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Billet de blog 11 octobre 2025

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Homo Academicus, encore et toujours : pour un MeToo de la recherche

À la suite du témoignage d’un jeune historien ayant mis en lumière les dérives hiérarchiques et les violences au sein de l’Université, j’ai souhaité apporter mon propre témoignage sur ce système que j’ai, moi-même, expérimenté. Il est temps d’engager une réflexion collective sur ces pratiques afin que l’Université demeure un espace de savoir et de liberté.

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Mon beau-père m’a un jour raconté une scène qu’il n’a jamais oubliée. C’était en mai 68, dans une université parisienne. Un professeur, excédé, avait mordu l’oreille d’un étudiant qui avait eu l’outrecuidance d’interroger ses certitudes. Un geste inouï, presque inconcevable de nos jours, et pourtant bien réel.

Alors bien sûr, cette violence n’a plus cours dans les universités. Quoique… Combien de fois, lorsque j’étais doctorante, m’a-t-on rapporté des faits d’une extrême brutalité. Ils concernaient souvent des femmes ayant eu le tort de décliner les avances de certains de leurs aînés, une faute impardonnable aux yeux d’hommes habités par un sentiment de supériorité et de toute-puissance, convaincus que nul ne saurait leur résister.

Mais cette violence, jadis assumée, s’est lentement transformée. Elle ne se manifeste plus dans les cris mais dans les silences, l’exclusion ou l’art de l’humiliation. Elle est feutrée, plus insidieuse, plus difficile à cerner. Plus de sang mais des larmes, elle s’immisce dans les rapports, les mots, les regards. Elle est devenue symbolique, morale, diffuse et c’est, précisément, ce qui la rend si redoutable. Intériorisée, acceptée comme simple effet de la hiérarchie ou du mérite, elle est devenue rituelle, rite de passage et garantie que ces méthodes éculées seraient perpétuées par ceux-là mêmes qui en ont été les victimes. Les études supérieures sont l’ultime étape d’un dressage. C’est là que s’apprennent les codes, la soumission aux règles, l’intronisation par l’humiliation. Peu à peu, on s’habitue à courber l’échine, à accepter la violence au nom de l’exigence, à confondre docilité et mérite. Nous avons – j’ose espérer que nous sommes un certain nombre – d’une certaine manière, été les victimes consentantes de nos propres humiliations, dès lors qu’on nous a fait croire qu’elles étaient le prix pour appartenir au seul monde qui vaille.

Il faut à présent que cela cesse. Il y a quelques jours, un jeune collègue a décidé de parler à visage découvert, d’affronter ses pairs pour briser le silence. Dans ses mots sourdait cette vérité que nul ne souhaite entendre, la douleur de celles et ceux qui ont connu le harcèlement moral et pour qui la célébration publique de certaines figures rouvre, à chaque hommage, les blessures anciennes. Je me souviens de lui. Je l’ai croisé un jour, un 21 janvier, peut-être en 2010 ou 2009, je ne sais plus. Il était alors étudiant en classe préparatoire. Son histoire m’avait touchée parce qu’elle résonnait sans doute avec les parcours de Didier Éribon ou d’Édouard Louis : originaire du Nord-Est, fils d’ambulanciers. Son professeur d’alors venait de lui présenter celui qui deviendrait plus tard son directeur de thèse.

Et je savais. Je savais quel chemin il allait emprunter. Je n’ai rien dit. Sans doute ce me semblait être, à l’époque, le prix pour avoir le droit de penser et peut-être même d’écrire. J’avais fait mienne l’idée que la souffrance participe de la formation, que l’humiliation forge la rigueur. Mon esprit était alors embrumé, anesthésié par des années de soumission académique. J’étais faible et croyais encore que la pensée pouvait naître de la peur, d’une soumission à l’ordre.

Aujourd’hui, j’ai décidé de prendre la parole. Pour lui, d’abord et pour tous ceux qui ont cru que l’université serait un refuge, avant d’y rencontrer la souffrance. Nous aussi, rescapés, devons trouver la force de dire. Le silence protège les bourreaux et condamne les victimes. Se taire, c’est encore consentir. À force de détourner le regard, nous légitimons l’inacceptable.

Cette violence doit cesser. Elle est devenue prison, prison pour la pensée, prison pour la parole. Ce constat n’a pourtant rien de nouveau. Il y a quarante ans, Pierre Bourdieu mettait à nu la société universitaire, ses hiérarchies, ses rites et ses logiques de distinction. Longtemps perçu comme une analyse sociologique, Homo Academicus résonne aujourd’hui comme une mise en garde. Il ne décrivait pas seulement l’institution, mais une mécanique du pouvoir se reproduisant sous couvert de raison et de mérite. Au lieu d’éclairer, le savoir s’y mue quelquefois en privilège de caste, en instrument d’exclusion. La confusion entre vérité et connaissance y a quelque chose d’étrangement paradoxal, de quasi mystique. L’Université crée son propre clergé, ses liturgies, ses hiérarchies et ses dévots, perpétuant ses dogmes sous couvert de raison. Elle ne libère guère, elle discipline les esprits.

Fort heureusement, tous les universitaires ne sont pas tels quels. Des enseignants, des chercheurs forment, accompagnent, protègent et stimulent. Des directeurs de recherche savent que l’exigence n’exclut pas la bienveillance. Ceux-là sont la dignité silencieuse d’une profession trop souvent stigmatisée pour ses prétendues collusions wokiste ou islamo-gauchiste. C’est bien le fonctionnement de l’institution qui demeure en cause. A l’instar de toutes les institutions, l’université a produit un système de hiérarchies et de distinctions finissant par servir ceux qui la servaient. Ce n’est pas seulement une affaire d’individus, mais un mécanisme social qui autorise certains à exercer, sous couvert de légitimité scientifique, un pouvoir sans réelle limite. Ainsi, la structure même du champ académique avec ses rituels, ses dépendances et ses préséances, offre un espace où la domination peut s’exercer en toute impunité, à l’abri du prestige intellectuel. L’Université, censée être un lieu d’émancipation, peut alors devenir le théâtre d’un renversement paradoxal, protégeant ceux qui abusent, fragilisant ceux qui cherchent à penser librement. Il n’y pas de drame individuel mais une logique institutionnelle laissant s’épanouir ce qu’il y a de plus destructeur dans les relations de savoir et de pouvoir. Une institution devrait, au contraire, contrevenir à ces dérives.

Il faut rappeler que bien souvent, le système tend à confondre reconnaissance institutionnelle et valeur intellectuelle. Le prestige du statut, plus que la force de la pensée, ouvre souvent les portes des médias et du cénacle. Combien d’écrivains, de penseurs, d’esprits indépendants ont dû se construire à distance de l’Université pour être pleinement. Combien d’autres, encore, moins inspirés mais mieux notés, ont été et sont célébrés pour leur serment d’allégeance.

Si l’on veut rendre à l’Université ses lettres de noblesse, commençons donc par renverser la noblesse. Derrière les façades des bibliothèques, des colloques, des jurys et des appels à projets se dissimule parfois une violence feutrée, des accointances redoutables. C’est une violence symbolique et morale, infligée au nom du savoir, d’une supposée rigueur académique dont il nous faut apprendre les codes dès nos premiers pas dans la recherche. Ne pas prendre la parole avant le Professeur, attendre que le Maître de conférences ait clos son intervention, lever le doigt comme à l’école et contenir sa voix chevrotante. Ne pas interrompre. Ne pas contredire. L’ordre est implicite, la préséance officieuse et la transgression se paie très cher.

Ce monde est versaillais, structuré par des allégeances, des fidélités, des dépendances. Un mot peut ouvrir ou fermer les réseaux et les portes. L’universitaire détient sur ses disciples un pouvoir de carrière face auquel la seule défense réside bien souvent dans le silence, l’automutilation, la honte de soi. Je me souviens d’une doctorante passionnée me racontant qu’elle devait rédiger les appels à contribution des colloques de sa directrice, une philosophe reconnue et célébrée. Tout cela lui semblait normal, à elle comme à son entourage. Personne n’y trouvait rien à redire. Quand elle me l’a confié, j’étais sidérée. Comment, au cœur d’un milieu prétendument critique et émancipateur, pouvait-on reproduire avec tant d’assurance des rapports de domination si grossiers ? Je me souviens encore de ces courriels absurdes que je reçus, doctorante. « Mon allocation de recherche n’était pas destinée à vaquer à mes occupations de recherche », mais à “me rendre utile” en participant à une mascarade de grève.  Une autre fois, la phrase fût même lâchée à l’un de mes condisciples stupéfait : « pour faire carrière, il va falloir apprendre à lécher des bottes ». Il y eut aussi ce Maître de conférences qui, excédé par mon manque de déférence protocolaire, tenta de s’en prendre à moi physiquement. Le fait d’être une femme alimentait sans doute son sentiment d’impunité. Enfin, il y avait ces échanges interminables, et pour tout dire le plus souvent creux auxquels nous étions « conviés », sans droit à la parole, public captif, figurants. Ces scènes me paraissent maintenant irréelles, insupportables. Elles étaient pourtant banales.

Tous ces rituels alimentent la vanité que certains tirent de leur statut vécu comme fin en soi. On l’accepte comme une norme, on s’y plie comme si cette hiérarchie était naturelle. « Mon maître disait… », la formule en dit long.  Le vocabulaire prolonge, à son insu, cette culture de la soumission et du pouvoir. Il faut en interroger la permanence. Ces pratiques ne sont pas immuables ni ne conditionnent l’excellence. Il y a confusion. La violence n’a jamais été un gage d’intelligence et l’humiliation n’a jamais formé personne. Et le pouvoir n’a jamais conféré aucun surcroît de légitimité à celui qui en abuse.

Je me remémore souvent cette formule de Daniel de Morley : « la passion de l’étude m’avait chassé d’Angleterre. Je restais quelques temps à Paris. Je n’y vis que des sauvages installés avec une grave autorité dans leurs sièges scolaires ». Il ne faut jamais oublier que l’université fut un lieu de censure avant d’être un lieu de savoir. Cette origine paradoxale éclaire encore certaines de ses pratiques les plus actuelles. On ne peut admirer certaines figures sans mesurer la dissonance entre leurs paroles et leurs actes, sans ressentir combien leur conduite enfreint les principes humanistes dont ils se revendiquent.

Le prestige de l’intellectuel, de l’écrivain, de l’acteur ou du politique n’excuse rien, bien au contraire. Il est temps que le monde de la recherche vive, lui aussi, son moment de libération. Il est temps qu’un MeToo Université s’ouvre, non pour détruire, mais pour libérer la parole, les carrières, les consciences. Peut-être, enfin, on rendra au savoir ce qu’il n’aurait jamais dû perdre, son humanité.

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