Le fantôme de Jupiter
Chapitre 15 et 16
« Toute forme de mépris, si elle intervient
en politique, prépare ou installe le fascisme »
Albert Camus
( L'homme révolté – 1951 )
XV. L'étui à cigarettes
L'accueil fut plus que glacial. Il fut punitif autant qu'expiatoire. Il s'y attendait. Valérie avait donc dépassé toutes ses espérances. Il n'allait pas dormir sur le canapé ni même dans la salle de bain mais sur le palier où deux valises l'attendaient. Loin d'implorer une clémence qui ne viendrait pas, il clama haut et fort qu'il allait trouver asile chez les Marche, un couple de leurs amis. Valérie appréciait Laurence Marche, non pas qu'elle fut d'une intelligence supérieure à la sienne ou plus douée pour organiser des soirées mondaines, rien de tout cela. Elle flattait Laurence Marche car mieux valait l'avoir avec soi que contre soi car par sa faconde, sa prestance, son persiflage, elle pouvait devenir odieuse et cela sans le moindre effort. Vous aviez alors, sans passer chez votre tailleur avenue Montaigne, une garde-robe pour plusieurs saisons. Son immunité arbitraire, elle la devait à son mari, Jacques Marche, Conseiller d'État à la cour des Comptes et ancien procureur général du parquet. Monsieur Arnaud le comptait comme l'un de ses amis proches sur qui il pouvait compter en cas de difficultés. Il entendit la clef faire un tour puis un second. Il poussa la porte et aperçut Valérie dans son déshabillé de soie noué à la taille. Elle offrait la tête des mauvais jours. Sans attendre, elle s'éclipsa. Il remit ses deux valises à l'intérieur de l'appartement et alla se préparer un café qu'il but sur la terrasse. Valérie réapparut une dizaine de minutes plus tard. Derrière la vitre, elle commençait à gesticuler et à injurier Thierry qui, désabusé, demeura de marbre. Cette passivité inhabituelle l'énerva un peu plus. Elle ouvrit la baie vitrée et lui balança la première chose qu'elle avait sous la main, un magnifique vase de Baccara. Indifférent, il enjamba les morceaux de verre, posa sa tasse sur la table, reprit sa veste et ouvrant la porte d'entrée, lui annonça,
Je reviendrai lorsque tu te seras calmée. À plus tard.
Intérieurement, il exultait. Extérieurement, il affectait un air grave de quoi désarçonner un peu plus Valérie. Dehors, accompagné d'une belle lumière sélénienne, il prit la direction du Bois de Boulogne qui à cette heure tardive n'offrait pas toutes les garanties de sécurité qu'espère un honnête citoyen. Il s'en moquait. Il voulait respirer, entendre, voir, ressentir le monde d'en bas, un monde interlope au-delà du périph qui la nuit tombée venait prendre possession des lieux. Jamais depuis leur installation avenue du Maréchal Lyautey, il ne s'était risqué si tard entre la Pelouse de Saint Cloud et le Pré Catalan. Il ferma sa veste, remit son écharpe de cachemire rouge et prit la direction du Lac Supérieur. Tout était calme sous une magnifique lune ronde. Quelques voitures roulaient à vives allures, d'autres arrivées à sa hauteur ralentissaient légèrement puis redémarraient aussi vite. Il n'était ni un noctambule en mal d'affection, ni un flic en civil, encore moins un malfrat à la recherche d'un mauvais coup. Il se promenait. Il errait. Il vagabondait. Ayant dépassé la Butte Mortemart, il trouva un banc sur la rive ouest du Lac Supérieur et décida de s'y arrêter. Au bout d'une dizaine de minutes, un gars sorti de nulle part, mal vêtu et malodorant, l'aborda et lui demanda une sèche. L'air hagard, Thierry le fixa longuement. Devant ce silence indéchiffrable, l'éclopé de la vie reprit ses deux sacs et continua son chemin suivi par un misérable petit corniaud la queue en trompette et le poil raide. Passé cet instant de trouble, Thierry se leva, accéléra son pas et tout en cherchant dans l'une de ses poches, l'appela,
Tiens, dit-il, je te donne mon paquet. Il n'est pas encore ouvert.
L'homme se retournant aussitôt, répliqua,
J'te fais plus peur ?
Non, pourquoi ? Je devrais avoir peur ?
Je sais pas... peut-être.
Je m'appelle Thierry. Et toi ?
Moi... qu'est ce que cela peut bien te faire ? Hein, dis-moi ? J't'ai demandé une sèche et rien d'autre. Alors comment j'm'appelle, ça n'te regarde pas... Les gars comme toi, j'les connais...
Tu le veux ou pas ce paquet ?
Donne...
Le gars se saisit du paquet et en extirpa une cigarette avant de demander,
T'aurais du feu ?
Thierry fouilla au fond de sa poche. Attrapant son briquet, il alluma la cigarette. Après de longues bouffées, l'homme revenu à de meilleurs sentiments, se confia,
J'm'appelle Michel mais pour les copains c'est Mitch, Mitch le Blaireau. Et lui c'est Missel, dit-il en montrant son compagnon d'infortune qui, fier d'entendre son nom, remua sa queue.
Tiens, je te donne aussi le briquet.
L'homme s'en saisit et, avant de le mettre dans sa poche, le soupesa,
Mazette, c'est pas du toc. Ça vaut une blinde un truc pareil... Et pourquoi tu fais ça ?
Pour arrêter de fumer. Pour arrêter de.... Je ne sais plus... Arrêter tout... C'est suffisant, non !
Thierry, n'ayant pas l'habitude qu'on refuse ses cadeaux et surtout n'ayant pas l'envie de s'expliquer plus longuement, s'agaça. Il voulait tout arrêter et se reposer des longues années à rejeter son passé. Alors il commençait par donner l'oriflamme de son succès ; son briquet à un blaireau à l'odeur aussi insupportable qu'était disgracieux cet horrible corniaud au regard globuleux. Nonobstant ce premier cadeau, il fouilla dans la poche intérieure gauche de sa veste et en prit un magnifique étui à cigarettes qu'il tendit à Mitch.
Tiens, je n'en aurai plus besoin. Prends...
Mitch évalua rapidement l'objet et fixant les deux initiales gravées sur l'étui, demanda,
Tu vas souvent faire tes courses Place des Vosges ?
Cela m'arrive. Pourquoi cette question ?
Comme ça... Qui t'a offert cet étui ?
Mon beau-père.
Il ne s'est pas foutu de toi, le vieux.
Comment peux-tu dire cela ?
C'est moi qui ait gravé tes initiales. Je reconnais toujours mon travail.
Toi !
Oui, moi.... Et alors ! J'ai pas toujours été le type que tu vois. J'étais un monsieur comme il faut, un gars qu'on respectait. Un gars normal. Tu comprends ça.
Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
La vie, oui la vie. Un divorce, une dépression... La dégringolade... Tu t'en fous toi, t'as certainement une belle vie, du pognon, un boulot, une femme qui t'attend, des enfants... Merci pour l'étui mais cette sorte de générosité qui pue la condescendance, j'en veux pas. Salut. Allez, viens Missel, on continue...
D'un geste dédaigneux, il posa crânement l'objet au sol et reprit son chemin. Éberlué, Thierry resta immobile puis, passé le moment de stupeur, ramassa l'étui et courut derrière Mitch.
Attends, je ne voulais pas t'offenser. Attends.
Il l'attrapa par le bras et tenta de le retenir.
Pardon. Excuse... Je ne voulais pas...
Tu te répètes. Laisse moi.
Je n'en veux plus de cet étui et tout ce qu'il représente. J'en veux plus. Allez, prend le. Fais moi plaisir.
Fais moi plaisir ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Je ne suis pas l'Armée du Salut. T'es fâché avec qui ? Ta femme, ton beau-père ? Qui ?
Comment ?
Oui, il y a bien une raison pour que tu veuilles te débarrasser de ce cadeau si encombrant !
Disons qu'avec Valérie, ma femme, nous ne sommes pas sur la même planète et qu'ensuite mon beau-père ne va pas apprécier ce que je vais lui annoncer demain soir.
Une lune embrasée se cachait à présent derrière un bosquet déguenillé. Elle jouait avec le vent, avec les ombres, avec l'indécision. Dans un halo de lumière, Mitch sollicita l'avis de son cher compagnon,
Et toi Missel, qu'en penses-tu ? Veux-tu un supplément à ta ration pour demain ?
Le chien d'un regard tendre fixa son maître et se mit à japper.
Tu as la réponse. Donne-moi cet étui.
Merci. Si tu veux, on va s'asseoir. Il y a un banc là-bas, sous le réverbère.
Thierry n'avait aucune envie de rentrer et Mitch avait besoin d'humanité.
D'accord.
J'ai une question. Pourquoi on te surnomme le blaireau ?
À cause de mon ancien boulot. Le blaireau est une petite brosse dont les doreurs se servent. Va pas chercher autre chose. Je sais, je ne sens pas bon. Y-a trois jours que je n'ai pas pris de douche. Tu comprends... Hein dis, tu comprends.
Oui, je crois.
Ils s'assirent sur le banc et se mirent à échanger sur leur vie, leurs amours, leurs erreurs. Thierry bu quelques gorgées d'une piquette infâme tandis que Mitch, bras au ciel, se sentait moins seul. Au petit matin, chacun reprit sa route, espérant peut-être se revoir un jour.
XVI. Métro La Motte-Piquet
Il rentra chez lui juste après cinq heures, prit une douche salvatrice, s'habilla d'un jean beige surmonté d'une chemise safran et resta de longues minutes allongé sur le canapé. Durant tout ce temps, Valérie resta bien au chaud dans son lit. Ce silence le soulageait grandement. Il n'avait pas à fournir sur son retour matinal ni raisons alambiquées ou motifs oiseux. À six heures et demi, il descendit pour prendre le métro, direction le centre opérationnel et de commandement. Ce matin, le ministre se déplaçait sur la base aérienne 122 de Saint-Dizier où il rencontrait, accompagné par le chef d'état major, son homologue polonais. Thierry restait à Balard afin de peaufiner la loi de programmation pluriannuelle des armées dont la commission de défense du Palais-Bourbon attendait une version corrigée avant la fin du mois. Cela devait être une journée ordinaire faite de chiffres, de colonnes, d'additions et de pourcentages, de chars, d'avions et de missiles sol-air. Ce genre de tâche administrative, qui monopolisait une quinzaine de civils et militaires, était plus une corvée qu'un réel plaisir. Néanmoins aujourd'hui il prit cette obligation avec légèreté ce qui étonna ses collègues. Il insista pour ne recevoir aucun appel sauf cas de force majeure. Le plus dur restait à venir. À midi, il déjeuna seul dans un petit resto où habituellement il rencontrait des journalistes du Point toujours à l'écoute d'une confidence. Il se tut et mangea un steak frites avec salade et eau gazeuse. De retour au bureau, il donna deux appels, le premier pour avoir des nouvelles de sa mère, le deuxième pour chatouiller son cher ami Gauthier. Sa mère le rassura sur sa santé et Gauthier sur son ressentiment. Passé les dix sept heures, il ferma classeurs et dossiers, prit congé de ses collègues et sortit de Balard où un VTC l'attendait pour le conduire à Saint Léger-en-Yvelines. Ce soir, la discussion promettait d'être courte, délicate et néanmoins mordante. Arrivé, Monsieur Arnaud tout sourire l'attendait sur le perron, un sourire fabriqué dont savent se parer les gens du monde d'en haut. Il lui rendit son sourire avec une égale civilité comme la douce promesse d'une joute à fleuret moucheté. Ni l'un, ni l'autre n'étaient dupes, empruntant avec subtilité les règles hypocrites d'un monde policé. Il lui serra la main et entra. Monsieur Arnaud comprit dès cet instant que son gendre avait changé. Il n'était plus le docile et serviable mari de sa tendre et orgueilleuse héritière. Charmeur par obligation, le septuagénaire appliqua la paume de sa main sur l'épaule du jeune quadragénaire et l'entraîna amicalement au salon. Thierry se laissa faire préférant attendre son heure. Monsieur Arnaud commença donc par le presser de questions espérant le câliner avantageusement.
As-tu des nouvelles rassurantes de ta mère ? J'espère qu'elle va mieux. Après un tel choc, il peut y avoir des complications. Et le chauffard, sais-tu si la police la retrouvé ?
Laconiquement, il répondit aux fausses interrogations de son beau-père.
Elle va mieux. Quant au chauffard, la police doit faire son boulot. Merci.
Puis il attendit la prochaine question laissant son beau-père dans l'embarras d'un long silence. Celui-ci toussota avant de reprendre sa causerie,
Il ne faut pas que ce malheureux accident vienne compromettre ton avenir. Il y a toujours dans le vie des moments de doutes pourtant c'est ton avenir que tu joues en ce moment. Je me suis investi pour cela. N'abandonne pas. Des gens comptent aussi sur toi Tu n'es pas seul dans cette aventure...
Et il continua ainsi à déployer toute une rhétorique sur le devoir, la patrie, la famille, l'avenir de son pays... Thierry écoutait sagement et lorsque la parole devint rare, posément il intervint.
Je n'ai jamais eu l'ambition de devenir député et je ne l'aurai jamais. Je vous remercie de votre confiance. La droite, la gauche, Macron, Hollande ou Fillon, ça ne m'intéresse pas. Je vous demande donc de ne plus vous immiscer dans ma vie, aussi bien professionnelle que privée.
Je... Comment peux-tu me parler de la sorte... Après tout ce que j'ai fait pour toi. C'est un manque total de respect. Ma fille ne va pas apprécier.
N'associez pas Valérie à nos histoires. Cela ne la concerne pas.
Je... Je...
Merci pour votre accueil. Vous embrasserez votre épouse de ma part. Maintenant, je dois rentrer. Il se fait tard et j'ai besoin de sommeil.
Il se leva, traversa le salon puis le vestibule et sortit. Soulagé, il respira longuement. Dehors, le VTC l'attendait. Il lui conseilla avant de rejoindre Paris de passer par le Bois de Boulogne. L'envie de saluer cet ami d'un soir lui devenait nécessaire, un peu comme se laver de toute la noirceur du monde. Après un deuxième tour infructueux, il rentra chez lui retrouver son quotidien partagé entre les aigreurs infinies de Valérie et l’insouciance malmenée de Béatrice.
Trois jours plus tard, en plein après-midi, il reçut un appel inhabituel de Jean-Claude, son ancien chauffeur. Il insistait, pour en toute discrétion, lui révéler certains faits dont il avait connaissance. L'appel dura une trentaine de secondes, guère plus. Le rendez-vous devait avoir lieu au métro La Motte-Piquet, au milieu de la foule. Le mystère semblait total. Jean-Claude, le visage grave, se tenait en haut de l'escalator dans son éternel costume sombre. D'un léger hochement, il lui fit signe de le suivre. Ils avancèrent côte à côte jusqu'au moment où, un peu à l'écart du flot incessant d'usagers, Jean-Claude s'adressa à lui,
Vous devez vous méfier de Monsieur Arnaud. C'est un type dangereux.
Mon beau-père, dangereux ? C'est quoi ce charabia. Depuis quand il est dangereux ?
Je ne suis pas uniquement un chauffeur. Disons que j'ai turbiné pour des services qui préfèrent l'ombre à la lumière. Ce que je veux vous dire, c'est que depuis le début, ils avaient un œil bienveillant sur vous. Pour Monsieur Arnaud, vous étiez un pion, son gendre peut-être mais un pion. En ayant épousé sa fille, vous lui avez simplifié le travail. Il vous avait sous la main. Maintenant, vous devenez incontrôlable et donc préjudiciable à ses projets.
D'où sortez-vous ces absurdités? Jean-Claude, il faut arrêter... Rentrez chez vous.
Je suis très sérieux. Votre avenir est suspendu. Tenez, regardez ces photos.
Il lui montra ainsi plusieurs clichés pris à son insu durant son passage à l'ENA, d'autres dans les différents ministères où il avait exercé, les derniers dans des soirées mondaines. Jean-Claude continua son travail de sape,
Souvenez-vous de votre rencontre avec Mademoiselle Arnaud. Ce n'était pas le hasard. Tout était réfléchi, planifié. Vous vous preniez sûrement pour un Don Juan, c'est raté. Monsieur de Léouville aurait préféré votre place. Cependant, sur les conseils de son père, Mademoiselle Arnaud a fait son choix, vous.
Pourquoi me dire cela aujourd'hui ? Vous y gagnez quoi ? Allez parlez. Et quand vous dites « ils ».... qui sont ces gens ?
Des amis de votre beau-père, une sorte de club assez fermé. Ce sont eux qui vous ont recommandé pour devenir un French Leader, offre que vous avez refusée. C'était votre première erreur. Ils ont regretté votre choix mais ils ont continué à miser sur vous, tout comme aujourd'hui ils parient sur Macron, votre ancien patron à Bercy. Lui, les scrupules, il les met de côté.
Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi ?
J'ai quelques petits différents à régler. Tout n'est pas parfait. Et puis, je vous aimais bien.
Qu'est-ce qui me prouve que vous me dites la vérité ? Hein...
Rien. Absolument rien. De toutes manières, les cartes sont jouées. Certains vont y laisser des plumes. Je ne voudrais pas que cela vous arrive.
De qui parlez-vous ?
Des candidats à la fonction suprême, par exemple. Si les amis de votre beau-père souhaitent la victoire de leur jeune poulain Macron, ils ont tout intérêt à éliminer ou tuer politiquement d'autres prétendants comme Fillon.
Fillon, que vient-il faire dans cette histoire ?
Il bénéficie d'une attention particulière. Par les services secrets marocains, Monsieur Arnaud et ses amis ont tout un dossier le concernant. Le monde des renseignements est un monde clos, je te donne, tu me donnes... Dans quelques semaines l'affaire des costumes va éclater. Vous apprécierez alors à leurs justes valeurs la véracité de mes paroles. Faites attention à vous. Ce sont des gens dangereux, organisés, méticuleux. Ils ne font rien à la légère. Vous n'êtes pas un individu quelconque pour eux. Vous avez déçu une première fois, une nouvelle fois en refusant d'être candidat aux législatives, la troisième sera fatale. Méfiez-vous. Je vous laisse.
Le temps que Thierry réalise ce qu'il venait d'entendre, Jean-Claude avait disparu, avalé par la foule. Ces révélations l’assommèrent et pourtant nettement moins que la personnalité méconnue de son ancien chauffeur qu'il pensait connaître. Partagé entre l'incrédulité et la suspicion, il décida d'attendre quelques jours avant de déménager et de prendre ainsi son indépendance.