Le fantôme de Jupiter
Chapitre VIII
« Toute forme de mépris, si elle intervient
en politique, prépare ou installe le fascisme »
Albert Camus
( L'homme révolté – 1951 )
VIII. Le repas
Le sous-préfet, en bon représentant de l'état jacobin, apporta ses lumières sur la situation sociale et politique du département. Il évoqua les rapports conflictuels entre le président du conseil général mandataire de la droite classique et de ses services. Certains dossiers comme celui des femmes en situations d'urgence, des mineurs étrangers ou de la protection judiciaire de la jeunesse constituaient de véritables pierres d'achoppement donnant aux uns et aux autres toutes les raisons de se méfier du camp d'en face. Cette guéguerre administrative entre les rôles et les compétences de chacun mettait toute la lumière sur la difficulté d'appliquer des textes de loi qui en articles, paragraphes et en alinéas les rendaient inintelligibles aux yeux de tous. Thierry écoutait les appréciations souvent pertinentes du sous-préfet qui avec prudence évoqua la réforme maintes fois reportée de la superstructure française. Cette observation, pour le moins courtoise, s'adressait avant tout à l'énarque qu'il était. Pour en avoir abordé deux ou trois aspects au sein du ministère des finances relatifs aux transferts de compétences, Thierry mesurait l'étendue de la tâche et de l'allusion. Cependant, le mot transfert ne faisant pas partie intégrante de la doxa jacobine ni des thèmes favoris de l'ENA, la réforme du mille-feuille administratif français attendra des jours meilleurs. Le sous-préfet après cette matinée active invita Thierry pour un déjeuner moins tributaire des convenances durant lequel ils échangèrent leurs coordonnées personnelles. Libéré aux alentours de seize heures, il partit en ville retrouver un peu de sa jeunesse et, non loin de son ancien lycée, une boutique de prêt-à-porter à la renommée bien établie. De part et d'autre d'une porte à petits carreaux, deux larges vitrines ceinturées d'un châssis de bois clair offraient à voir aux passants une large gamme de chemises et de costumes à des prix, si ce n'est exorbitant, tout au moins bien au-dessus des possibilités d'un fils de smicard. Thierry, jeune lycéen acnéique, contemplait ce luxe avec fascination et envie. C'était tout l'opposé de sa vie qu'il jugeait monotone, ennuyeuse mais aussi l'antidote transitoire à ses ressentiments. Il poussa la porte déclenchant ainsi le tintement vif d'un carillon et le sourire affable du vendeur. Aussitôt sa soif de revanche s’enorgueillit de plaisir. Il y avait d'agréables fragrances, des odeurs satinées et légères d'héliotrope, celles un peu plus suaves de lavande ou de néroli tout cela dans un univers impeccablement encaustiqué où se cristallisaient sur une cinquantaine de mètres carrés l'élégance et le raffinement à la française. Derrière son comptoir style empire, le vendeur véritable porte-drapeau de l'urbanité vestimentaire, blazer en organdi bleu outre-mer sur chemise azur et col blanc, l'accueillit poliment. Thierry, jeune quadragénaire compassé, donna la liste de ses désirs. En quelques minutes le vendeur lui proposa un éventail de chemises allant du blanc lilial au bleu de Prusse puis un choix de socquettes en fil d’Écosse et enfin une collection de cravates dont certaines en satin de coton. Rapidement son choix se porta sur des effets à la notoriété incontestable et aux prix incontestés. Muni de ses achats, il rejoignit son hôtel et procéda aux changements nécessaires et surtout imposés, pensait-il, par son rendez-vous de vingt heures. Désireux d'autre part d'en savoir un peu plus sur Léonard Guillard, il interrogea différentes sources internet et fut surpris de reconnaître sur plusieurs photos parues dans la presse régionale depuis au moins trois ans sa présence régulière avec le sous-préfet rencontré le matin même ou avec son coach. Ces coïncidences ne semblaient pas véritablement fortuites, bien au contraire. Il décida par méfiance de ne pas évoquer ces articles.
Vingt minutes avant le rendez-vous, une voiture l'attendait à l'extérieur de l'hôtel. Le chauffeur, tout à l'opposé de Jean-Claude, restait silencieux se contentant par instants de l'observer dans son rétroviseur intérieur. Arrivé au restaurant le Syracuse, une des meilleures fourchettes de la région, le maître d'hôtel l'accompagna jusqu'à un petit salon où une table dressée pour quatre convives attendait. Deux minutes plus tard entrèrent à leur tour le coach, le sous-préfet et le député Léonard Guillard qui, vêtu tel un bellâtre séducteur en quête de reconnaissance, le salua directement. Ils échangèrent ainsi quelques amabilités sans savoir qui des deux étaient le plus impressionné par l'autre. Était-ce l'énarque pour sa réussite au sein de la haute administration ou le jeune député pour ses lauriers conquis dans le monde politique ? Le coach en maître de séance mit fin à leur tête-à-tête et invita tout le monde à s'asseoir. Une fois les apéritifs servis et les menus choisis s'engagea une discussion où chaque mot était pesé, chaque geste mesuré, chaque silence retenu. Il y avait de la modestie feinte ou consentie, de la prudence calculée. Et puis il y a un moment où les mots doivent être dits, où les précautions s'effacent pour laisser place aux appétences du groupe que sont les désirs inavoués de quelque uns ou les envies insatiables de beaucoup d'autres. Le coach prit la parole et s'adressant directement au nouvel entrant lui demanda,
Seriez-vous intéressé pour intégrer une équipe de campagne aux prochaines élections présidentielles. Cela boosterait votre candidature aux législatives qui suivront.
Thierry baissa la tête autant par jouissance personnelle pour la reconnaissance de ses supposés qualités d'énarque que par crainte d'une aventure périlleuse. Ces gens là, se dit-il, ont déjà leurs secrets et des relations bien établies. Quelle sera donc ma place ? Quel profit vais-je en tirer ? Le temps qu'il puisse formuler une réponse judicieuse, une autre question à choix unique et explicitement flatteuse lui était faite
Voulez-vous être le mandataire financier du candidat Emmanuel Macron ?
Thierry releva la tête. Tous les regards se portèrent sur lui. La situation devenait étrange, surréaliste. Pour mieux ferrer sa proie, le coach donna une dernière précision qui avait implicitement valeur de consentement,
Votre beau-père sera à vos côtés. C'est lui qui se chargera de collecter les fonds. Croyez-moi, on peut lui faire confiance.
La récusation d'une telle offre lui devenait difficile, voire impossible. Pour mieux contenir son appréhension face à une subordination déguisée, il hocha du chef. Cette attitude ne le libérait pas pour autant du joug subtilement posé sur sa conscience. Les sourires aimables du sous-préfet puis du jeune député finirent par noyer son courage.
J'espère être digne de votre confiance, dit-il sobrement.
Tous ici nous en sommes persuadés. Merci. La France a besoin de renouveau, ajouta le coach dans un élan rare de lyrisme vite maîtrisé.
Levons nos verres pour le triomphe de nos valeurs, renchérit Léonard Guillard tout en bombant le torse.
Les verres s'entrechoquèrent. La victoire avait pour nom Château Haut-Brion, vin rouge dont Bacchus aurait pu dédier une acre de vignoble à Jaurès ou Bakounine. Il n'en était rien car si le rouge est la couleur des insoumis, le rubicond et le pourpre sont celles des oppresseurs. Passé ce moment d'euphorie, le repas se poursuivit comme il avait commencé, dans la discrétion et la sobriété. On évoqua le départ du ministre Macron dans les mois à venir, on regretta l'attitude hautaine du Premier Ministre vis à vis des députés, on égrena les différents sondages favorables à une politique novatrice effaçant les barrières gauche-droite, on fustigea les attitudes passéistes des corporatismes, on... on... on revisitait le politique, non par le changement, mais par la substitution rapide des anciens modernes par des modernes moins anciens. À la fin du repas, le coach se proposa de raccompagner Thierry à son hôtel. Il accepta volontiers soupçonnant dès à présent le rôle prépondérant de celui-ci auprès du toujours ministre Macron.
Le monologue commença par des félicitations sur son engagement. De la sorte, il préparait son avenir que son beau-père augurait prometteur. Cependant Thierry doutait de la probité de Monsieur Arnaud présageant que cette réussite honorerait en premier lieu sa fille chérie plutôt que lui-même. Il feignit l'approbation. Le dialogue devint peu à peu moins contraint. Le coach invita Thierry à l'appeler par son prénom ce qui compte tenu de leurs nouvelles relations semblait plus pertinent à ses yeux. Il accepta non sans éprouver une once de gêne. Pour affirmer cette proximité naissante, Karl Le Pogam coach de son état, lui fit part de ses sentiments personnels,
Savez-vous que quinze pour cent des énarques se sont connus en maternelle ce qui prouve le peu de renouvellement des élites. Vous êtes la démonstration que la réussite au service de l'état ne doit pas être le monopole d'une minorité, bien au contraire.
Être le renouveau de la politique française n'avait jamais été le dessein de Thierry ni même d'être un alibi pour combattre un népotisme. Il laissa donc son nouveau protecteur croire en ses chimères comme lui avait cru aux siennes. Pour parfaire cette intimité, Karl Le Pogam révéla une autre allégation ahurissante,
Pour votre frère, l'enquête diligentée par les services du procureur de la république de Rennes sera menée avec rigueur. La vérité sera connue et les coupables punis. Je vous en fais le serment.
Cette affirmation le laissa sans voix. En effet, comment cet homme si prudent par ailleurs pouvait garantir ses propos sans avoir auprès des services compétents ses entrées. Et puis par qui son secret avait-il été découvert ? Depuis quand ? Comment ?
À minuit, il ne dormait pas encore. Il se leva, but un verre et tenta de trouver le sommeil. Le pécheur d'anguilles lui trottait dans la tête.