Chapitre 5
« Toute forme de mépris, si elle intervient
en politique, prépare ou installe le fascisme »
V. Histoires de France
Monsieur Arnaud embrassa sa petite fille qui boudeuse, partit sans attendre se perdre dans le jardin. Le propriétaire des lieux, un peu vexé par ce départ inattendu, convia alors ses invités à le suivre dans le salon où un majordome impassible derrière sa crédence les attendait pour le brunch. Thierry savait que la méfiance est une des règles indispensables pour évoluer dans le monde feutré des ministères, que l'ami d'un jour peut devenir l'ennemi de demain. Gauthier n'avait rien d'un fils de prolo, bien au contraire. Son rêve d'intégrer le Quai d'Orsay passait au sortir de l'ENA par quelques arrangements idéologiques dont la conscience au fil des diverses trahisons s'accommode fort bien. Jospin étant à l'époque premier ministre et pratiquement assuré de remporter l'élection présidentielle, il prit après une négociation difficile et un semblant d'hésitation la carte du parti mitterrandien traçant pour des décennies son chemin idéologique. Il renonça ensuite par prudence et opportunisme à sa particule et aux convictions familiales héritées d'une lignée d'aristocrates désargentés. L'alternance gauche droite de 2002 contraria pour des années son plan de carrière remettant au devant de la scène les placardisés d'hier. Se battre quinze ans plus tard contre un frondeur dans une circonscription dite de gauche lui permettait de rebondir. Passé la quarantaine, le temps lui était compté. Cela lui assurait pour demain l'estime de ses pairs avec un possible rôle au sein des instances dirigeantes de son parti. Le majordome servait les convives lorsqu'entra l'épouse de Monsieur Arnaud tenant à la main sa petite fille. Le maître des lieux pressa alors ses invités à le suivre dans le petit salon où la discussion pouvait se poursuivre sans être importunés par de possibles et inutiles sollicitations. Enfermés, Monsieur Arnaud commença sur un ton péremptoire à décrire la situation économique et sociale du pays. Évidemment, toutes ses diatribes allaient contre le gouvernement socialiste pour défendre ce qu'il jugeait le plus utile au pays, la vision politique de l'ancien président Sarkozy. Thierry connaissait les idées ultra-libérales de son beau-père et ses attaches franches avec le patronat français. Les raisons de ce rendez-vous inattendu l'intriguaient. Valérie, assise au fond d'un large fauteuil rouge cuivre, écoutait sagement son père. Il était le messie, l'homme qui parti de rien avait construit un empire autour du chocolat ivoirien et des hydrocarbures nigérians. Gauthier, en bon fils de famille, buvait ces paroles que n'auraient pu renier l'actuel ministre de l'économie et ancien patron de Thierry. Et en effet, Monsieur Arnaud évoquait par moment les lois Macron qui avaient su libérer une partie de l'économie nationale. Quand son répertoire de récriminations contre l'exécutif fut épuisé alors débutèrent autour des futurs candidats de 2017 des louanges teintées de bienveillances et ce malgré leur appartenance à ce pitoyable gouvernement. Ils constituaient la relève du social libéralisme défendu par Macron mais aussi en son temps par l'ancien chancelier allemand Schröder et ses controversées réformes Hartz, un mal nécessaire pour atteindre le libéralisme de Merkel ou mieux encore celui de Cameron. Viscéralement de droite, la haine que Monsieur Arnaud vouait aux frondeurs, un ramassis de gauchistes irresponsables, n'avait d'autres limites que son aversion pour les profiteurs, les RMIstes et les syndicalistes. Devant un député résolument de gauche privilégiant la lutte des classes, il optait pour un député socialiste à vocation sociale-libérale. Le premier dépense sans compter, le second déréglemente à tout va. Le premier favorise le peuple, le second soutient les entreprises. Ils sont antinomiques par nature, ennemis en congrès, contradictoires au parlement... Ils n'ont en commun non pas un programme mais une rose dont il ne reste qu'une tige et quelques pétales délavés par le renoncement imposé par le prince. Rien d'autre. Alors pour tuer définitivement toutes velléités des prétendants aux idées de Jaurès, il fallait s'associer aux amis communs de Millerand et de Mitterrand, ceux qui à force de compromissions tuèrent l'idée même du socialisme. Monsieur Arnaud en homme pragmatique utilisait un ton performatif qui ne souffrait d'aucunes contestations. Ce qui était dit avait valeur d'évangile et ceci au principe élémentaire qu'il possédait fortune et respectabilité, relations bien placées et une carte Platine Express International XXL acceptable dans 135 pays dont la Russie, la Chine et le Mozambique. Monsieur Arnaud fit tinter une petite clochette. Quelques secondes plus tard le majordome entra et servit les digestifs. La réunion prit fin sur de longues politesses empreintes vis à vis de l'ancien chef d'entreprise de dévouement et de respect. Valérie sollicita son père pour une petite balade dans le jardin ; Gauthier se proposa de les accompagner. Resté seul au petit salon, Thierry s'allongea sur le canapé, perplexe sur les liens qui unissaient son condisciple de l'ENA et sa belle-famille. Il commençait à s'endormir lorsque Béatrice entra dans la pièce. L'air faussement innocent, il se releva et commença à la chatouiller sur ce qu'elle savait à propos de Monsieur Gauthier. L'adolescente, heureuse que l'on puisse lui demander son avis aidé en cela par un certain ressentiment à l'égard de l'aristocrate désargenté, s'empressa de répondre. Et en effet, une amourette entre Valérie et Gauthier remontant à quelques années s'avérait des plus probables. Ils se voyaient souvent, trop souvent pour la jeune fille. Le silence soigneusement entretenu sur cette liaison ne le rendait ni amer ni jaloux, pire, il comprenait que son mariage n'avait été ni une passion, ni un coup de foudre, ni un penchant charnel mais uniquement l'union de deux ambitions. Au cours du dîner pris dans la véranda face au jardin, on évoqua les réfugiés syriens et le burkini, l'élection américaine et Marine Le Pen, le chômage et le Pape François pour finir sur le soleil des Bahamas, les cocotiers, les plages de sable fin et les cocktails à base de rhum. En toute fin du repas, lorsque le majordome apporta le dessert, Monsieur Arnaud surpris la tablée en annonçant leur présence le lendemain midi au banquet départemental du Lyon's Club à Rambouillet. Il donna aussitôt congé à son majordome qui s'empressa de le remercier. Il y eut un bref silence embarrassé avant que Valérie ne demande à sa mère de lui prêter une de ses robes. La chose étant entendue, personne n'osa contredire le maître de maison. La soirée se termina avant vingt trois heures par quelques banalités.
Monsieur Arnaud aimait les surprises, aimait déstabiliser son monde. C'était l'une de ses stratégies premières, celle qu'il se plaisait à mettre en avant pour réussir de bonnes affaires à la manière d'un boxeur qui après avoir infligé un uppercut bien ajusté continue de frapper inlassablement jusqu'à rendre toute riposte impossible. Groggy, l'adversaire est prêt à signer n'importe quelle clause plus ou moins licite. De temps à autre, cette méthode peu orthodoxe dans certains pays lui avait joué de mauvais tours et pourtant rien ne le dissuadait d'arrêter. C'était son style, sa manière de faire. Ils partirent de Saint Léger peu avant onze heures. Lorsqu'ils arrivèrent sur le parking du restaurant qui comptait une centaine de places, ils virent chose inhabituelle des gendarmes en faction et deux fourgons. Avant de pénétrer, deux autres policiers stoïques demandaient leurs identités aux invités. À l'intérieur, tout semblait normal hormis une estrade aux couleurs de la république dressée devant un mur blanc. Peu à peu, les convives accompagnés par une hôtesse trouvaient leur table. Monsieur Arnaud, Gauthier et Thierry avaient leur chaise réservée à la table d'honneur qui comptait sept couverts. Valérie, sa mère et Béatrice étaient un peu plus loin. Monsieur Arnaud jubilait. Il glosait doucement s'attribuant une partie de la réussite de ce banquet. Deux autres personnes, le président du Lyon's Club départemental et son secrétaire, se joignirent à eux avant qu'une salve d'applaudissements retentit lorsqu'apparut la personnalité la plus inattendue qu'il soit. Il était là en personne venu apporter la bonne parole, non pas celle du gouvernement mais la sienne, celle qui depuis plusieurs semaines se faisait entendre aux quatre coins de l'hexagone et ailleurs en Europe. Thierry reconnut à la seconde son ancien patron, le ministre de l'économie. A sa droite, se tenait leur coach des législatives 2017 qui sobrement les salua. Loin d'être gêné et après avoir salué les membres du Lyon's Club, le ministre serra les mains des deux conseillers ministériels et s'assit tranquillement. C'était une réunion d'énarques au milieu de notables et de personnalités du monde des affaires. La surprise était totale et pourtant rien ne laissait voir dans le comportement de Thierry ou de Gauthier une once de fébrilité. Ils étaient rompus à ce genre d'exercice, celui de la mystification des apparences, rendre faux ce qui est vrai et vrai ce qui est faux ou comment ne pas trahir ses sentiments. Ils étaient souriants, aimables, affables. Ils étaient à la table d'honneur, celle que l'on scrute, que l'on regarde, que l'on commente. Entre chaque plat, les invités avaient droit à un petit speech, tous très applaudis. Monsieur Arnaud, juste après le dessert et avant le café, parla rapidement afin d'annoncer le dernier discours, celui du ministre. On savait par avance que le ministre aimait les entrepreneurs au même titre qu'il affectionnait le mouvement par les réformes plutôt que l'inaction dans le confort. On supposait aussi que son ambition ne se limitait pas à rester un simple acteur du jeu politique mais à en devenir le scénariste incontesté. Quand et comment, cela restait à définir. Son discours pour une France réconciliée avec son histoire, souleva des acclamations soutenues sans donner pour autant la couleur, la forme et le dessin des habits dont il habillait son histoire de France. Était-ce celle de Gambetta réécrite suite à la défaite de Sedan ? Celle des sans-culottes réclamant du pain, la justice et vainqueur à Valmy ? Celle de Zola, de Victor Hugo et de Jaurès luttant contre l'arbitraire ? Celle de Jehanne d'Arc ou de Vercingétorix ? Celle de Céline, de Drieu La Rochelle ou de Pétain pactisant avec l'occupant ? Il y a un nombre incalculable de France revendiquée soit comme la fille aînée de l'église, soit comme révolutionnaire... Les notables applaudissaient pour leur France, celle des nantis et des possédants, celle qui du passé voudrait faire table rase et revenir à la loi du plus fort, du plus riche, celle de l'arbitraire. Le ministre souriait sous les hourras d'un auditoire gagné à sa cause. Déjà quelques chèques libellés en euro rejoignaient son escarcelle. Et d'ajouter plein d'emphase à la fin de son discours, « Soyons fiers de nos talents » sans préciser de quels talents ils parlaient.