées, dont l’objectif était de libérer la parole citoyenne et, celui, plus pratique, chargé de la gestion quotidienne et de l’organisation du mouvement. Ce pôle plus gestionnaire, accueillait surtout des primo-militants. Il est à l’origine d’initiative assez originale comme Orchestre debout. Lordon les qualifiait d’une manière que je trouve un peu hautaine, de « citoyenisme all inclusive ». Bien sûr, la branche militante était très active dans les débats. Leur objectif était la convergence des luttes, le retrait de la loi El Khomri et le renversement du gouvernement Valls. Il y avait des frictions entre ces deux tendances, alors qu’il s’agissait pourtant des deux jambes d’un même mouvement. Les seconds reprochaient aux premiers d’être dépolitisés, tandis que les seconds les blâmaient justement parce qu’ils étaient engagés. C’est vraiment dommage parce que mon expérience militante au sein de collectifs me confortait dans l’idée que le pôle autogestion constituait une porte d’entrée possible vers un engagement plus actif. Quand tu t’engages pour la première fois et que dans la même semaine, tu te prends le 49-3, les violences policières, les expulsions, les évacuations de la place de la République, forcément tu te politises !

À votre point de vue, qu’est-ce que Nuit debout a apporté à la société ?

Il faut se rappeler du contexte. Nuit debout, c’était après les attentats. Nous étions en plein état d’urgence. L’ambiance était franchement sécuritaire. Les gens allaient sur la place de la République pour pleurer, et là, tout à coup, on parle d’autre chose. Les questions de démocratie, de répartition des richesses, se posent à nouveau. L’ambiance est tout autre. Les gens se réunissent. Ils se parlent. La place de la République redevient un lieu de discussion et non plus de souffrance. Toute une frange de la population qui était énervée, blessée parce qu’elle avait voté François Hollande, se libère. C’en est fini de s’énerver tout seul dans son coin, contre ce gouvernement et le Président de la République. L’action collective revient sur le devant de la scène. Beaucoup des participants à Nuit deboutsont aujourd’hui engagés dans des associations ou en politique. Je crois qu’ils ne l’auraient pas été s’il n’y avait pas eu Nuit debout !

Ce mouvement a aussi permis à des réseaux militants de se structurer en se regroupant. Ça a été le cas du réseau Logement-quartier populaire. Le point de départ, c’est l’intervention d’un représentant d’un collectif d’habitants qui a proposé à l’assemblée de Nuit deboutde participer à un événement militant, dans un quartier populaire de Romainville. Nous avons été nombreux à nous y rendre. Je dis «nous », car j’y ai participé. Le DAL nous a accompagné. Le réseau Logement-quartier populaireexiste toujours aujourd’hui, alors que Nuit debouta disparu… C’est un bel exemple de convergence des luttes qu’a permis Nuit debout.

Lors du mouvement, est-ce que vous avez eu des difficultés à organiser des actions militantes ?

Le problème, c’était les violences policières. Dès le premier jour, les forces de l’ordre ont démonté nos installations, sur la Place de la République. Dès le troisième jour, il y a eu le Marmit’gate ! Des policiers ont jeté une marmite de mafé sur les dalles de la place de République.  À la Préfecture, ils nous ont présenté leur excuse. Ils ont même ajouté qu’ils trouvaient ce comportement inacceptable. Lors des réunions de préparation à la Préfecture, les agents étaient très cordiaux. C’était très différent sur le terrain. Du coup, les gens qui n’avaient jamais milité auparavant voyaient ce qu’étaient les violences policières. Ils les subissaient. Ça a permis à beaucoup de primo-militants de comprendre ce que subissaient les jeunes dans les quartiers populaires. Il y avait un sentiment commun de scandale qui a favorisé la convergence des luttes.

Autre chose, plus le mouvement prenait de l’ampleur, plus le contrôle administratif s’accentuait. J’étais en charge des déclarations auprès de la Préfecture. Très vite, un arrêté a été pris qui limitait les horaires, interdisait de vendre de l’alcool et bloquait certaines rues. Tous les jours, le même arrêté était pris par le préfet. Au départ, les agents de police m’appelaient pour que je passe le signer. Souvent, je ne le pouvais pas puisque j’étais au travail. Du coup, ils me l’envoyaient par mail. Je le signais et leur faisait retour par courriel. Très vite, la pression s’est accentuée. Il n’était plus question de communiquer par mail …. Des policiers venaient tous les jours chez moi, et de plus en plus tard, pour que je signe l’arrêté qui était pourtant chaque jour, le même. Une fois, ils se sont pointés chez moi à minuit et demie. Je leur ai signifié mon mécontentement, mais ils m’ont indiqué qu’ils avaient reçus des ordres d’en haut… ! Ils devaient me le remettre en main propre. C’était franchement gênant. Mes voisins se demandaient ce que j’avais bien pu faire pour que la police passe chez moi tous les jours, à des heures indues. C’était juste un moyen de mettre la pression !

Au vu de votre objectif initial de Nuit debout qui était de faire tomber l’oligarchie, est-ce que vous avez eu l’impression d’avoir échoué, de ne pas être parvenue à votre but ?

À force de vouloir être trop démocratique, de réfléchir sans cesse au mode de fonctionnement idéal, démocratiquement parfait, on a fini par s’embourber dans de la bureaucratie complètement inefficace. Avec les initiateurs du mouvement, nous avions conscience de ce danger et nous n’arrêtions pas d’alerter là-dessus. Nous étions attachés à la méthode Fakir : c’est celui qui dit, qui fait. Plutôt que de proposer et de faire valider avant de faire, nous proposions de faire directement et d’en discuter en assemblée générale, mais seulement s’il y avait un problème. Très vite, le mouvement ne nous appartenait plus …. Franchement, des fois ça ressemblait à des sketchs. Nuit deboutdevait renouveler les pratiques militantes et je me retrouvais à discuter des heures pour déterminer le lieu où devait être prises les décisions : en commission ou au sein des assemblées ! Finalement, le mouvement est tombé dans les mêmes travers qu’Occupy Wall Streetqui avait fini par tomber amoureux de lui-même. Toutes ces questions sur l’organisation montrent bien que nous étions en train de tomber dans les mêmes travers. Il y avait plus de discussion sur l’organisation que sur le fond !

Pourquoi refusiez-vous la présence de représentants de partis politiques ?

Beaucoup de représentants de partis politiques sont passés mais ils sont restés discrets. Il n’y en a pas eu un seul qui a osé passer avec ses autocollants ou ses drapeaux, parce que ce n’était pas possible ! Ce n’était pas l’esprit qui était profondément anti-institutionnel ! Pour les initiateurs, Nuit debout, c’était quelque chose d’inédit. C’était comme une sorte de trésor qu’il fallait préserver ! Nous ne voulions pas gâcher ce bel élan. Personnellement, je n’ai jamais caché mes orientations politiques, mais je ne les ai jamais mises en avant. Lorsque Nuit debout a commencé, la campagne présidentielle de la France insoumise était déjà bien engagée. Je n’y participais pas ! Je ne le souhaitais pas. Malgré tout, je devais faire deux fois plus attention car tout le monde connaissait mes engagements politiques. J’ai essayé d’être exemplaire pour prouver ma bonne foi. À ce moment-là, je pensais que grâce à Nuit debout, il n’y aurait pas besoin d’élection présidentielle ! Pour moi, le mouvement allait permettre de créer un rapport de force, en faveur du progrès social. Sauf que juin arrive très vite et que Nuit debout finit par s’arrêter. Là, je me rends nécessairement compte que le mouvement n’a pas permis de faire tomber l’oligarchie. Politiquement, Nuit debout n’a pas abouti à un changement politique radical. C’est à ce moment-là que je décide de me saisir de l’élection présidentielle comme d’un levier pour faire aboutir les revendications de Nuit debout. Le candidat qui est en adéquation avec nos idées, c’est Jean-Luc Mélenchon ….

Du coup, vous décidez de militer au sein de la France Insoumise ?

J’ai décidé de m’engager au sein de la France insoumise, au mois d’août. Autant avant Nuit debout, je n’avais plus envie de militer, autant après, je n’avais qu’une envie, c’était de remettre le pied à l’étrier. Bref, j’ai retrouvé mon énergie militante. Très vite, je me suis rendue compte qu’à la France insoumise, il y a une vraie volonté d’intéresser les gens à la politique. Je le constate sur le terrain. Au sein du groupe d’appui dans lequel je milite, il y a beaucoup de gens qui ne se sont jamais vraiment intéressés à la politique. Ils ont fait leurs premiers collages d’affiche, dimanche. C’était enthousiasmant, vivant, chouette.

Je vous raconte. En septembre 2016, Jean-Luc Mélenchon me propose de m’occuper de l’espace politique de la campagne présidentielle qui regroupe les forces politiques qui soutiennent la France insoumise. En gros, je suis chargée des relations extérieures. J’explique à Jean-Luc Mélenchon que ce n’est pas du tout mon domaine de compétence, et que je suis plutôt une militante active, qui aime organiser des actions. Il m’explique que c’est justement pour cette raison qu’il me propose de m’occuper des relations avec les autres forces politiques de gauche, qui nous soutiennent. Le but, c’est d’éviter de se laisser enfermer dans une logique d’appareil. Il ajoute que puisque je ne connais pas leur jargon, ils seront contraints de me parler normalement. Du coup, j’accepte. J’avoue que les débuts ont été assez drôle ! Je me souviens encore de la réaction du directeur de cabinet de Pierre Laurent, la première fois qu’il m’a eu au téléphone. Il était scandalisé. Il avait dû se rabaisser à appeler Leila Chaïbi, qui n’est pas du sérail. Il m’a dit qu’il avait pour habitude de parler à des gens sérieux … ! Depuis, il s’y est fait et j’avoue que ça m’amuse nettement moins. Heureusement, je suis en charge des questions de logement au sein de la France insoumise, ce qui m’intéresse nettement plus !

Est-ce que vous envisagez de créer à nouveau, un mouvement tel que Nuit debout ?

Je ne sais pas. Il faut une conjonction d’évènements ! C’était tellement incroyable. Nuit debout paraissait impossible ! Du coup, je crois effectivement que ça peut repartir, ça peut exister à nouveau. Je me répète sans arrêt, qu’avec les initiateurs de Nuit debout,nous aurions pu lancer le mouvement six mois auparavant et que du coup, ça aurait pu très bien échouer. Nuit debout correspondait à une attente, à un moment particulier de l’histoire du mouvement social. Je ne sais pas ce que nous réserve l’histoire, mais je continue à militer !

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte