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Billet de blog 19 mars 2023

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Le moment est-il révolutionnaire ?

Comment expliquer les références récurrentes sur les réseaux sociaux aux évènements révolutionnaires français du dernier tiers du XVIIIe siècle (Louis XVI, Révolution, noblesse, tiers-état). Pareil usage autorise-t-il à qualifier la période de révolutionnaire ? Une insurrection est-elle nécessairement une révolution, en somme un bouleversement de l’ordre social et politique ?

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Dans son billet de blog « Macron contre la France », le député LFI François Ruffin conclut à la nécessité de sortir de la crise politique actuelle en « transform[ant] la colère, le ressentiment, l’indifférence en une grande espérance. » Force est de constater avec l’élu de la Somme que tout mouvement insurrectionnel ne se solde pas nécessairement par un bouleversement de l’ordre social et politique, en somme une révolution. Un retour réflexif sur les mouvements révolutionnaires français du dernier du XVIIIe siècle permet de préciser les conditions historiques de possibilité de changements en profondeur de la société et des institutions politiques. 

Toute révolution est le produit de l’histoire longue des processus sociaux, celle des transformations quasi invisibles, que tout mouvement insurrectionnel tend nécessairement à éclipser. Le point de départ de la Révolution française est une crise de reproduction, celle-là même que laisse suggérer la situation sociale actuelle en France. Il n’y a pas jusqu’à la propre existence sociale du député de la Somme qui ne vienne confirmer cette analyse. Comment les membres du groupe auquel il appartient, celui des dominés au sein du champ du pouvoir, s’entretiennent-ils dans la conviction qu’ils se situent au sommet de la hiérarchie des honneurs en raison de leur capacité et de leur dévouement à l'intérêt général, populaire, alors même qu’ils se voient exclus, caricaturés, insultés par la bourgeoisie conservatrice au pouvoir ? L’exemple de la Révolution française est de ce point de vue particulièrement éclairant.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, s’ouvre une crise de reproduction qui aboutit à une transformation du rapport des sujets à l’ordre monarchique : « c’est le processus historique de développement [la sociogenèse] monarchique qui crée les conditions de sa contestation »[1]. Il s’ensuit l’affranchissement progressif de la bourgeoisie officière des contraintes étatiques et des formes de dépendance qui lui sont associées. L’usage excessif par la Monarchie absolue, dans une société relativement pacifiée, de son monopole de la coercition physique, est suivi d’une remise en cause de la hiérarchie ordinale. Un discours critique à l’égard du pouvoir absolutiste, celui des Lumières, émerge. La fréquentation assidue par la bourgeoisie de Robe des cercles de sociabilité et son attachement aux théories radicales du siècle des Lumières n’en sont que les expressions extériorisées. Ils auto-légitiment la distance prise par les élites juridiques bourgeoises, en ce dernier tiers du XVIIIe siècle, avec l’ordre monarchique. Celui-ci attise l’amertume des déclassés sociaux, et en premier lieu celle de la bourgeoisie officière, qui ne peut accéder aux fonctions anoblissantes qui leur étaient, jusque dans les décennies 1770-1780, normalement réservées.  La position particulière qu’elle occupe, au sein du cycle fonctionnel d’Ancien Régime – dominée dans le champ du pouvoir et dominante dans son ordre, le tiers-état –, redouble le processus de désacralisation de la Monarchie et alimente continuellement son ressentiment, que la crise du système absolutiste précipite vers la rupture avec l’ordre formellement hiérarchisé de la société trifonctionnelle. 

Aussi dans le dernier tiers du XVIIIe siècle les élites bourgeoises finissent-elles par contester ouvertement la gestion privative et personnelle des monopoles étatiques par le souverain – à quoi elles ont pourtant intérêt puisque la justification de leurs privilèges en dépend. Il s’ensuit un déséquilibre des forces au sein du cycle fonctionnel absolutiste qui, en contraignant le souverain à s’appuyer sur la noblesse – qui voit ses pouvoirs réduits et sa force contrôlée –, fige davantage la hiérarchie ordinale et entraîne une crise de reproduction. Cette dernière affecte, en premier lieu, les plus démunis du groupe robin, soit la bourgeoisie officière, au moment où les classes populaires sont durement éprouvées par les crises de subsistance répétées de la décennie 1780. La guerre des Farines, en somme les émeutes frumentaires liées à la libéralisation du marché du blé au printemps 1775 et à l’été 1788, les réformes successives visant à supprimer la vénalité et l’hérédité des offices (Maupeou de 1771, Lamoignon de 1788), cristallisent les oppositions au système absolutiste. Il en résulte un bouleversement sans précédent des relations d’interdépendance que symbolise la communauté de combat qui unit la bourgeoisie aux classes populaires contre l’ordre absolutiste.

En d'autres termes, c'est parce que la bourgeoisie est brutalement écartée de l’accès aux privilèges qu’elle engage la lutte contre l’absolutisme avec des classes populaires éprouvées par les crises de subsistance au printemps 1789. Le sentiment de solidarité qui lie la bourgeoisie officière aux classes populaires est certes facilitée par l’occupation de positions homologues, fonctionnellement dominées dans des champs différents, à savoir le champ du pouvoir et le champ social. Mais c’est la concordance de plusieurs crises (de subsistance et de reproduction), et de l’émergence d’un discours critique qui, en dernier recours, ont rendu possible cette alliance. La guerre des Farines (avril-mai 1775), les crises de subsistance de l’été 1788, les réformes successives visant à supprimer la vénalité et l’hérédité des offices (Maupeou de 1771, Lamoignon de 1788), sont autant d’événements propices à la cristallisation des oppositions au système absolutiste. Ils favorisent l’alliance impromptue entre deux groupes aux intérêts divergents.

La synchronisation de ces temps sociaux explique l’élargissement de la lutte, qui originellement concernait les seules élites dominantes et dominées du champ du pouvoir, à l’ensemble de l’espace social. La crise de reproduction, fruit de l’exclusion brutale de la bourgeoisie officière hors du cursus honorum absolutiste, renforce les dispositions universalistes de la pensée robine. En généralisant ses revendications particulières, elle opère un semblant d’unité entre elle et les classes économiquement, culturellement et socialement démunies, dont les intérêts sont pourtant contradictoires aux siens.

C’est précisément ce semblant d’unité qui demeure aujourd’hui la principale difficulté. La finalité du mouvement actuel n’est pas seulement de s’opposer à « la réforme des retraites » mais de donner vie au « peuple » dans sa définition politique, d’engager un changement démocratique profond. Si la précarité et l’injustice d’une existence invivable constituent les moteurs de la dynamique politique actuelle, ils ne sauraient suffire à la détermination d’un horizon d’idéalité construit en commun.

[1] Daniel ROCHE, La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993, p. 378.

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