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Billet de blog 26 mars 2023

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Les temps ne sont pas au désenchantement !

Les temps sont au désenchantement ! C’est la version que l’on nous livre depuis des semaines. Il n’y a pas jusqu’à la contestation actuelle qui ne serait favorable à l’extrême droite. Ici s’achève le roman néo-libéral, description du monde qui est aussi énonciation, l’affirmation qui cherche à faire exister ce qu’elle énonce et, partant, à étouffer toute velléité politique.

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L’époque est au désenchantement. L’effondrement du bloc de l’Est a discrédité les notions de classes, de rapport de force. La lutte des classes appartient au passé. C’est « la fin de l’histoire » ! De la domestication d’habitus fragilisés par la précarité résulterait une désillusion politique qui se traduirait par l’abstention et le vote à l’extrême droite. Vouloir changer le monde serait une tentation totalitaire, défendre la retraite à 60 ans un signe d’archaïsme, l’obsession de « privilégiés », d’irresponsables « cyniques » qui ne sont guère soutenus que par les « extrémistes wokisés » de la Nupes. Les vertus nationalistes, celles de la préférence nationale, de la démocratie plébiscitaire et illibérale, en somme ceux de la « révolution passive » (A. Gramsci) par le haut, bref de tous les archaïsmes du XIXe siècle et qui constituent le socle idéologique de l’extrême droite, dominent les imaginaires politiques. Démoralisés, impuissants, les « infériorisés » découragés par la violence de la révolution conservatrice « thatchérienne » et de « l’extrême gauche » s’en sont remis au sérieux d’élites politiques venues des rangs de l’extrême droite, seules capables de mettre en œuvre une « révolution par le haut » (A. Gramsci).

Ici s’achève le roman néo-libéral, description du monde qui est aussi énonciation, l’affirmation qui cherche à faire exister dans les cerveaux ce qu’elle énonce et, partant, à étouffer toute velléité, à dénier au peuple souverain jusqu’à sa faculté de délégitimer le pouvoir. Fait inattendu, ce roman réhabilite aussi les notions de rapport de force, de lutte des classes qui font échos à l’immense souffrance, souvent vécue comme honteuse, des classes populaires privées de protection sociale. C’est cette réalité que révèle les mouvements citoyens actuels. La « convergence des luttes », cet autre nom de la lutte des classes, fait désormais partie du lexique politique. Il n’y a pas jusqu’aux apôtres du néo-libéralisme qui ne reconnaissent le bien-fondé de la théorie marxiste. En France, le Président de la République n’a-t-il pas affirmé qu’« un des livres les plus importants [pour sa] réflexion sur l’économie […] a sans doute été Le Capital de Karl Marx ». Quant au milliardaire Warren Buffet, il se félicitait même qu’« il y [ait] une lutte des classes, bien sûr » [tout en ajoutant] « mais c’est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre. Et nous la gagnons.» Par-delà le cynisme triomphant de « l’oracle d’Omaha » et celui de son hériter, ce qui frappe immédiatement, c’est la facilité avec laquelle ils admettent la lutte des classes comme moteur de l’histoire. Ce qu’ils semblent omettre, en revanche, c’est que la lutte forge aussi la conscience, que l’histoire est faite de moments où la force de subversion des dominés devient telle qu’elle aboutit au renversement de l’ordre légal. Le décalage entre la représentation fataliste du monde qu’énonce le roman néo-libéral – « there is no alternative » –  et la souffrance quotidienne d’individus contraints à l’obéissance par la peur de la précarité, contribue à produire un sentiment de révolte potentiellement révolutionnaire. « Être privé de protection est une forme d’exposition politique, c’est être à la fois concrètement vulnérable, cassable, mais [aussi] activement rebelle et même révolutionnaire. » (Judith Butler).

C’est le paradoxe de régimes politiques fondés sur la contrainte que d’amener à la désobéissance ceux-là même qu’ils entendent soumettre. Toute hiérarchie instituée parce qu’elle objective la valeur sociale des agents, produit de l’exclusion qui, paradoxalement, renforce le sentiment d’appartenance des individus à un groupe, un collectif, en somme une classe. Ce mécanisme est particulièrement visible toutes les fois où les dominés sont amenés par des conditions historiques particulières à contester l’ordre social. Il est des moments où le décalage entre l’image officielle, médiatique de la classe dominante, modérée, affable, pleine de commisération à l’égard de ses inférieurs, et son agir immédiat, outrancier, méprisant, violent, haineux produit un sentiment de scandale tel, qu’il conduit les dominés à mettre en doute le bienfondé de la hiérarchie.L’humiliation ou le licenciement vécu comme sentence de mort sociale rompent l’adhésion à leur propre assujettissement d’agents sociaux aux habitus précarisés, le « j’aime ma boîte » de la dénégation servile, dressés par la discipline de l’insécurité permanente. Le 11 mars 2009, à l’annonce de la fermeture de l’usine du groupe Continental à Clairoix, un sentiment de révolte sourde immédiatement : « J’étais avec mes collègues [quand j’ai appris que l’usine allait fermer]. On s’est mis à pleurer. Puis la colère a succédé aux larmes. » (Télérama). En 2007, les ouvriers de cette usine ont accepté « comme tous ces gens […] à Air France de baisser leurs salaires, de baisser leur prime [pour sauver leur emploi]. […]. Ces gens […] ont donné de leur sueur, de leur santé, de leur vie […] pour faire faire des bénéfices à une entreprise […] qui a foutu 2000 [ouvriers] dehors. » (Xavier Mathieu), et Christian, 57 ans, travaillant depuis un quart de siècle à l’usine de Clairoix, d’ajouter : « il faut arrêter de fermer les boites qui font des bénéfices pour faire augmenter leur cours en Bourse, c’est inadmissible. Du fric, il y en a. Je n’ose même plus regarder les bénéfices de Continental tellement c’est écœurant. » (Télérama). Précariser pour capitaliser, l’arbitraire du système avive les consciences. En avril 2007, le plan social prévoyant le passage de 35 à 40 heures, avec pour seule compensation le maintien du site, n’avait entraîné que de rares manifestations. La résignation l’avait emporté. Aux dires du directeur, les sacrifices devaient permettre de sauver l’entreprise. Deux ans après, en mars 2009, il annonçait pourtant « la fermeture de l’usine […] la moins compétitive du groupe Continental. » Il s’en suivit l’occupation du site, la mise en place d’un comité de lutte dont les membres iront, pour être entendus, « jusqu’à saccager la sous-préfecture de Compiègne », parvenant ainsi « à obtenir des compensations substantielles et à sortir du conflit la tête haute. » (Télérama). Aujourd’hui comme hier, la réaction des gouvernants est identique. Après avoir incriminé « la petite minorité de salarié très agissante, très violente » (François Fillon), qui ne « veut aucune amélioration » et qui ne souhaite qu’une chose, « le chaos », ils menacent de poursuites judiciaires les « syndicalistes voyous » (Frédéric Lefebvre), espérant ainsi le retour des « derniers de cordée » à leur état naturel, passif parce que craintif. « Derniers de cordée », perdants de la « mondialisation heureuse » sont autant d’expressions usitées par les dominants, qui tendent à faire exister ce qu’elles énoncent, un ordre social, une hiérarchie du monde transgressant les frontières de classes pour opposer les winners aux loosers, les insiders aux outsiders, bref les élus aux parias. En forçant l’homologie cognitive et affective de groupes sociaux aux intérêts potentiellement divergents, ces locutions sont de puissants catalyseurs, conduisant les plus faibles à remettre en cause un monde qui exclut, un monde qui dépossède de leur humanité ceux qui, dans toutes les strates de la société, n’ont que leur force de travail pour vivre. Dans Le monde libre, la journaliste Aude Lancelin, ancienne directrice-adjointe de Marianne puis de l’Obs, licenciée pour « adhésion secrète au bolchévisme », s’ouvre sur cette « espèce de martyre, [qu’est] le licenciement que tout salarié contemporain redoute, le Jugement dernier profane. » Elle y relate la brutalité des chefs, les séances de « tabassage moral », le mépris, l’inconsistance d’« austères docteurs de la loi », de « demi-instruits » n’hésitant pas à sanctionner toute déviance doctrinale, toute irrévérence par la mort sociale. En 2011, peu après avoir racheté l’Obs, « l’ogre de la connexion Internet » (Free) procède à « un licenciement d’une agressivité telle [qu’il] laissa [la rédaction] sidéré[e] par sa brutalité. » De l’aveu même de la nouvelle direction, « les licenciements agressifs sont des exemples. Ils instillent une instabilité, une précarité qui rend les gens dociles. À force, [ils] deviennent passifs et malléables. » Seulement, le mot le dit. Étymologiquement, le licenciement possède aussi une dimension émancipatoire. Il avive la force de subversion des dominés. À l’usine de Clairoix comme à l’Obs, la réalité harassante du travail, les brimades, la brutalité des licenciements ont fini par avoir raison des habitudes serviles de sujets prêts à remettre en cause un monde qui leur refuse jusqu’au droit de vivre : « ceux qui luttent veulent vivre ! », « on n’est pas des mendiants, on ne vient pas faire la manche. On vient manifester pour vivre. » (Paroles de Gilets jaunes, Le Média). Ainsi que le démontrait Karl Marx dans L’idéologie allemande « ce n’est [donc] pas la conscience qui détermine la vie, [mais] la vie qui détermine la conscience […]. Les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances. » Il n’y a pas jusqu’à la propre existence sociale du révolutionnaire allemand qui ne vienne confirmer cette analyse. Sa « critique impitoyable de tout l’ordre établi » (Karl Marx à Arnold Ruge, 1843) emboîte quasiment le pas à la censure exercée par les autorités prussiennes sur le Rheinische Zeitung, journal social-démocrate qu’il dirige jusqu’en 1843. Sa dénonciation répétée des agissements de la police rhénane intervenue à la demande de propriétaires de bois pour arrêter de pauvres gens qui peinent à se chauffer, le force à démissionner de la direction de la Gazette.  Le décalage entre les aptitudes du philosophe et l’avenir que lui réserve la Prusse du XIXe siècle encourage les dispositions critiques de l’ancien hégélien qui, après avoir échoué à l’obtention d’une chaire à l’université, se voit contraint à l’exil. Cette exclusion lui fait écrire dès 1844 : « La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante », et de conclure que « l’existence d’idées révolutionnaires à une époque déterminée présuppose déjà l’existence d’une classe révolutionnaire. » (L’idéologie allemande, manuscrit de 1844). Les idées n’étant que l’expression subjective, extériorisée de faits historiques objectif. En attendant que la « contradiction entre les forces productives matérielles de la société et les rapports de productions existants […] ouvre une révolution sociale », le philosophe s’attèle donc à la rédaction de son œuvre révolutionnaire. L’homologie de position entre dominés du champ du pouvoir et du champ social, c’est-à-dire la coïncidence partielle de leurs intérêts, est favorable au « grand mouvement social » auquel les premiers, parfois, appellent. En janvier 1848, Jules Michelet aspire, depuis sa chaire au Collège de France, à des lendemains qui chantent : « j’ai la foi, [dans] l’attente d’un grand mouvement social ; je crois que le temps n’en est pas éloigné. » L’histoire vient confirmer les prédictions de l’historien du peuple alors empêché de professer pour avoir osé dénoncer la trahison du peuple par l’institution romaine. C’est que sa foi en un mouvement social de grande ampleur, en somme une révolution, est l’expression subjective de faits historiques objectifs. La synchronisation des crises économique, de reproduction et politique, dont témoignent entre autres les grèves de 1840, a rendu possible parce que pensable, la communauté de combat des groupes sociaux dominés, unis dans la lutte contre un ordre qui menace leur survie biologique et/ou symbolique en les privant de l’accès aux moyens de production matériels et/ou culturels. Lors de l’insurrection spontanée de février 1848, les ouvriers parisiens mis en branle par la peur du chômage, de la misère, reprennent à leur compte les revendications des officiers de la Garde nationale du 12e arrondissement de Paris, qui les incitent à se rassembler pour réclamer l’instauration d’une république démocratique et sociale, en dépit de l’interdiction de manifester.

Cent soixante-quinze ans après cette insurrection, le rêve d’égalité est demeuré intact, à l’instar de la contradiction entre les conditions matérielles d’existence de la majorité et celles d’une minorité, grossie par l’iniquité sans cesse accrue des rapports de production qui nourrit, hier comme aujourd’hui, la remise en cause d’un monde qui infériorise, exclu les dominés, et partant justifie leur aspiration égalitaire.

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