Ces billets sont aussi dédiés à l'ami marcheur inconnu venu du Gard et arrivé en Anjou en 57 jours, d'un anniversaire l'autre !
Texte issus de (dont vous ferez vous-même les adaptations à 2016 !):
RELEVÉ PROVISOIRE DE NOS GRIEFS CONTRE LE DESPOTISME DE LA VITESSE
à l'occasion de l'extension des lignes du tgv de l'aéroport de Nantes vers Notre Dame des Landes.
Paru, il y a 25 ans, en juillet 1991 par l'Alliance pour l'opposition à toutes les nuisances.
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LE GRAIN DE SABLE
On entend parfois dire des oppositions au TGV qu'elles se manifestent bien tard, que la Provence et la vallée du Rhône ont déjà été bien abîmées par les autoroutes et l'urbanisation. Outre que c'est là négliger les oppositions de moindre envergure qui s'élevèrent, à l'époque, contre les autoroutes et les centrales nucléaires, il est normal que l'addition inexorable d'amé- nagements, cloisonnant l'espace en aires fonctionnelles, finisse par provoquer l'angoisse de ne plus pouvoir y respirer - ni même y soupirer.
Mésestimer les oppositions actuelles, ce serait surtout méconnaître l'importance que peut avoir pour tous cette tentative de coup d'arrêt aux chimères des aménageurs. Personne n'échappe au désastre. Si nous ne sommes pas tous riverains du TGV, nous sommes tous riverains de l'économie.
Ceux qui veulent en toute chose plier la vie à leurs critères comptables, à leurs mesures en Mtep*, etc., ceux-là ne se gênent pas pour dénoncer les intérêts "mesquins" qui seraient le lot des oppositions à leurs projets. N'auraientelles effectivement à cœur que des intérêts très limités, ces oppositions auraient au moins l'avantage, en ces temps si sombres, d'obliger les puissants à en rabattre un peu sur leur mépris pour la vie réelle. Mais de toute façon, à partir de quoi les gens pourraient-ils commencer à s'élever contre l'arbitraire des projets parachutés du ciel des technocrates, sinon à partir de ce qu'ils connaissent sensiblement le mieux, ce qu'on leur reproche vertement comme étant égoïste, le milieu fragile où ils vivent ?
Quand la froide déraison économique clame qu'il ne saurait y avoir de futur en dehors d'elle, comment ceux qui refusent de la suivre plus avant ne le feraient-ils pas tout d'abord au nom de ce passé menacé, de ce qu'ils y ont goûté ?
En défendant leurs conditions de vie précédentes - et aussi quelquefois les moins glorieuses -, en dé- fendant ce qu'elles connaissent contre ce qu'elles redoutent du désastre en cours, les populations concernées défendent en tout cas mieux l'intérêt général que les scientifiques, les experts et les fonctionnaires qui établissent, chacun dans leur domaine, le bilan des dégâts sans pouvoir ni vouloir y mettre un terme. Aux antipodes de tout ce fatras de généralités compromises et de lamentations hypocrites, les oppositions pratiques peuvent seules par leur ténacité commencer à faire le lien entre les différentes dépossessions qui accablent le vivant, et créer le terrain où l'appréhension du futur cesse d'être une conscience malheureuse et passive pour se renverser en réappropriation du présent. D'autres luttes locales, contre les barrages sur la Loire, contre les sites de déchets nucléaires, les décharges industrielles ou les carrières, ont déjà donné des exemples et contribué à améliorer l'atmosphère générale. Les quelques solides intuitions qui sont à la racine des mouvements d'opposition aux nuisances sont leurs meilleures armes pour élargir leur refus et trouver un soutien sans passer par la publicité des médias, qui les présentent inévitablement sous l'angle le plus appauvri, ne voulant connaître que propriétaires, viticulteurs, riverains lésés, et non l'intuition toujours plus répandue que ce monde ne sait plus proposer que l'aggravation de ce qui est.
Ce que chacun pressent, il faut le dire. Rien ne sert de rentrer dans les transactions proposées, dans l'espoir d'obtenir un répit : aucun sacrifice ne pourra garantir une trêve, il ne fera au contraire qu'enhardir les promoteurs de la dévastation. En revanche, s'opposer au TGV, avec toutes les raisons universelles de le faire, c'est mettre les bâtons dans les roues de ce projet-là, et en même temps de tous ceux qui l'accompagnent, ou le suivront immanquablement.
Aussi est-il particulièrement honteux que des écologistes, la Fédération RhôneAlpes de la Protection de la Nature ou René Dumont, osent prétendre que le TGV nous épargnerait des autoroutes, quand n'importe qui a pu constater au cours de la dernière décennie comment, parallèlement à la mise en service du TGV Paris-Lyon, les trafics aériens et autoroutiers augmentaient sans cesse Loin de provoquer la création de nouvelles autoroutes (que d'ailleurs d'autres refusent aussi dans le Sud-Est), ou carrément le doublement de l'autoroute du Soleil, le succès de l'opposition au TGV ouvrirait une brèche dans ce consentement forcé qui a de moins en moins de sens pour chacun.
L'insidieuse question « Pourquoi refuser cette nuisance-là quand vous en avez accepté et légitimé tant d'autres ? » sera définitivement réglée quand beaucoup d'autres refus auront succédé à celui-là. On a du mal à imaginer que le déferlement actuel d'aménagements en tout genre, à moins de s'abattre sur des populations qui finiraient de s'y désorienter, comme lobotomisées en douce, ne provoque pas des oppositions déterminées à mettre un terme à cette démence organisée.
Qu'on juge du dynamisme "sans préjugés" que l'on attend de nos jours des cadres et des techniciens de la production de nuisances, avec une certaine Nicole Le Hir, recruteuse de haut vol pour un autre secteur de pointe, l'agroalimentaire, qui déclarait : « Aujourd'hui, il ne faut pas trop penser, il faut foncer. » (Ouest-France, 18 avril 1991). On peut aussi s'attarder sur la dé- couverte de Pierre Verbrugghe, préfet de police de Paris, de la mutation des anthropoïdes entreprise sous son égide : « Aujourd'hui, le Parisien n'a pas deux jambes mais quatre roues. » (Le Monde, 27 avril 1990). Ou encore apprécier le brutal aveuglement d'un aménageur local - « Entre les grenouilles et les hommes, je choisis les hommes » (mais quels hommes ?) -, vice-président de la région Poitou-Charentes, pour justifier le projet d'autoroute Nantes-Niort à travers le marais poitevin. Ces propos ne sont pas exceptionnels, ils témoignent de la volonté à l'œuvre d'imposer partout l'irréversible.
Cet entêtement désespéré des décideurs à poursuivre coûte que coûte l'aggravation prouve qu'ils ne connaissent plus rien d'autre : ce qu'ils ont mis en branle, en éliminant les modes de vie pré- cédents, en réprimant les tentatives d'émancipation du siècle, ils en perdent maintenant la maîtrise, ne disposant d'aucun autre moyen que ceux qui produisent ce désastre. Leur étroitesse d'esprit pratique se retrouve dans l'étroitesse scandaleuse de leur conception de la vie : il entre dans les premières mesures de salubrité publique de la combattre sous quelque visage qu'elle apparaisse. Il revient aux opposants d'investir sans plus de gêne ni d'hésitation le terrain déserté de la pensée, afin d'y construire leur argumentation et d'y trouver les raisons universelles de leur refus : celles qui pourront servir à l'étendre.
Alliance pour l'opposition à toutes les nuisances, Juillet 1991
________________* Unité de mesure de la démesure, signifiant "million de tonnes équivalent pétrole".