Ce matin, je me suis réveillée avec cette énième déclaration d’une élue, relayée en boucle sur les réseaux :
« Quand un film sur la laïcité est censuré à Saint-Ouen ou quand un professeur hésite à enseigner l’histoire des religions par peur de représailles, c’est la République qu’on cherche à faire taire. »
Encore ce ton martial, dramatique. Encore cette mécanique bien huilée : une anecdote isolée, difficilement vérifiable, brandie comme preuve d’un effondrement généralisé de l’école et des valeurs républicaines. Le tout relayé sans nuance, dans un récit anxiogène où la peur tient lieu d’analyse. La citoyenneté réduite à un slogan.
Mais que ne dit pas ce récit ? Et que masque-t-il ? Pourquoi constitue-t-il, en réalité, une réécriture du réel – une forme de falsification politique du quotidien scolaire ?
Cette déclaration n’est pas une simple alerte. Elle est l’expression d’un imaginaire politique façonné par les crispations identitaires, les tensions sociales, et une défiance croissante envers certains territoires, les fameux « territoires perdus de la République ». En vingt ans passés sur le terrain, dans les quartiers populaires de la banlieue parisienne, je ne les ai jamais vus, ces fameux 'territoires perdus'. Hasard ? Chance ? Non. C’est simplement qu’ils ne correspondent à aucune réalité tangible. Ils ne sont pas le fruit d’un constat, mais d’un imaginaire façonné par la peur, l’ignorance et parfois une colère sourde. Une projection sincèrement crue, mais qui reste l’expression extériorisée d’une haine rentrée – dissimulée derrière les atours du discours républicain. Cette rhétorique repose sur une confusion constante entre perception et réalité, entre fantasme et expérience de terrain. Elle érige le ressenti en preuve, l’exception en règle. C’est précisément pour cela qu’il est indispensable de témoigner. De dire ce que ces discours occultent : la réalité quotidienne, complexe, exigeante, mais profondément humaine que vivent des milliers d’enseignants. Une réalité bien loin des caricatures, des slogans et des peurs agitées en boucle.
J’ai enseigné l’histoire-géographie dans plusieurs établissements classés REP en région parisienne. J’ai abordé toutes les thématiques du programme, sans détour ni tabou : judaïsme en sixième, christianisme et islam en cinquième, Lumières, Révolution, laïcité en quatrième, la Shoah en troisième. Jamais je n’ai été empêchée ni menacée. Jamais je n’ai ressenti le besoin de me censurer. Mes élèves ont toujours fait preuve d’intérêt, de curiosité, de respect. Parce qu’ils sont avant tout ce que tant de discours oublient : des élèves, des enfants, des citoyens en devenir. Ni plus perméables à la radicalité que d’autres, ni naturellement opposés aux valeurs républicaines. Et moi, je suis une enseignante et non pas une héroïne tragique parachutée dans une "zone de non-droit".
J’en reviens à ce texte lu de bon matin. Ce qu’il donne à voir, c’est ce que Pierre Bourdieu appelait déjà en 1996 la fabrique médiatique du vide. Le fait divers devient prétexte à une mise en récit idéologique : l’analyse est évacuée, les faits sont recodés dans un récit anxiogène qui alimente l’imaginaire d’une guerre intérieure. L’école devient décor de chaos. L’enseignant, une victime en sursis. L’élève, une menace fantasmée.
Ce mécanisme, je l’avais déjà analysé il y a un an, lors de l’affaire du lycée de Cachan. Quelques jours avant les violences du 5 mars 2024, les personnels avaient fait valoir leur droit de retrait. Ils dénonçaient des conditions indignes : infiltrations, présence d’amiante, chauffage défectueux, etc. Une réalité alarmante, portée collectivement pendant une semaine. Une semaine de mobilisation, de cris étouffés, totalement ignorée par les médias nationaux. Ce qui n’intéressait pas le récit, c’était le fond. Ce qui comptait, c’était l’explosion.
Dans les heures qui suivent la matinée du 5 mars, le récit se verrouille. Une explosion de violence aux portes du lycée. Les enseignants ne sont plus des agents mobilisés, mais des victimes qu’on plaint à demi-mot, forcées de tenir bon face à une prétendue horde de sauvages. L’élève devient une menace diffuse, presque naturelle. Le professeur, un survivant perdu dans une zone déclarée hors-sol. Le mouvement s’efface. Les revendications s’éteignent. Le réel est évacué, remplacé par un décor fantasmé de guerre scolaire. Tout est inversé : ce n’est plus une lutte sociale, c’est une fiction sécuritaire. Et cette fiction, bien plus que l’événement lui-même, devient la vérité ... médiatique.
Ce renversement est insupportable. Il écrase les raisons profondes de la mobilisation, disqualifie les luttes sociales en les réduisant à de simples troubles à l’ordre public. Il passe sous silence l’abandon matériel, l’usure humaine, les conditions dégradées dans lesquelles nous tentons encore d’enseigner. Et surtout, il impose une fable perverse : celle d’une République prétendument assiégée non par ses ennemis, mais par ses propres enfants ; ces élèves, disqualifiés d’emblée, transformés en menace, voire en ennemis de l’intérieur.
De grâce ! Je suis lasse de ces stéréotypes fabriqués par ceux qui, n’ayant jamais mis un pied dans une salle de classe, prétendent en parler comme s’ils y vivaient. Lasse de ces éléments de langage recyclés jusqu’à l’absurde, qui désignent l’école comme un problème et jamais comme une solution. Lasse d’un discours qui se drape des couleurs de la République, mais ne dit rien de celles et ceux qui la tiennent debout dans l’indifférence et parfois le mépris. Car ce discours n’a qu’un but : faire diversion, substituer le spectaculaire à l’analyse, l’émotion à la réflexion et masquer les vrais problèmes derrière une mise en scène sécuritaire. Il ne produit aucune réponse, seulement de la poudre aux yeux. Un an plus tard, que reste-t-il des revendications des personnels du lycée de Cachan ? Une mobilisation oubliée, des promesses éteintes et des conditions de travail toujours délétères.
Car les véritables problèmes sont là, massifs, quotidiens, incontestables. Nous continuons d’avoir froid en hiver, trop chaud en été. Les fenêtres ne ferment plus, les plafonds fuient, les prises tombent des murs. Le matériel manque quand il n'est pas inutilisable. Nos classes sont surchargées, les salaires indécents. Ils ne nous permettent plus d’envisager l’avenir avec sérénité. L’horizon de nos élèves, lui aussi, se rétrécit. Faute de moyens, c'est le droit à l'égalité qui s'effondre, et avec lui, des rêves d'enfants qui se brisent contre les murs fissurés de nos établissements.Voilà ce que nous dénonçons. Voilà ce qui devrait faire la une.
Ce sont ces réalités que nous portons, jour après jour, dans le silence médiatique. Ce sont elles qu’il faut écouter et non pas les peurs fabriquées depuis des plateaux télé et leurs plaidoyers déconnectés, condescendants, et souvent bien étrangers à la réalité.
Et c’est là l'autre problème : le silence des médias dits alternatifs. Certes, quelques voix engagées relaient ces luttes et certaines publications tentent de résister à la simplification ambiante. Mais dans l’ensemble, la presse progressiste reste trop souvent en retrait. Est-ce par crainte d’alimenter la rhétorique réactionnaire ? Par méfiance à l’égard du fait divers, souvent instrumentalisé ? On peut le comprendre. Mais ce retrait, aussi compréhensible soit-il, laisse le champ libre à un récit réactionnaire qui finit, faute de contrepoids, par être le seul audible. Il façonne les imaginaires, occupe tout l’espace et finit par occulter les réalités du terrain. Or, un fait divers, s’il n’est pas interrogé, n'est jamais anodin. Il devient outil de transformation du réel, en somme de domination symbolique. Il permet de criminaliser les résistances, d’effacer les revendications, d'invisibiliser les réalités sociales.
Alors il faut dire les choses clairement : nos élèves ne sont pas les ennemis de la République, ils en sont les enfants, les héritiers, les porteurs. Ils sont ce que la République a de plus précieux : son avenir. Ils arrivent à l’école avec leurs questions, leurs doutes, leurs colères mais aussi, et surtout, avec une soif d’apprendre, de comprendre, de se construire dans un monde complexe, qui exige des savoirs, de la rigueur, de la nuance. Ils ne rejettent pas les valeurs de la République. Ils demandent qu’elles s’appliquent à eux. Pleinement. Concrètement, ils demandent que les promesses gravées aux frontons de nos édifices publiques - Liberté, Égalité, Fraternité - cessent d’être des mots figés, pour devenir réels, concrets.
Nos élèves ne sont ni des menaces ni des êtres hébétés dénués de sensibilité, ni des délinquants en devenir, aveuglés, ignorants, intolérants. Ce sont des enfants, des adolescents qui méritent d’être respectés, instruits, considérés. Les réduire à des stéréotypes, c’est trahir les promesses de la République. Alors non, ils ne rejettent pas la laïcité. Ils en dénoncent plus ou moins confusément, instinctivement le détournement qu'en a fait l’extrême droite depuis qu'elle s’en est emparée, l'a tordue, l'a brandit comme un instrument d’exclusion. Une laïcité qui ne protège plus mais stigmatise. Une laïcité utilisée pour les caricaturer, pour justifier la violence qui, encore et encore, s’abat sur une jeunesse dont le seul tort est d’être jeune, de venir, parfois, d’ailleurs ou du moins d’être perçue comme telle : "la banlieue". Ce qui les blesse, ce ne sont pas les principes républicains. Ce sont les injustices, les inégalités, les discriminations. Ce sont les discours qui les stigmatisent, les suspectent, les réduisent à une menace. Alors non, nos élèves ne sont pas fautifs. Ce n’est pas d’eux que la République doit se méfier – c’est d'elle-même, de ce vers quoi elle peut dévier. Ce sont ses institutions, son école publique, qu’il faut soutenir. Et cela commence par traiter ses personnels et ses usagers avec dignité. Car c’est là, dans l’ombre tranquille des salles de classe, que se joue le seul combat légitime : celui d’une République qui ne se contente pas de se défendre à coups de slogans, mais qui se réinvente à la hauteur de sa promesse démocratique.
Nous sommes ceux qui, dans des conditions de plus en plus précaires, la défendent chaque jour, dans nos classes. Non par posture, non pour les caméras, non pas pour exister médiatiquement mais concrètement, usant de manuels usés, d'ordinateurs obsolètes sinon défaillants, de tableaux qui ne tiennent plus au mur. Nous la défendons dans les couloirs étroits, les salles surchauffées ou glaciales. Nous la défendons à travers chaque heure de cours préparée tard le soir, chaque élève écouté dans et malgré l'urgence et chaque discussion engagée, parfois hors les murs, avec nos élèves. Nous la faisons vivre en enseignant la pensée critique, en donnant accès à la culture commune, en tenant à bout de bras la République dont beaucoup se revendiquent sans y croire ni jamais la défendre. Et tout cela, non pas dans une autorité sèche, mais dans le respect et la confiance en l’intelligence de notre jeunesse.
Et malgré tout ce qui manque - le temps, les effectifs, les moyens, le salaire - nous poursuivons, inlassablement, notre mission d'enseignement public. Ce n'est ni par confort ni par résignation, mais parce que nous croyons encore, viscéralement, en ce que l'école peut offrir : la liberté de penser, l'émancipation par le savoir, la possibilité d'un avenir. Peut-être parce que nous aussi nous sommes les enfants de cette école républicaine. Nous en portons la mémoire et l'héritage. C'est elle qui nous a formés, éveillés, arrachés parfois - souvent - à nos assignations de classe. Elle a ouvert le champ des possibles, déjoué le fatum. C'est ce rêve-là, celui d'une école gratuite, laïque, exigeante, que nous faisons vivre, jour après jour, dans l'inconfort des salles de classe. Ce que nous défendons, ce n'est pas une abstraction, c'est une promesse, une idée fragile, mais tenace, entêtante : l'école peut encore être le lieu où l'on apprend à devenir libre, à s'émanciper, à devenir soi. Nous ne faisons pas que défendre la République, nous la construisons, l'incarnons, la transmettons. Dans le tumulte et parfois l'oubli, nous n'avons jamais cessé d'être les "hussards noirs de la République", non par nostalgie, mais parce que ce flambeau, nous l'avons reçu, et nous le tenons et le tiendrons encore.
Alors plutôt que de nous instrumentaliser, écoutez-nous, cessez de parler pour nous, cessez de salir nos élèves ! Cessez l'imposture, car si l’école publique finit par céder, ce ne sera pas à cause de ceux qui y travaillent ni de ceux qui y étudient, mais parce que trop peu auront voulu les soutenir pour préférer la détourner vers de basses fins politiciennes.
Pour ce qui concerne la laïcité, il est urgent de reposer les termes du débat. Elle n’est pas en danger dans nos classes mais transmise, expliquée, mise en œuvre au quotidien avec intelligence, subtilité et exigence. Ce qui est en danger, en revanche, c'est la condition même d'exercice de cette transmission : des établissements vétustes, des classes surchargées, des équipes sous pression, des personnels précarisés, invisibilisés et méprisés. Le vrai combat pour la République commence là. Il se mène dans les écoles avec les enseignants et non contre eux. Il suppose que l’on cesse de faire de la laïcité un mot-clé pour flatter les peurs et qu’on la réinvestisse comme valeur émancipatoire, porteuse de liberté de conscience et d’égalité. Il suppose, surtout, que l’on entendent ceux qui vivent cette réalité chaque jour. In fine, ce ne sont ni les tribuns alarmistes, ni les plateaux télévisés, ni les tweets indignés qui font vivre la République. Ce sont les agents du service public, dans les établissements scolaires, les hôpitaux, les gares, les universités, les tribunaux, les commissariats et tous les services publics quels qu'ils soient. Laissez leurs la parole et donnez des moyens à la République pour que demeure son idéal !