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Billet de blog 19 févr. 2023

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Gouverner sans contraindre : la mise en échec de 2 siècles de domestication politique

Dans un article consacré à la stratégie d’opposition mise en œuvre par un parti de gauche à l’Assemblée contre la réforme des retraites, le philosophe G. de Lagesnerie analyse les enjeux de pouvoir qu’enferme la volonté de domestication des oppositions. Cet évènement s’inscrit dans une histoire longue de la conflictualité politique sur laquelle il s’agit de revenir.

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L’aspiration égalitaire qui a balayé la société d’Ancien Régime est inégalement partagée par les diverses forces politiques contemporaines. Si, à l’exception de l’extrême droite, elles revendiquent toutes l’égalité civile, elles se séparent et s’affrontent sur la répartition des pouvoirs et des biens.

Adossée à une conception formelle de l’égalité, la majorité présidentielle et ses alliés refusent de l’étendre à la sphère économique, à la distribution du produit du travail qui conditionne les manières de sentir, de penser, d’agir propres à chaque classe. Ses intérêts la portent à vouloir un ordre qui, pour conforme qu’il soit aux principes juridiques égalitaires inscris dans la Constitution, n’en comporte pas moins des chances inégales d’accès aux richesses et aux privilèges qui sont associés. Actuellement, la position parlementaire inconfortable de la majorité présidentielle la conduit à assumer ouvertement son essentialisme naturaliste qui situe les représentants des classes économiquement et socialement dominées en-deçà du règne social au monde animal. Il s’ensuit l’exacerbation d’un sentiment de supériorité qui l’autorise à stigmatiser les tenants de l’égalité réelle pour délégitimer les revendications du grand nombre. C’est que la monopolisation des instruments institutionnels de la décision doit demeurer le privilège des puissants. Au moment de la Révolution française, déjà, l’élite bourgeoise recourait à ce procédé, en somme l’animalisation de l’opposition politique, afin d’abâtardir toute forme d’hétérodoxie politique.

Le respect de « l’ordre, la décence », autrement dit le modérantisme, sont les qualités indispensables du « citoyen vertueux », auquel s’oppose les radicaux. Au moment de la Révolution française, Jean-Paul Marat (1743-1793) en est l’incarnation :

Figure d’oiseau de proie : bileux, pauvre, mœurs âpres ; ancien médecin, au-dessous du cynisme ; nulle idée de bienséance, de respect pour les autres, de respect pour soi-même. Point de principe politique ni de morale, nul respect pour la liberté, nul pour la vie. Pour but, pour moyen, la démagogie. Point d’éloquence, point de raisonnement ; aucun art, aucune retenue, aucune pudeur. […]. Une seule idée bien entendue, la multitude. Cuirassé de sa popularité, il était invulnérable[1].

La métaphore animale affleure immédiatement. Marat, révolutionnaire radical, « fort de […] de la dévotion du peuple », est un « prédateur » dominé par l’humeur mélancolique qui lui obscurcit l’esprit. Il appartient à cette élite culturelle dont la Révolution française a permis l’ascension sociale. Mais son tempérament l’a jeté du côté des « pauvres », de la « multitude » des démunis, dont il a contracté les passions, l’aveuglement. Pas de « morale, de retenue, de pudeur ». Ces déviances ont pour expression politique la « démagogie », autrement dit l’absence de « raisonnement et de principe politique ». Elle naît du dégoût de soi et de la haine de l’autre, qui alimentent la radicalité révolutionnaire. La méchanceté, la folie qui accompagnent l’anarchie justifient a contrario la prééminence des conservateurs et des libéraux. Le modérantisme seul peut assurer la paix d’une société gouvernée par ces hommes maîtres d’eux-mêmes et capables, par suite, de discernement. Hier comme aujourd’hui, c’est en situant hors de la société les représentants des classes les plus démunies sous les deux rapports du modérantisme et des avantages qu’il procure à ses possesseurs, que les libéraux et les conservateurs entendent maintenir leur monopole sur les instruments institutionnels de la décision politique.

La violente réaction des députés conservateurs, libéraux, réactionnaires dénote leur inquiétude. Le « personne n’a craqué, vous m’avez insulté pendant quinze jours » du Ministre du Travail est hautement révélateur. C’est que sans respect, il ne faut pas espérer la subordination des inférieurs. Les usages à l’Assemblée servent à imposer le code de conduite raisonnable attendu des représentants des « masses ». Durant Révolution française déjà, « moment génétique capital » (Paolo Grossi), les classes populaires, qui ont pris au pied de la lettre les mots d’ordres universaliste et égalitariste de la bourgeoisie, en 1789, et qui sont soutenues par les « démagogues », contrarient ses desseins. Elles ne s’embarrassent plus alors d’euphémismes :

 Dire qu’une impossibilité physique rendra toujours incompatibles les travaux du laboureur avec le talent consommé de Voltaire, ou les hautes conceptions de Locke et de Newton, c’est une vérité des plus communes. […]. Voyez cette main calleuse, épaisse et brune, qui bat le fer, manie la hache, soulève un fardeau, et essayez de lui faire tracer d’élégants contours, ou parcourir rapidement les touches d’un clavier. Eh bien ! l’effet est le même sur les facultés morales. Ce même travail qui raidit et endurcit les membres produit un effet semblable sur l’esprit et la pensée. Le corps et l’âme y gagnent tous deux en force et en masse, si l’on peut s’exprimer ainsi, ce qu’ils perdent tous deux en grâce et en sensibilité[2].

Cette description est éloquente. À la distinction naturelle de l’élite bourgeoise s’opposent l’insensibilité, la lourdeur physique et morale des hommes du « bas-peuple ». La « main calleuse, épaisse, brune » traduit la grossièreté de leur âme. Épais s’oppose à fin, brun à blanc, calleux à sensible. L’ignorance et la crédulité des classes populaires ont pour équivalent leur laideur. La condescendance de 1789 n’est plus de mise. Les soulèvements populaires ont contrarié les attentes de l’élite bourgeoise :

À Lyon, tous les ouvriers en soie forment […] une classe très distincte et très remarquable. On les désigne généralement sous le nom de Canuts, sans doute du mot cagne ou cagnard, applicable à leurs jambes comme à leur âme et à leur esprit. Rien ne me paraît mieux donner l’idée de ces ouvriers sortant en foule de la manufacture, qu’un certain champ des environs de Nanterre où l’on a planté des pommiers en très grand nombre qui, tous maigres et chétifs et pressés sans ordre les uns contre les autres, présentent dans un ensemble presque hideux de troncs rampants et de branches surbaissées, toutes les formes bancroches imaginables[3].

Ces corps irréguliers, usés, boiteux, ne sauraient abriter qu’une âme desséchée. Les stigmates physiques des ouvriers lyonnais sont les signes de leur incurie intellectuelle et morale.  C’est que la Seconde Révolution de 1792 a perverti le peuple. Elle a nourri des prétentions abusives, subversives, notamment celle à exercer les charges publiques. Les libéraux ont pu constater la ridicule arrogance populaire :

Je me souviendrai toute ma vie avoir vu à *** […] un jeune paysan que son père avait placé chez un procureur de l’endroit, et qui, sachant qu’il était là pour apprendre les lois, ne crut rien de plus nécessaire que de suivre des cours de législation, […] ; aussi les suivait-il assidûment. Il n’y avait rien de plus comique que de l’entendre larder ses gros propos de belles expressions sorties de la bouche du Professeur. Il les appliquait à crever de rire, et mon lourdaud de raisonner, de se pavaner, de se croire en vérité une bonne tête[4].

On retrouve le jeu classique des antonymes : « lourdaud, gros propos » s’opposant aux « belles expressions » proférées par le professeur. Leur simple prononciation par un « jeune paysan » suffit à les disqualifier. Sa pesanteur naturelle, sa « grossière ignorance » sont autant de flétrissures portées à l’hexis corporel comme à l’ethos de l’élite bourgeoise. La grossièreté, la vulgarité, l’ignorance, sont les stigmates physiques et moraux que l’élite attribue aux classes populaires. Leur naturalisation, c’est-à-dire leur inscription dans la nature même des dominés, rend inutile toute instruction. C’est ainsi qu’un de ses représentants s’étonne que

l’État se ruine en impression de livres qu’on ne lit point, en traitements de professeurs qui ne professent point, en établissements d’instruction qui n’instruisent point […]. Voyons un peu si cet excès ridicule n’est pas moins aussi à craindre que l’excès contraire, s’il ne tend pas à faire naître parmi nous une populace toujours croissante, de déclamateurs et d’égorgeurs mutins, prêts à répondre à tout, et toujours rebelles au devoir, habiles à confondre les idées les plus saines, à décrier, à ridiculiser les usages les plus utiles ou les opinions les plus respectables, surtout inaptes à tous les métiers utiles, consommateurs à la fois avides et dédaigneux, en un mot, réunissant toute l’insolence, les prétentions et les besoins de la richesse, à la convoitise, la servile dépendance, les petites vues et tous les vices de la pauvreté[5].

 À l’inutilité s’ajoute la potentielle dangerosité de telles mesures. Répandre l’instruction, c’est conforter la « populace » dans ses prétentions. « L’insolence, la servile dépendance, les petites vues, la convoitise » sont les caractéristiques naturelles des « pauvres » et rendent les classes populaires inaptes à l’exercice des fonctions publiques. La culture est sans effet sur leur nature. Sa versatilité la rend inapte à l’exercice des responsabilités. Sa grossièreté, son insolence, sa vacuité, l’entraîneraient nécessairement du côté de « l’avidité, du crime », et menaceraient l’ordre républicain, la hiérarchie sociale.

La haine de classe est issue de conditions historiques, c’est-à-dire des luttes qui opposent, entre 1793 et 1799, les élites « modérées » aux « démagogues » et aux « contre-révolutionnaires », et en tiers, les classes populaires. Ces dernières sont combattues parce qu’elles sont sorties du rôle que leur ont initialement assigné les anciennes élites du tiers-état. Gagnées par les théories universalistes des révolutionnaires de 1789, les groupes dominés se sont engagés, avec le soutien des « démagogues », en faveur d’une redistribution des biens matériels et symboliques. C’est précisément ce que l’élite bourgeoise leur conteste. Par leurs revendications aveugles, intempestives, les classes populaires sont devenues un ennemi dangereux et leur propre ennemi. À mesure que s’éloigne l’espoir de normaliser, à leur profit, le champ de luttes révolutionnaires, leur sentiment de haine à l’égard des plus démunis s’exacerbe. Seulement, les nécessités inhérentes au gouvernement d’une nation industrieuse les conduit à modérer leurs propos. L’ignorance des peuples constitue :

un grand malheur. [Hélas] l’instruction ne peut pénétrer la masse d’un grand Peuple de toutes les connaissances et de toutes les idées saines dont il aurait besoin pour son bonheur. Cette masse du Peuple est trop compacte ; les esprits distraits par les travaux physiques sont habituellement trop inertes pour apprendre ou pour retenir ou pour combiner et appliquer ce qui est appris et retenu dans la mémoire ; et quand ces esprits fermentent et travaillent, leur agitation passagère est trop violente pour que la vérité puisse y entrer et y prendre place[6].

Des conditions d’existence difficiles, usantes, les maintiennent dans une triste crédulité. Leur inaptitude aux choses de l’esprit désespère. Hier comme aujourd’hui, le ressentiment de la bourgeoisie à l’égard des dominés est un indicateur de ses difficultés à dominer le champ politique. Il alimente son essentialisme qui constate et essentialise les différences sociales : « Si vivre, c’est sentir, penser, réfléchir, la richesse accroît la durée de la vie ; car le plus médiocre propriétaire peut vivre en un mois autant que l’indigent en cinquante années »[7]. La vie de « l’indigent » est sans valeur. Sa bêtise lui ôte le droit à la « véritable existence », qui consiste à « penser, réfléchir, s’enrichir », autant d’intérêts auxquels le « pauvre » demeure étranger. Les prises de positions des conservateurs oscillent entre la haine de classe et la recherche d’un compromis avec les autres catégories sociales que lui impose le contexte. C’est pourquoi il entend démontrer que « ce qui rend nécessaire la garantie de l’égalité des droits par l’état social, est l’inégalité des moyens »[8]. « L’égalité absolue » n’aurait d’autre résultat, selon lui, que « d’affamer le pauvre, de lui faire une nécessité du pillage, que la paresse lui a recommandée [et] d’attaquer tout à la fois la propriété du riche et la vertu du pauvre. Une répartition inégale des richesses est un principe de jouissance, non seulement pour les riches, mais même pour les pauvres, à qui son aspect donne des espérances et des désirs, les aliments du bonheur »[9]. L’élite bourgeoise assigne des limites précises à la révolution. Elle n’a pas pour objet d’anéantir les inégalités jugées « naturelles » et indispensables à la conservation de l’ordre social :

disons-le donc sans déguisement et sans crainte au nom de la raison, de la saine morale et dans la pureté de nos cœurs, soutenons cette proposition raisonnable et vraie qu’il y aura toujours une classe ouvrière, non pensante, instrument aveugle d’une classe intelligente et directrice [10].

La nature des choses, la nécessité, le caractère, les habitudes de l’enfance, sans compter les effets de la division du travail, à laquelle les hommes doivent trop de moyens de jouissance pour y renoncer jamais, rendront toujours une portion très nombreuse du peuple inhabile aux opérations de l’esprit[11].

Allié objectif en 1789, le « peuple », devient ennemi potentiel du nouvel ordre des choses et doit être contrôlé. La répartition inégale des pouvoirs et des biens manifeste, dans l’ordre social, les disparités « naturelles » entre une minorité « intelligente et directrice » et des masses « aveugles et non pensantes ». Cette définition du monde social établie a valeur performative. Elle doit persuader, en douceur, les plus démunis de respecter le nouvel ordre social. Les inégalités sociales sont le fondement de l’essentialisme naturaliste de l’élite bourgeoise. La naturalisation des propriétés sociales des classes populaires implique leur dépossession politique.

C’est précisément ce qui a été refusé par la frange la plus hétérodoxe de la représentation nationale. Partant, elle renoue avec une tradition politique ancienne qui est celle de la résistance à toute forme d’oppression (symbolique) garantie par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. » Parmi ces droits : la résistance à l’oppression !

[1] Antoine-Marie RŒDERER, Œuvres complètes de Pierre-Louis Rœderer, publiées par son fils, Paris, Typographie de Firmin Didot frères, 1854, T.III., p. 272-274.

[2] Pierre-Louis Rœderer, Mémoires d’économie publique, de morale et de politique, T. I., p. 281-282.

[3] Pierre-Louis Rœderer, Mémoires d’économie publique, de morale et de politique, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, frimaire an VIII, T. II, p. 63-64.

[4] Pierre-Louis Rœderer, Mémoires d’économie publique, de morale et de politique, op.cit., T. II., p. 87-88.

[5] Pierre-Louis Rœderer, Mémoires d’économie publique, de morale et de politique, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, frimaire an VIII, T. I., p. 289.

[6] A.N., 29 AP 90. Archives privées de la famille Rœderer. Cours d’organisation sociale, op.cit., p. 531.

[7] Antoine-Marie Rœderer, Œuvres, op.cit., T. II., p. 99-102.

[8] Pierre-Louis Rœderer, De la philosophie moderne, et de la part qu’elle a eue à la Révolution française, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, frimaire an VIII, p.6-7.

[9] Antoine-Marie Rœderer, Œuvres, op.cit., T.II, p.530 et 534

[10] Pierre-Louis Rœderer, Mémoire d’économie publique, de morale et de politique, op.cit., T.I, p.284-285.

[11] Pierre-Louis Rœderer, Mémoire d’économie publique, op.cit., T.II, pp.87-88. 

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