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Billet de blog 28 juin 2025

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Partout, l’humanité se meurt. Il faut tenir aussi par l’écriture

À travers la banalisation des inégalités, la disqualification des luttes et la légitimation étatique de la violence sociale, un nouvel ordre s’installe fondé sur le mépris et la haine. Cet article décrit les formes contemporaines de la domination, et appelle à nommer ce qui se joue aujourd'hui : la « banalisation du mal ».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’ai beau tenter de détourner le regard, je suis rattrapée, étouffée, par la violence d’un monde où le racisme, le sexisme, la haine sociale ne semblent guère être considérés a minima comme moralement répréhensibles, mais bel et bien comme des normes sociales distinctives.
Tout se passe comme si le masculinisme, la négation des corps précaires, la violence à l’égard des plus faibles, des minorités étaient devenus des valeurs dominantes. J’étouffe. Je n’en puis plus. Alors j'écris dans l'espoir fou d'être entendue. 

Que puis-je faire d'autre ? Je milite, je lutte, je m'engage, mais rien ne semble changer. Les mots réconfortants d'Howard Zinn n'y changent plus rien, la souffrance, le désespoir demeurent : "Je peux comprendre que ma vision de ce monde brutal et injuste puisse sembler absurdement euphorique. Mais pour moi, ce que l’on qualifie d’idéalisme romantique ou de vœu pieux se justifie quand cela débouche sur des actes susceptibles de réaliser ces vœux, de donner vie à ces idéaux. Les acteurs de ces luttes en faveur de la justice sont les êtres humains qui, ne serait-ce qu’un bref moment et même rongés par la peur, osent faire quelque chose. Et ma vie fut pleine de ces individus, ordinaires et extraordinaires, dont la seule existence m’a donné espoir. »

Ils m’ont pourtant émue aux larmes. Ils ont forcé mon courage. Mais aujourd’hui, je suis lasse. Ce monde m’est devenu insupportable. C’est pourquoi comprendre ce qui se joue aujourd’hui à Gaza, en Méditerranée et plus près de nous en France est une nécessité vitale. L’humanité se meurt dans un silence assourdissant. Ce court article est un effort pour essayer de comprendre ce moment historique si particulier. L’humanité semble se défaire non dans le chaos et le fracas, mais dans le calme, l’ordre si froid, si brutal que nos aïeux ont déjà connu. « La bête immonde » a survécu, je devine son groin dans l’ombre. Elle m’étouffe.


Je ne parle pas ici que de catastrophes lointaines qui permettent si facilement de détourner le regard. Je parle aussi de ce que je vois, ici, maintenant. Je parle de ces femmes qui signalent des violences, et que l’on soupçonne aussitôt d’exagération, de vengeance, de dérèglement affectif. Je parle de ces victimes de harcèlement au travail, déplacées, marginalisées, mises au placard, pendant que rien ne change pour celui dont les comportements sont pour le moins répréhensibles. Je parle aussi de tous ceux qui luttent et qui se voient à leur tour violentés, réprimés. Je parle de ces jeunes hommes racisés contrôlés trois fois par jour, de ces syndicalistes convoqués pour avoir protesté, de ces enseignants écrasés, sommés de se taire. Je parle de cette parole qu’on dit « libérée », mais qu’on écoute à peine. Ce n’est pas une série de faits isolés. C’est un système, une manière d’administrer les conflits en les étouffant, en retournant la violence contre ceux-là mêmes qui la subissent. Une façon de traiter la souffrance comme un bruit parfois assourdissant, mais jamais dérangeant pour le pouvoir des bienheureux.

L’État ne protège plus. Il gère. Il trie. Il classe. Et quand cela ne suffit pas, il punit. Je le répète, je ne cherche pas à désigner des coupables, juste à libérer la parole de ceux qui comme moi, n’en peuvent plus de ce monde. Je cherche à comprendre les raisons d’un tel silence, de l’absence d’indignation, de la délégitimation des luttes. Comment se fait-il que la société semble aujourd’hui bien plus prompte à dénoncer la colère qu’à entendre ce qui l’a provoquée ? Comment se fait-il que le grand nombre se montre si incapable de reconnaître la violence produite par les inégalités sous toutes ses formes ?
Et c’est précisément cela qui inquiète, qui nourrit la crise civilisationnelle en cours.

Je me suis longtemps demandé ce qui justifiait cette haine contre ceux qui peinent, qui vivent, qui résistent. Cette haine froide, sourde, qui ne dit pas son nom mais s’abat chaque jour sur les mêmes corps : ceux des ouvriers, des syndicalistes, des femmes précaires, des personnes racisées des LGBTQIA+, des wokistes et autres "islamo-gauchises". Les « muscles protéinés », les « gueuses », les « moins que rien ». J’ai vu cette haine à l’œuvre dans les procès, les plateaux télé, les éditos ciselés pour humilier. J’ai entendu ces mots – violents parce qu’ils disqualifient – dans la bouche des puissants. Des personnels d’Air France l’ont dépeint avec une lucidité tranchante : « Ils veulent nous mettre à genoux, instaurer un climat de terreur. » Ce ne sont pas des images, ce sont des faits. La chemise arrachée, ce n’était pas un acte barbare, c’était un cri. Un geste de désespoir dans un monde où il ne reste plus d’espace pour dire non. Mais ce cri, les puissants l’ont retourné contre ceux qui l’ont poussé. Ils en ont fait un symbole de sauvagerie, effaçant les humiliations accumulées, les insultes, les privations, les trahisons.

Et toujours, la même rhétorique : il faut restaurer l’ordre, rappeler les règles de bienséance. Même les dominés finissent par en intégrer les codes, par en redire les mots. Certains s’excusent de s’être révoltés, d’avoir pleuré, d’avoir haï l’injustice. Ils répètent qu’ils sont « sensés », qu’ils ont « un cerveau », comme s’il fallait en faire la preuve, comme si leur condition les excluait d’emblée de l’humanité pensante.

Cette déshumanisation s’insinue partout. Dans la presse, dans l’école, dans les institutions. Elle s’installe comme un bruit de fond, un brouillard épais. Et c’est dans ce brouillard que l’histoire se réécrit, que la domination se réarme. Ceux qui dénoncent l’arbitraire deviennent les barbares. Ceux qui imposent la misère deviennent les garants de la République. C’est l’un des traits les plus saillants de cette époque : l’inversion des rôles, la falsification du réel. La violence n’est plus celle du licenciement, de l’humiliation quotidienne, de la vie empêchée ; elle est celle, prétendument inacceptable, de la colère exprimée.

Je repense à cette idée lumineuse de Norbert Elias, lorsque les autocontrôles sociaux se relâchent, la barbarie n’est jamais loin.  Ce relâchement des affects n’est pas le seul fait de cette catégorie si particulière de dominé étouffé par leur propre ressentiment. Ce sont les puissants qui, sûrs de leur impunité, exhibent leur cynisme comme un trophée. Ce sont eux qui relâchent, qui se laissent aller à leur violence. La brutalité du monde actuel ne réside pas dans les gestes de colère, mais dans cette indifférence glaciale au sort de ceux qui luttent.

Comprendre ce qui se joue aujourd’hui, c’est aussi entendre cette parole souvent disqualifiée, mais profondément politique : « On n’est pas des bêtes. » Elle ne dit pas seulement une souffrance, elle affirme une position. Cette dignité, loin d’avoir disparu, reste le socle de cet esprit de résistance qu’Howard Zinn appelait « the spirit of rebellion ». Elle persiste malgré la relégation, le mépris, l’effacement. Elle ne relève pas de l’héroïsme. Elle rappelle simplement les principes de notre belle République : Liberté, Égalité, Fraternité. Et c’est la force de ces principes portés par tant d’anonymes qui lient l’existence de ceux qui luttent à l’histoire. C’est pour eux qu’il faut écrire, continuer d’écrire sans relâche. Pas pour dénoncer, mais pour transmettre. C’est pour cela qu’il faut continuer à écrire. Non seulement pour s’indigner, mais pour documenter. Non pour accuser, mais pour nommer ce qui revient : des formes de violence qui s’appuient sur les mêmes structures que par le passé — le mépris de classe, le racisme, le sexisme, l’homophobie. Des logiques anciennes, réactivées aujourd’hui dans un langage nouveau, et véhiculées quotidiennement par des médias qui, à force d’habitude, en deviennent sans même le mesurer les relais d’une haine devenue si banale ... "une banalité du mal."

Ce que l’on tente de taire, ce que l’on voile parfois même à soi-même, tient à cette évidence devenue insupportable : la violence est partout, et la contester publiquement est devenu risqué. Dire non, nommer ce qui blesse, refuser ce qui humilie, c’est s’exposer à l’invective, à la disqualification, à une forme de mise à l’écart symbolique. Pour l’intellectuel, dont l’existence reste étroitement liée au mythe de la reconnaissance, cette sanction sociale équivaut souvent à une mise à mort silencieuse. C’est sans doute ce qui explique le silence de nombre d’intellectuels. Pourtant dans un monde qui invisibilise les luttes, l'écriture est un espace de résistance, modeste mais tenace. Elle permet de dire non. Elle permet surtout  de préserver l'indignation, cette capacité à ne pas s’habituer. Et dans cette lucidité, il y a déjà une forme d’action. À vos plumes donc ! "Indignez-vous !"

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