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Billet de blog 12 février 2023

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La vie des gens ! (Entretien avec Philippe Martinez, Secrétaire général de la CGT)

Dans le cadre de mes recherches sur l'immatérialité de la désobéissance je publie cet entretien avec le Secrétaire général de la CGT : Philippe Martinez. Cet entretien s'est tenu en 2017. Il inscrit l'engagement syndical dans une perspective socio-historique qui permet de saisir les dynamiques en cours.

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La vie des gens !

Entretien avec Philippe Martinez, Secrétaire général de la Confédération Générale du Travail.

Quel a été votre premier engagement syndical ?

Il remonte à 1976-1977. J’étais au lycée technique. Il n’y avait pas de banc dans la cour de récréation. Avec les camarades du lycée, on s’est mis en grève. Résultat, on a obtenu des bancs mais en nombre insuffisant …. Le combat avait été rude puisque l’année même où nous nous étions mis en grève, mon prof de français qui était pro-Pinochet, avait été nommé censeur du lycée !

C’est à peu près à cette période que je me suis engagé politiquement. Il faut dire que j’appartiens à une génération qui a vécu, qui a mené un certain nombre de combats politiques : mai 1968, contre les guerres coloniales. Ces luttes ont forgé mon identité politique, mon engagement. Je n’ai pas hérité d’une conscience de classe. Mon engagement est réfléchi. Il est le produit d’une histoire. J’appartiens à une génération d’immigrés qui a subi le racisme. Je crois que ça m’a rendu particulièrement sensible à l’injustice au quotidien. Quand j’étais au collège, beaucoup de mes camarades de classe échangeaient sur des questions politiques. Il faut dire que le contexte était particulièrement propice. Il y avait eu le coup d’État au Chili, l’assassinat d’Allende. Les débats étaient houleux avec les profs, avec certains profs. Il y en avait un qui affichait ouvertement son soutien à Pinochet. Ce n’était pas simple, vous imaginez ….

Qu’est-ce que signifie pour vous, avoir une conscience de classe ?

La conscience de classe ça ne s’apprend pas à l’école ! Ce n’est pas quelque chose de naturel, d’inné. On n’hérite pas d’une conscience de classe comme on hérite d’une maison. J’entends tous les jours, les mêmes personnes expliquer qu’il n’y a plus de classe ! Ceux qui nient l’existence des classes, de la lutte des classes sont généralement ceux qui appartiennent à la classe dominante. Ils ont intérêt à nier cette réalité. Il y a, il y a toujours eu d’un côté les dominants et, de l’autre, les dominés. Les premiers sont ceux qui détiennent 99 % des richesses. Les seconds sont ceux qui se meurent chaque jour au travail pour vivre. Contrairement à ce que j’entends tous les jours, les dominants ne représentent ni la modernité, ni le progrès. Il faut redonner sens aux mots. L’exploitation, ce n’est pas la modernité La régression sociale, ce n’est pas le réformisme. Le progrès, c’est le Conseil National de la Résistance. Les Résistants avaient une vision à long terme. Ils étaient progressistes. Ils étaient engagés. Ils avaient une conscience de classe. Les Jours heureux, le programme du CNR incarne la modernité … La sécurité sociale, le droit à l’éducation, le droit au travail, c’est la modernité, le progrès. Si le monde se meurt aujourd’hui, c’est parce qu’une minorité, les dominants, capte l’essentiel des richesses produites par les dominés qui sont la majorité.

Pourriez-vous nous donner un exemple ?

Chez Renault, j’ai des collègues qui, pendant deux ans, ont travaillé sur une boîte de vitesse écologiquement viable, qui devait diminuer les émissions de CO2 produites par les voitures. Rapidement, les dirigeants de l’entreprise se sont intéressés à la rentabilité de cette recherche. Bien sûr, mes collègues ne s’étaient pas intéressés à la question. Ils sont ingénieurs, pas financiers ! Ils ont appris par l’Intranet de l’entreprise que c’était terminé. Leur projet n’était plus financé. Carlos Ghosn, le PDG de l’entreprise, a décidé sans discussion préalable avec les concernés, d’arrêter le projet. Ils n’ont même pas été informé personnellement … Deux ans de travail à la poubelle ! Je crois que mes collègues ont fini par quitter la boite. Il y a une illusion forte chez les cadres. Ils considèrent souvent que les difficultés qu’ils peuvent rencontrer sont liées à des problèmes de management alors qu’il s’agit d’un problème global. Sans conscience de classe, la violence s’individualise. Elle se retourne contre les individus qui se remettent continuellement en cause. Malheureusement, il arrive que ça finisse mal. Les gens souffrent énormément. Ils sont contraints de travailler d’une certaine manière alors même qu’ils savent pertinemment que c’est inefficace. Ce phénomène, cette qualité empêchée génère énormément de souffrance. Il y a des tas de gens qui deviennent fous dans les entreprises. Il faut les soutenir. Il faut les convaincre de résister. L’action collective est positive. Elle est bienfaisante. Elle permet aux gens de prendre conscience que leurs collègues font face aux mêmes problèmes, qu’il est possible de régler une difficulté individuelle, collectivement. C’est comme ça que la conscience de classe se forge.

Il faut dire que de ce point de vue, la situation actuelle nous aide beaucoup ! Les puissants affichent ouvertement leur haine de classe. Le Président de la République, M. Macron n’a t-il pas qualifié « d’illettrées » les salariés de l’entreprise GAD ? M. Hollande, l’ancien Président de la République, a utilisé l’expression « sans-dent » pour parler des ouvriers. À leur point de vue, les employés, les salariés, les ouvriers ne réfléchissent pas. Ils sont difformes à cause de leur travail. Peur eux, ce sont des gueux. On est des gueux ! C’est pareil dans l’entreprise qui n’est rien d’autre qu’une baronnie moderne ! C’est ce qui se cache derrière le slogan « J’aime mon entreprise ». Pour eux, les salariés sont dans l’incapacité de penser, de décider de ce qui est bien pour eux, pour leur entreprise qui n’est rien d’autre qu’une communauté de personnes qui travaille ensemble.

La CGT a été fondée en 1895, à Limoges, peu après que le délit de grève a été aboli. Le lien est évident, sans libertés syndicales, il ne peut y avoir d’action, de combats syndicaux. Cette philosophie est-elle la vôtre, celle de la CGT ?

Je ne sais plus qui disait récemment que la CGT, c’est le « vieux syndicalisme, celui qui lutte, celui qui utilise la force, celui qui va à l’affrontement. » Et effectivement, la CGT est vieille. Elle a 120 ans. Il y a peu de gens qui ont cet âge et qui vivent aussi longtemps ! Seulement, les idées que portent la CGT sont neuves. Elles sont modernes et concrètes. Prenons l’exemple de la semaine de 32 heures. Il y a deux ans, personne n’en parlait. Aujourd’hui, la question se pose concrètement. Il y a un vrai problème dans ce pays. Il y a des gens qui travaillent beaucoup trop alors que d’autres ne travaillent pas du tout ou pas assez. Pour avoir dressé ce constat de bon sens, qui concerne des aspects très concrets de l’existence, j’ai été qualifié d’Hibernatus par un journaliste. Hibernatus, c’est un film de Molinaro avec De Funès. C’est l’histoire d’un type qui a été congelé pendant 65 ans et qui se réveille dans un monde nouveau. Forcément, le type est dépassé …. C’est assez drôle au final parce que la réduction du temps de travail, c’est un vrai progrès. C’est fini les temps où les gens travaillaient 10 heures par jour pour gagner une misère. La modernité technique permet de diminuer le temps de travail, de laisser du temps aux gens pour vivre.

Je remarque que l’histoire est souvent travestie. À l’École Nationale de la Sécurité Sociale, il n’y a pas un mot sur Ambroise Croizat. Il est pourtant celui qui a le plus œuvré pour la création de la Sécurité Sociale. C’est une forme de révisionnisme historique. Heureusement, il y a des réalisateurs comme Gilles Perret qui raconte l’histoire de la Sécurité Sociale. Ce film montre bien qui sont les véritables Hibernatus. Il y a un type assez libéral qui intervient dans La Sociale, pour nous expliquer que la France est le dernier pays communiste dans le monde ! C’est assez drôle d’ailleurs. La Sociale, les films de Gilles Perret en général, montrent bien que les sachants sont souvent bien ignorants ! François Rebsamen qui a été Ministre du Travail sous le gouvernement Valls, ignorait qui était le fondateur de la Sécurité Sociale, qui était le premier Ministre du Travail. Son ignorance ne l’a pas empêché de prendre de haut le réalisateur de La Sociale et son équipe … C’est un triomphe subjectif qui me conforte dans l’idée qu’il faut continuer à résister, qu’il faut être conquérant. Au bout, il y a la victoire objective !

Comment entendez-vous résister aujourd’hui ?

C’est mon côté travailleur chez Renault … mais je considère que pour conduire une voiture, il faut regarder derrière. Il faut avoir des repères scientifiques, théoriques. Karl Marx en est un. Il faut comme lui, conjuguer théorie et pratique. Il faut aller à la rencontre de ceux qui sont dans la vraie vie. Ce que l’on dit, ce que l’on propose à la CGT, tient compte des difficultés, des attentes des salariés, des gens que l’on rencontre sur le terrain. Nous sommes dans la vraie vie, celle de la majorité de la population de ce pays. Nous sommes dans l’action concrète. Il y a beaucoup de gens qui s’engagent à la CGT parce qu’ils veulent lutter contre l’injustice, sous toutes ses formes : salariales, de classe, de genre, racistes. Tous ces combats structurent, forgent notre identité collective.

En mettant de côté les conflits sociaux de grande ampleur comme ceux de 1995 ou 2016, quelle lutte syndicale vous a particulièrement marqué depuis que vous militez à la CGT ?

Il y en a beaucoup mais parmi toutes celles que j’ai vécues, il y en a deux qui m’ont particulièrement marqué. La première, c’est Renault-Vilvoorde. Je venais juste d’intégrer de nouvelles responsabilités à la CGT. Cette question est devenue un des enjeux des élections législatives de juin 1997 après que l’Assemblée nationale a été dissoute. Mais le combat avait commencé bien avant. Renault-Vilvoorde, c’est une Euro-grève réussie et hautement symbolique. Vilvoorde, c’est une la banlieue flamande de Bruxelles …. Il y a eu unité syndicale européenne alors même que certains allaient perdre leur travail et que d’autres allaient le sauver, grâce à la mobilisation collective. Les membres des organisations syndicales européennes ont su lutter ensemble pour sauver les emplois des ouvriers belges. Carlos Gohsn n’a pas voulu céder pour cette raison. C’était hautement symbolique. Malgré tout, je retiens qu’en terme d’acroissement d’expérience syndicale et de solidarité européenne, c’était une belle réussite !

L’autre combat syndical qui m’a marqué, est plus récent. Il s’agit de la lutte menée par les infirmières de la clinique de Tarbes qui, pour la plupart, n’étaient pas même syndiquées avant leur mouvement de grève. Ces femmes se sont mises en grève parce qu’elles ne supportaient plus l’injustice dont elles étaient témoins tous les jours. Elles avaient l’impression de se faire voler leur métier qui était, qui est, pour elles, aussi et surtout un choix, donc un engagement personnel. La direction de la clinique n’avait de cesse de leur parler de rentabilité, de dividende, de cotation alors qu’elles pensaient patient, soins, accueil. C’était un dialogue de sourd. Elles ont dû se mettre en grève et elles ont tenu pendants 65 jours pour être entendues. Vous imaginez ce que peut représenter 65 jours de grève pour des femmes qui n’étaient pas même syndiquées. C’est un fait que j’observe souvent. Quand les salariés ont décidé de ne pas se laisser faire, ils ne cèdent à aucune pression. Ils vont jusqu’au bout ! Et les infirmières de Tarbes ont bien fait. Elles ont eu raison d’engager ce bras de fer avec la direction car elles ont gagné. Elles sont parvenues à faire plier le deuxième ou troisième groupe médical français. Elles ont retrouvé leur dignité. Elles sont fières. Elles sont admirables. Je les admire. Au bout de 65 jours de grève, la reprise du travail a été votée à l’unanimité. Elles ont repris le travail ensemble. J’ai été, je suis impressionné par ce mouvement qui me conforte dans l’idée que seule l’action collective est efficace. Le collectif, c’est notre force. La lutte rend lucide ….

Il semblerait que plus la précarité augmente, plus il est difficile de mobiliser, est-ce que vous partagez ce constat ? Correspond-il à la réalité du terrain ?

Je crois avoir une conception réaliste de la société. Aujourd’hui, le travail est vécu comme une aliénation. Il est pensé pour l’être. Les organisations patronales prétendent louer le travail en équipe. Au siècle de la communication, elles défendent l’ère du travail transverse. Dans les faits, rien n’a changé. Que tu sois ouvrier ou cadre, si tu n’as pas atteint tes objectifs, il y en a qui sont là pour te le faire sentir …. Finalement, l’organisation du travail demeure basée sur la contrainte. Il ne repose jamais sur l’intelligence des êtres humains. Pourtant, le travail devrait être épanouissant ! Quel meilleur endroit que ce lieu où on passe la majorité de sa vie pour échanger, pour discuter, bref pour s’épanouir ! Or, que s’est-il passé dans beaucoup d’entreprises ces dernières années ? Les temps de partage collectif ont été supprimés au nom de la modernisation de l’organisation du travail. Il y a certes toujours des réunions mais en général, elles sont organisées par la direction. En réduisant les temps de pause, en réorganisant le travail, les patrons sont parvenus à supprimer les temps d’échanges collectifs. Je le vois bien dans ma boîte, mes collègues descendent boire leur café avec leurs PC ! Pourtant je ne m’imagine pas une société sans travail. Ça peut sembler utopiste dans un pays qui compte six millions de chômeurs ! À une certaine époque, les gens de culture se rendaient dans les usines. Ils voulaient échanger avec ceux qui souffraient dans leur chair, dans leur être, de leur travail. Ils venaient à la rencontre des travailleurs dans les usines. Aujourd’hui, tout cela est compliqué, de plus en plus compliqué.

En termes de précarité, les vieux schémas ont la vie dure. Dans les années 1980, un salarié était rarement au chômage plus de quelques mois dans sa carrière. Aujourd’hui, c’est différent. La précarité touche tout le monde. Elle fait partie du quotidien. Parmi les chômeurs, un tiers n’est pas diplômé, ce qui signifie que les deux autres tiers, le sont … Faire des études ne protège pas, plus contre le chômage…. Les diplômés occupent des emplois sous-qualifiés par rapport à leur niveau d’étude et à leurs compétences. Je sais de quoi je parle ! J’ai un fils au chômage qui est prêt à accepter un travail payé 800 euros par mois. Tout est fait, tout est pensé pour habituer cette génération à la précarité. Le discours est bien rodé. Premièrement, le travail est rare, donc vous n’en aurez pas tout le temps. C’est un fait ! Deuxièmement, peu importe vos qualifications, vous devez accepter n’importe quel emploi. Si vous être chercheur en biologie et que vous ne trouvez pas de travail, vous devez accepter de devenir coiffeur. Vous n’avez pas le choix, vous devez accepter ! La moitié des jeunes est contrainte de travailler pour payer ses études et là, certains leur expliquent que peu importe leur sacrifice, leur goût, leur diplôme, leur compétence, ils doivent accepter n’importe quel emploi dès lors qu’ils sont au chômage. C’est profondément injuste. Il faut soutenir cette jeunesse. Ils méritent un salaire en lien avec leur qualification. Je lutte continuellement contre ces schémas de pensée. La CGT lutte continuellement contre ces schémas de pensée. Le CDI est devenu un gros-mot … alors que c’est juste normal de pouvoir vivre de son travail.

Face à ce discours, les jeunes réagissent en plusieurs temps. La première réaction, c’est souvent, mais pas toujours, la résignation. Puis vient la colère et la révolte. Il faut dire que les parents comme les enfants, ont beaucoup investi dans les études et qu’au bout du bout, ils se retrouvent dans une situation plus difficile que celle de leurs parents qui sont souvent moins diplômés qu’eux ! Je comprends le sentiment de colère et la révolte qu’elle génère. Je trouve positif qu’ils refusent de se dévaloriser. C’est une question de dignité. Partir des préoccupations individuelles de la jeunesse pour en faire des revendications collectives, c’est la mission même du syndicalisme !

Quel regard jetez-vous sur l’avenir ? Vous pensez que cette jeunesse désabusée, à la recherche de sa dignité préparent des lendemains qui chantent ?

Je ne suis pas historien mais ce que je constate, c’est qu’à chaque période de crise profonde, nombreux sont ceux qui pensent que c’est le début de la révolution. Je ne crois pas du tout que la clairvoyance collective soit décuplée en temps de crise. Les guerres, le fascisme en résultent souvent ! Je n’oublie pas non plus cette phrase du patronat de 1936 : « Hitler plutôt que le Front populaire ! » …

Mon repère, c’est les gens que je croise, que je rencontre sur le terrain. Je passe beaucoup de temps dans les entreprises à écouter les salariés. La vie, c’est eux. Je me nourris de ce que j’entends sur le terrain. Le point de départ de toutes les actions syndicales que j’ai menées, ça a été, c’est le terrain. Or, ce que je constate c’est que les salariés ne parlent pas plus d’immigration que de révolution. Ils me parlent beaucoup de leurs difficultés, de leur quotidien, de leurs inquiétudes quotidiennes ! Le rapport au politique a beaucoup changé depuis les années 1980. Les discours généraux, abstraits, ça ne parle pas, plus, aux salariés. Ces changements sont de plus en plus visibles. À Douai, dans les années 1990, le Front national infiltrait les entreprises par le biais des boîtes d’intérim. Dans l’une d’elle, deux caristes se promenaient continuellement avec des tee-shirts à l’effigie de Le Pen père. Les salariés de l’entreprise étaient horrifiés. Il y avait eu une vive émotion dans l’entreprise. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a peu, je me suis rendu dans une entreprise automobile, dans les Vosges. Un employé n’arrêtait pas de me parler de la « blonde »….  Je pensais qu’il me parlait de la DRH ! J’ai fini par comprendre qu’il faisait référence à la fille Le Pen. Malheureusement, dans un monde qui est plus compliqué à comprendre, il y a des gens qui, parce qu’ils ont peur, sont réceptifs à des discours simplistes, haineux. C’est sûr, c’est plus facile de se dire que si l’on a pas de travail c’est à cause du voisin qui, apparemment, n’a pas la même religion ou qui semble différent, que de se dire qu’il est dans la même situation que moi et qu’il vaudrait mieux lutter ensemble parce que c’est dans l’intérêt de tous. Ce type de rencontre me conforte dans l’idée qu’il ne faut rien lâcher sur les valeurs, mais qu’il faut agir en conséquence. Plutôt que de faire de grands discours, plutôt que de parler de révolution, il faut partir de la réalité, s’intéresser à la vie des gens. La réalité, c’est que les gens n’ont pas de travail, qu’ils peinent à en trouver et ceux qui ont la chance de travailler, souffrent parce qu’ils travaillent beaucoup trop. C’est du quotidien des gens qu’il faut partir pour expliquer la crise, pour résister aux chants des sirènes émis par tous ceux qui prétextent la crise pour nous diviser. Il faut lutter, continuer à lutter collectivement. Le collectif, c’est notre force.

Il y a peu, j’étais dans un bureau de poste, à Mende, en Lozère. En ce moment, il y a énormément de grèves de postiers. Je vous explique la situation à Mende. Avant, le courrier de Lozère était trié en Lozère. Normal, logique ! Seulement, aujourd’hui, il n’y a plus qu’un centre de tri automatisé à Montpellier. Résultat, si vous envoyez une lettre de Mende à destination de Mende, elle doit passer par Montpellier avant d’être distribuée… . La direction de La Poste ne semble pas trop concernée par l’environnement même si elle propose des timbres verts ! Autre innovation fantastique du même genre : les tris automatiques de tournées. Le temps d’une tournée est rigoureusement calculé par une machine qui ne tient absolument pas compte du facteur humain. Le facteur lui, connaît les habitudes des gens. Il en tient compte. Il organise sa tournée en conséquence, pas la machine ! Comme la plupart des fonctionnaires du service public, les facteurs ont une conscience professionnelle immense. Du coup, ils allongent la durée de leur tournée pour bien distribuer tout le courrier. Bien sûr, ils travaillent plus mais ne sont pas payés plus.  Ils sont épuisés et la direction ne trouve rien d’autre à faire que de leur demander des explications … Tout cela aboutit à des burn out, voire, malheureusement, à des suicides. C’est cette vie, la vie des gens qui est absente des discours politiques. Du coup, il y en a qui se tournent vers un parti politique qui exploite leurs peurs, leurs inquiétudes légitimes, parce qu’il semble se préoccuper de leur souffrance…, de leur vue, d’eux. Il y a besoin d’un mouvement citoyen, de débats citoyens. Ça manque cruellement dans ce pays, pas que dans ce pays d’ailleurs.

Il y a eu une tentative avec Nuit debout, au moment du mouvement de grève contre la loi Travail, en 2016 ?

Dans Nuit debout, ce que je trouve intéressant c’est cette volonté de se retrouver, de croiser les expériences individuelles pour leur donner un sens collectif. Quand je me suis rendu à Nuit debout sur l’invitation des organisateurs, j’ai eu droit à un cours sur l’horizontalité et sur la verticalité …. J’ai beaucoup échangé, nous avons beaucoup discuté de la grève générale. Je n’étais pas opposé à l’idée mais une grève générale, ça ne se décrète pas. J’ai proposé aux organisateurs de Nuit debout de venir avec moi dans une entreprise pour essayer de mettre en grève les salariés. Mais ils ne sont pas venus avec moi ….

Ils ne voulaient pas « mettre la France à genoux », comme l’affirmait alors Le Figaro, en une !

C’est le revers de la société de consommation … On vit dans un monde dans lequel on n’a pas le droit de penser différemment que ceux qui vous dirigent. Soit on est dans le rang, soit on en sort et, dans ce cas, on est considéré comme des traîtres à la nation ! Les pseudo-économistes disent tous la même chose. Ils répètent sans arrêt qu’il n’y a pas d’autres alternatives que la leur … Ils ne supportent pas qu’un syndicat, qu’un groupe de personnes, pense différemment, propose autre chose. Contester la bonne parole qu’ils prêchent chaque jour à des millions de personnes, c’est les remettre en cause. Ils le vivent comme une remise en cause personnelle ! Ils sont allés loin, trop loin pendant le mouvement contre la loi Travail de 2016. Il faut dire que le mouvement a duré longtemps et que « l’opinion publique » était majoritairement défavorable à cette loi. Du coup, ces pseudo-économistes se sentent remis en cause dans leur identité même. Peur eux, c’est violent. Malgré tous les moyens dont ils disposent, les gens n’adhérent pas à leur discours. Ils se sentent blessés dans leur être. C’est une affaire d’ego, de point d’honneur. Derrière ces réactions, il y a de la haine de classe. Comment un prolétaire avec des moustaches, ose-t-il contester le chauve de France Télévision ou encore Dominique Seux qui, médiatiquement, sont les faiseurs d’économie en France. Ils sont incontestables parce qu’on n’entend que leur discours libéral à longueur de temps. On n’entend qu’eux !

À qui faudrait-il donner la parole ?

Aux salariés, aux chômeurs. Vous savez, ce qui m’intéresse, c’est la vie des gens. J’essaie toujours de parler de la vie, de montrer que ceux qui sont dignes, ce sont ceux qui travaillent. Tous ceux qui parlent du travail, qui ont le plus de place pour en parler, sont ceux qui ne travaillent pas, voire qui n’ont jamais travaillé ! C’est le cas pour de nombreux hommes politiques. C’est le cas de l’ancien Premier Ministre. Cet homme qui n’a jamais travaillé de sa vie puisqu’il est devenu attaché parlementaire après une licence d’Histoire, parle sans arrêt de coût du travail, de compétitivité … Mais qu’est-ce qu’il connaît de la vie des gens qui tous les jours, se lèvent tôt pour aller travailler ou aller chercher du travail quand ils n’en ont pas ? La vie, ce n’est pas se serrer la ceinture ! Il faut en finir avec les préjugés de tous ceux qui n’ont jamais travaillé : les licenciements d’aujourd’hui ne sont pas et ne sont jamais les emplois de demain ! Certains hommes politiques, certains journalistes nous répètent à l’envie qu’il faut être terre-à-terre. Alors soyez-le ! Donner la parole à ces gens qui, par leur travail quotidien, font la richesse de notre pays ….

À chaque fois que je passe à la télévision ou à la radio, je me sens en décalage complet avec ce que les journalistes attendent de moi, avec ce qu’ils voudraient entendre. J’ai fini par comprendre que c’était normal parce qu’ils ne sont pas dans la vraie vie. Ils ignorent quel est le quotidien des gens. Je me souviens d’un échange avec Emmanuel Macron quand il était Ministre de l’Économie sous le gouvernement Valls. Je l’avais croisé à une émission de radio peu après m’être rendu dans un hôpital, à Lyon. Les filles – je dis les filles car en milieu hospitalier, les aides-soignants, les infirmiers sont souvent des femmes – m’y avaient raconté qu’en raison du manque de moyens, elles étaient obligées de laver les malades avec des chaussettes et de les essuyer avec des draps ! Vous mesurez l’humiliation pour ces femmes qui ont comme vocation de soigner et pour celui qui reçoit les soins ! J’ai raconté cela à M. Macron qui n’a pas su quoi me répondre. Que pouvait-il me répondre … : il faut diminuer les dépenses de santé ! Il faut parler de la vie à ces gens qui ignorent quelle elle est. Il est vrai qu’ils visitent les entreprises, mais avec un casque et un pupitre. Avec Nicolas Sarkozy, il y avait même une taille à ne pas dépasser ! Vous me direz, moi aussi je me rends dans les entreprises mais à la différence près que je vais à l’atelier, que je suis à l’écoute de tous les salariés. Je ne vais pas dans le bureau du patron ! C’est une petite différence entre nous … qui explique celle de nos points de vue !

Est-ce que plus de démocratie sociale pourrait aider à améliorer les choses ?

Tous ceux qui veulent restreindre la démocratie parlent de démocratie sociale … La démocratie n’est ni sociale, ni politique. Elle est démocratie, un point c’est tout ! J’ai souvent expliqué à ceux qui voulaient nous imposer la Loi travail que je ne comprenais pas pourquoi ils distinguaient la démocratie sociale de la démocratie politique. Elle est la même partout. Elle repose sur la même modalité, le vote, l’expression majoritaire des salariés, des citoyens…. Lorsque se tient un référendum d’entreprise, il ne vient à l’esprit d’aucun de nos représentants d’en tenir compte, surtout s’il contredit un vote à l’Assemblée nationale…. Aucun des députés de l’ancienne majorité n’a proposé la tenue d’un référendum sur la Loi travail. J’ai remarqué aussi que l’avis des salariés n’était jamais sollicité sur la question des marges des entreprises. C’est curieux ! L’exemple des deux ingénieurs de chez Renault que j’ai évoqué tout à l’heure est criant de vérité. Il montre bien que l’esprit d’entreprise est anti-démocratique. Au nom de la rentabilité, l’intelligence, la créativité des salariés sont bâillonnées. Ils doivent, ils devraient être entendus dans une démocratie. S’ils ont envie de proposer le passage aux 32 heures, les salariés d’une entreprise devraient pouvoir le faire sans craindre pour leur emploi. Ce n’est ni aux politiques, ni au patronat d’imposer les sujets légitimes ou sinon, c’est de la démocratie plébiscitaire, de la démocratie sociale … Cela, je n’en veux pas, j’y suis farouchement opposé. L’entreprise n’est pas un monde en dehors de la société. S’il n’est pas possible de contredire la décision du patron ou de la direction, ce n’est pas démocratique. Ça me semble plus proche de la dictature.

Je développe un autre exemple, celui des violences contre les syndicalistes. Durant le mouvement contre la Loi travail de 2016, la presse, le gouvernement ont beaucoup parlé des violences en marge des manifestations, mais ils se sont très peu intéressés à celles qui ont directement touché les syndicalistes et de manière générale, les opposants à la Loi travail. À Fos-sur-Mer, un syndicaliste de la CGT a été gravement blessé. Il y a eu quinze blessés dans le service d’ordre de la CGT. Lors des manifestations, il y avait des bandes organisées tout à fait identifiées qui ont multiplié les actes de violence. Les policiers avaient des ordres : « Pas d’ordre » ! Ils ne savaient pas quoi faire. Je crois que tout cela a pour fin de discréditer le mouvement contre la loi Travail parce que c’était le seul moyen de faire passer une loi que la majorité des Français ne voulait pas, ne veut pas. De manière générale, il y a de plus en plus de répression syndicale. Il y a eu les Goodyear, Air France … Il n’y a pas très longtemps, un syndicaliste a été condamné pour jet de confettis en réunion !

La répression syndicale est une réalité ancienne. Il y a eu des évènements particulièrement tragiques. En 1915, des soldats syndiqués à la CGT ont été fusillés pour l’exemple, à Flirey, en Meurthe-et-Moselle, en raison de leur engagement syndical. Aujourd’hui, la violence est davantage d’ordre symbolique dans le sens où elle ne s’exerce plus physiquement. Elle est euphémisée, niée comme violence. Percevez-vous cette violence symbolique ? Comment la vivez-vous ? Je pense à des échanges particulièrement tendus avec des journalistes de France Télévisions.

Même si je ne mets pas ces deux violences sur le même tableau, ce n’est jamais agréable de subir la violence, même quand elle est niée comme violence ! C’est comme ça que vous dites ? Vous savez, ça ne me fait pas plaisir de me faire agresser par certains journalistes ! La première fois que j’ai vu François Lenglet, il venait de m’insulter d’Hibernatus, l’histoire du type dépassé… Pour moi, ce genre de comparaison, c’est de la haine de classe. De toute façon, c’est toujours un peu pareil. Quand il y a un mouvement puissant qui s’oppose à une loi socialement rétrograde, l’accueil est quasi toujours le même à la télévision ou à la radio. Je me prépare souvent au pire. Pour le dire trivialement, je m’attends toujours à des coups en-dessous de la ceinture. Ce n’est pas le plus grave …. Ce qui m’inquiète, c’est que quand je leur parle de la vie des gens, de la souffrance au travail, des burn out, des suicides, ça ne leur parle pas. Pour eux, c’est du basique. C’est du populisme. Pour moi, c’est de la haine de classe !

Cette haine de classe à laquelle vous faites référence, est-ce que vous l’avez ressentie, perçue, au moment du mouvement contre la Loi travail de 2016 ?

La CGT a appris quelles étaient les grandes lignes de la Loi travail dans Le Parisien… Puis, il y a eu un semblant de concertation. Très vite, nous nous sommes mobilisés. Dès le 9 mars 2016, il y a eu une action syndicale unitaire. Les lycéens et les étudiants ont manifesté à République et les syndicats de travailleurs aux Invalides. Les réactions n’ont pas tardé… Le gouvernement s’est mis en tête d’expliquer que la Loi travail constituait un progrès, que c’était une bonne loi. À ce moment-là, il s’attendait à un échec de la mobilisation. Mais le mouvement a très vite pris de l’ampleur … alors le Premier Ministre et son gouvernement ont essayé de diviser les sept organisations syndicales qui avaient appelé à la mobilisation. Ils ont essayé d’isoler la CGT. Seulement, avec les autres organisations syndicales, nous avons su maintenir l’unité en gardant le contact. Du coup, le gouvernement a décidé de ne plus parler aux représentants des organisations syndicales. Les jeunes étaient décrits comme des imbéciles et les syndicats notamment la CGT, a été mise à l’index. Personnellement, j’ai eu le droit à tout. La Ministre du Travail, Madame El Khomri, a affirmé que je n’avais pas voulu me rendre à un de ses rendez-vous. Une autre fois, je n’ai pas pu me rendre à un autre de ses rendez-vous. Bien entendu, je l’avais prévenu et je lui avais indiqué qu’il y aurait une délégation de la CGT pour me remplacer. Elle a refusé de la rencontrer. C’est son directeur de cabinet qui s’en est chargé. La Ministre m’a alors traité de misogyne. Puis, elle a expliqué à la presse que je pouvais venir quand je voulais, que j’avais son numéro. En gros, il me suffisait de l’appeler pour que tout soit réglé. Vous voyez que des débats autour de la Loi travail … Notre opposition, qui est celle de la majorité du pays à cette loi, ils s’en fichent. Ils savent et nous, nous devons suivre ! J’ai été utilisé pour discréditer le mouvement. J’ai été présenté comme l’homme qui allait paralyser la France. La lutte contre la Loi travail a été personnifiée et ethnicisée. C’était le duel des deux Espagnols : Valls-Martinez. 

Malgré tout, ce que je retiens à titre personnel de la mobilisation contre la loi Travail, c’est l’unité constante des sept syndicats qui avaient appelés à la mobilisation contre cette loi de destruction sociale. Ce mouvement m’a aussi conforté dans l’idée qu’il faut toujours avoir comme point de départ de l’action collective, les problèmes quotidiens des gens. En 1995, quand je travaillais chez Renault, il y a eu une des plus grandes mobilisations sur les salaires. On s’est mis en grève avant les cheminots … Chez Renault, le mouvement a duré presque trois mois. J’ai souvenir d’une très belle manifestation. Les techniciens avaient défilé avec leurs blouses blanches sur le périphérique. Une grève aussi longue, ça ne s’était jamais vu chez les ingénieurs-cadres ! À force de répéter aux gens qu’il faut faire des efforts, qu’il faut faire des économies, qu’il faut réduire les dépenses publiques alors même que pour la seule année 2016, les dividendes des entreprises du CAC 40 atteignent 55,7 milliards, ça peut aider à une première prise de conscience. Ensuite, il y a la lutte qui est toujours instructive. C’est là que la conscience de classe se forge et, avec elle, l’action collective.

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