La conscience d'un salaud ou le salaire de la honte.
Enfant, comme tous les enfants, je jouais aux gendarmes et au voleurs. Adolescent, je voulais devenir avocat ou vétérinaire avec l'intention de me trouver du bon côté de la barrière sociale, de ceux qu'on aime et qu'on respecte. Je voulais de l'amour. Mon père, ce vieil ouvrier usé par un travail de nuit en usine, m'encourageait à ne pas abandonner mes rêves. Au-dessus de notre gazinière, une photo jaunie me rappelait qu'il fut tout jeune l'un des meneurs de la contestation des grèves en 68 chez Renault à Billancourt. Il luttait pour m'offrir un monde meilleur.
Ce matin, je suis fatigué. Je bois vite fait mon café noir sans sucre. Mes rêves sont loin, balayés par l'ennui, la routine, la honte. Je n'en parle pas mais je sens que j'ai besoin d'aide. Cela ne peut plus durer. Je me sens comme dépossédé de mes pensées, de mon être. Je ne suis plus qu'une machine qui ne peut qu'obéir aux ordres. Comme tout mes camarades, on joue les fiers, les costauds mais en réalité, jour après jour, on s'achète lâchement une conscience en prétendant faire notre travail. Est-ce notre travail de régler une contestation sociale par la force ? Non. Je revois cette jeune fille recroquevillée sur le bitume et le visage en sang. Elle se tenait l’œil et je tenais l'arme. Je suis un assassin, un criminel. Elle a l'âge de ma fille qui, elle gardera ses deux yeux pour voir le monde. Je me tais, je me hais. Je suis un chien en laisse. Je suis un CRS. Je m'habille de noir pour porter le deuil de la liberté. Je me gante pour mieux tenir la matraque qui va fracasser le crâne du cheminot. Que suis-je devenu ? Un monstre... Un humain déshumanisé. Un homme sans conscience peut-être, un traître à sa classe sociale certainement... Si j'avais été fils de médecin, aurais-je été CRS ? Non, jamais. Nous sommes devenus les parias de la société. Je sens bien que mes enfants ont honte de moi surtout depuis notre intervention dans ce lycée. Nous n'avions pas le droit d'humilier ces jeunes. Nos chefs sont fous. Je mets mes protections. Je me transforme. Je m'abandonne. Quand pourrais-je crier ma honte ? Quand cela va-t-il s'arrêter ? Je n'en peux plus de cette infamie continuelle. Dans ma tête résonnent toutes les injures qui depuis plus d'un an nous condamnent tels des pestiférés ou des sous-hommes. Je ne me reconnais plus. Je ne suis pas un salaud, un monstre. Je suis un homme. Ce matin, je bois mon café. Ce matin, j'approche le canon de mon pistolet contre ma tempe. J'hésite. Je tremble. J'ai froid. Il faut que cela cesse. Je n'en peux plus. Mon doigt lentement appuie sur la détente. Lentement. Lentement. Elle tenait son visage en sang. Ce matin, je veux redevenir un homme, celui qui retrouve ses rêves d'adolescent. Ce matin, je n'irai pas toucher le salaire du déshonneur. Mon père, je reviens vers vous. Ce matin, je retire mes gants et mes protections de robotcop. Ce matin est un autre matin. « Rien de ce qui m'est humain, ne m'est étranger » disait le philosophe. Je ne dois plus être un étranger à moi-même. Ce matin, je me tire.... Amen.
Spartacus 2022