« La guerre d’Algérie ne s’est pas seulement terminée en 1962, elle continue à hanter la mémoire collective des deux pays. » Ces mots de Benjamin Stora, historien, né, comme mon père, à Constantine, résonnent aujourd’hui avec une acuité particulière. Bien qu’assignés à des statuts distincts –juif constantinois et « Français musulman » – leurs trajectoires se sont croisées dans un même idéal, celui de l’indépendance de l’Algérie. Ils ont tous deux grandi dans une atmosphère de violence coloniale, mais, face à cette oppression commune, ils ont choisi de ne pas laisser leur statut déterminer leur rôle dans l’histoire. Là où d’autres y auraient vu un motif de fracture, eux y ont vu une cause partagée, une lutte transcendant les frontières des identités et des communautés. Ils ont, dans l’ombre de la colonisation forgé une union autrement plus forte que les divisions que le monde cherchait à produire.
La guerre d’Algérie n’a pas seulement laissé le souvenir d’une extrême violence et d’irréparables souffrances ; elle a révélé, au cœur du conflit et à la face du monde, des solidarités improbables. Citoyens français, « indigènes » soumis au code de l’Indigénat et Européens d’Algérie ont parfois combattu côte à côte, brisant les hiérarchies juridiques, politiques et mentales coloniales. Cette lutte conjointe rappelle qu’aucun statut n’est en mesure d’effacer les solidarités. Aujourd’hui, tandis que certains cherchent à raviver les fractures héritées du colonialisme, il est crucial de rappeler que l’indépendance s’est forgée dans l’union des opprimés.
Cette solidarité ne saurait toutefois amoindrir l’ampleur des violences : l’occupation d’un peuple à partir de 1830, les violences structurelles induites par la colonisation et les souffrances infligées durant la guerre d’indépendance relèvent de faits établis. Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en mai 1945 qui ont causé plusieurs milliers de morts dans une répression de masse, illustrent cette brutalité : exécutions arbitraires, destructions de villages, fosses communes destinées à dissimuler l’ampleur des tueries. Les archives militaires et les témoignages contemporains attestent d’une volonté d’effacer la trace des crimes. Pendant la guerre d’Algérie, la torture fut systématique, par électrochocs, brûlures, viols et mutilations. La banalisation de ces pratiques témoigne d’une violence institutionnalisée. La guerre d’Algérie compte ainsi parmi les conflits les plus violents et destructeurs du XXᵉ siècle, par l’intensité et la nature des violences perpétrées, ainsi que par la profondeur des traumatismes infligés à la société.
Mais cette violence ne se contingentait pas aux champs de bataille ou aux geôles militaires ; elle se nichait aussi dans le quotidien, les mots ordinaires, les gestes anodins hérités d’un système. Elle s’invitait toujours, trente ans plus tard, dans les conversations badines de mon quartier SNCF, en France, où vivait Mercedes D., avec qui j’entretenais une forme d’amitié : je lui rendais, enfant, quelques menus services à la faveur desquels elle glissait parfois, en retour, quelques pièces voire même, un Mi-cho-ko, dans ma main. Souvent, elle me parlait de l’Algérie et plus particulièrement des « Arabes ». Un jour, j’ai trouvé le courage de lui dire que j’étais d’origine algérienne et non pas « arabe ». Je ne saurais dire pourquoi, mais ce mot me blessait. Il me donnait le sentiment que l’histoire de l’indépendance était gommée, que mes ancêtres et moi étions condamnés à rester figés dans cette image d’Épinal de « l’Arabe », de l’autre. Plus tard, en découvrant Maupassant et ses pages imprégnées de préjugés, j’ai compris. Le terme n’était pas neutre : il charriait une violence raciste qui niait insidieusement une identité et un fait : l’occupation arabe de l’Algérie, islamisée de force. C’était encore et toujours le produit du récit colonial, enraciné, tenace que même une enfant de huit ans pouvait percevoir, sans toujours pouvoir le nommer.
Cette scène anodine, en apparence, n’était qu’un écho discret d’une histoire plus vaste, celle où la domination coloniale, loin de s’effacer avec les indépendances, continuait de sourdre dans les mots, les perceptions et les relations ordinaires. Pour l’enfant que j’étais, ces maladresses n’en étaient pas moins blessantes. Elles ne doivent être ni oubliées ni minimisées car elles portent la mémoire d’injustices qui façonnent toujours les imaginaires et nos manières d’être au monde. Les récentes tensions franco-algériennes en sont-elles exemptes ?
Mon propos n’est pas de mettre en accusation qui que ce soit, mais au contraire de rappeler l’existence d’un récit bien souvent occulté : celui d’une résistance et d’une solidarité qui furent parties intégrantes de la Guerre d’Algérie. Ces faits sont absents des discours partisans où le souvenir des luttes partagées s’efface au profit de narratifs faits pour raviver les fractures du passé à des fins idéologiques et électoralistes. Cette mémoire partagée, y compris antagoniste, s’exprime aujourd’hui dans des trajectoires concrètes : vies entremêlées, échanges culturels, unions mixtes et coopérations qui, sans effacer les blessures, produisent de nouvelles formes de lien. La fraternité n’y est pas cet idéal abstrait porté par des discours pompeux, mais une réalité sociale, inscrite au quotidien, dans les gestes et les choix collectifs de ceux qui, tout en ayant conscience du passé, s’emploient à construire ensemble l’avenir.
Ces liens sont imperceptibles parce qu’ils sont naturels, spontanés, évidents. Ils sont les témoins journaliers du dépassement d’un conflit que certains voudraient ranimer. Comme le rappelle Benjamin Stora, de nombreux Algériens autrefois désignés comme « Français musulmans », ont combattu pour la France durant la Seconde Guerre mondiale, contribuant à sa libération au prix d’un sacrifice largement effacé de l’histoire officielle. L’absence de reconnaissance envers leur engagement est une blessure. Je pense à mon père, né en 1940 et dont les premiers souvenirs remontent précisément à cette époque. Une plaque inaugurée le 22 septembre 2022 à l’entrée de la gare Saint-Charles de Marseille rappelle enfin ce sacrifice. Le geste, symbolique, s’inscrit dans un effort plus large de réparation, après des décennies d’oubli.
Au-delà des dynamiques collectives, l’analyse des parcours individuels devrait mettre en lumière la complexité des interactions post-coloniales. Certains épisodes témoignent de ce que les comportements ne peuvent se réduire à la simple appartenance politique ou aux statuts juridiques des protagonistes. Mon père, bien qu’engagé pour l’indépendance de l’Algérie, avait une vision nuancée de cette histoire. Il me parlait de l’Algérie de son enfance comme d’un carrefour de cultures et d’identités, se souvenant de la diversité qui caractérisait cette terre et qu’il aimait par-dessus tout. Il me racontait qu’un harki, un homme servant dans l’armée française, lui avait sauvé la vie lorsqu’il était torturé par l’armée française. Cet acte, qui n’avait sans doute rien d’idéologique, était un geste humain. Ce harki, ignorant probablement son engagement en faveur de la cause indépendantiste estimait simplement que mon père, trop jeune, ne méritait pas de mourir. Ce n’était pas une histoire de loyauté ou de politique, mais d’humanité, dans un contexte complexe. Cette histoire n’est pas celle d’un héros ni d’un ennemi mais d’un homme qui, dans un moment de brutalité totale, agissait d’instinct pour sauver une vie, indépendamment du camp dans lequel il se trouvait.
Mon père me parlait aussi des Juifs algériens, dont certains risquèrent leur vie pour sauver la sienne. Il se souvenait particulièrement de deux femmes, Louisa et Sassiha, qui, après l’assassinat de Cheikh Raymond, l’avaient averti qu’il fallait fuir, car des représailles allaient être menées au centre de Constantine. Mon père, marchand de primeurs, les connaissait bien. Louisa et Sassiha, deux clientes régulières, avaient sympathisé. C’est dans ce cadre qu’elles prirent le risque de l’avertir. À une époque où les lignes de front étaient floues et où chacun était sommé de choisir son camp, elles ont agi par simple amitié. Cet épisode atteste de ce qu’en dépit des divisions instituées par le système colonial, des solidarités émergeaient pour transcender les clivages artificiels.
Ces témoignages illustrent la complexité d’une guerre et des années qui l’ont précédée. Ils ont façonné ma perception, au même titre que les liens tissés avec ceux qui l’ont vécue. Louis Pinto, sociologue dont je suivais le séminaire à l’EHESS et avec qui je discutais quelquefois de l’Algérie de son enfance, me faisait part du sentiment de déracinement qu’il avait éprouvé dans l’exil, la perte d’un pays qui lui échappait sans parvenir à s’enraciner pleinement dans une France métropolitaine qu’il ne connut qu’à l’âge adulte. Ces expériences, bien qu’individuelles, m’ont permis de mieux appréhender la relation franco-algérienne et la pluralité des récits qui la composent. Ce qui me désole, c’est de voir qu’aujourd’hui cette complexité est bien souvent ignorée, voire même occultée dans certains débats. Est-il encore possible de nier la souffrance des Algériens sous l’occupation française, pour minimiser la violence systématique et la déshumanisation imposées par la colonisation ? Les tentatives de réécrire l’histoire insistant sur les prétendus « bienfaits » de la colonisation, semblent l’indiquer, comme si des « progrès technologiques ou administratifs » pouvaient justifier les atrocités commises. Les faits sont pourtant documentés. Les archives, les témoignages sont unanimes : la violence coloniale a été systématique, totale, et ce qu'il s'agisse de la répression de la révolte de 1871, des atrocités commises pendant la guerre d’indépendance, ou de la torture institutionnalisée pendant la bataille d’Alger. Les échos de cette violence se répercutent encore aujourd’hui, dans les mémoires traumatiques des générations successives, en Algérie comme en France.
La persistance mémorielle de ces violences implique de privilégier l’analyse et le dialogue au détriment des antagonismes que certains se plaisent à cultiver. L’histoire commune de la France et de l’Algérie ne se résumera jamais aux seuls aux affrontements : elle est aussi faite de solidarité, de relations étroites, de coopération et de résistances communes. Reconnaître la complexité des événements passés et la pluralité des mémoires est un préalable indispensable. Le dépassement exige une confrontation lucide avec l’histoire, sans omission, pour la construction de relations fondées sur un échange respectueux. Reconnaître cette continuité n’implique pas seulement un travail critique sur les représentations ou les discours, mais exige aussi des espaces institutionnels capables de rendre compte, de manière rigoureuse et nuancée, de l’ensemble des dimensions de l’histoire coloniale : violences structurelles, résistances, solidarités et héritages contemporains. C’est dans cette perspective qu’un musée des colonisations, pensé comme un lieu de recherche, de transmission et de dialogue, serait susceptible de jouer un rôle central dans la construction d’une mémoire partagée, dépassant les récits partiels et les antagonismes hérités.