Si l’affaire Benzema est si polémique, c’est que son cas dépasse largement les terrains. Sans qu’il soit question de commenter la décision de Deschamps, ni même d’évoquer la responsabilité du joueur, l’ampleur qu’a prise cette affaire soulève deux problématiques importantes sur le plan sociétal. D’une part, Benzema symbolise une certaine tension entre ce que sont les joueurs de haut niveau et l’exemplarité qu’on leur assigne. Cette contradiction est d’autant plus à l’œuvre lorsqu’il s’agit de l’équipe nationale de football. D’autre part, Benzema est devenu à son détriment un symbole politique. Les réactions passionnées dont il a fait l’objet avant même sa déclaration au journal espagnol Marca et l’affaire « Valbuena » montre bien que l’enjeu dépasse son comportement sportif et extra-sportif.
L’exemplarité : une exigence illusoire
Le sport est une pratique éducative. Comme le souligne les universitaires Maxime Travert et Jean Griffet, la pratique et la passion pour un même sport créent une certaine proximité entre le spectateur et le sportif. De cette proximité naît une volonté d’identification ou une projection du spectateur dans les gestes techniques et les exploits réalisés par les sportifs. L’exemplarité assignée aux sportifs est le fruit de cette identification du public. Il y a donc dans la nature même du rapport entre le spectateur et le sportif, une volonté de « ressembler » au sportif. Dans un contexte de surmédiatisation de leur vie professionnelle et personnelle, ce rapport est fortement amplifié. Exiger un comportement exemplaire n’est donc pas a priori illégitime, a fortiori quand il s’agit de l’équipe nationale.
Dans l’émission « Sportus Politicus » produite par le Think tank Sport et Citoyenneté, Vikash Dhorasso (ancien footballeur professionnel, sélectionné à 18 reprises en Equipe de France) déclarait « que nous (les footballeurs) sommes formés pour être les meilleurs, pas pour être exemplaires ». Demander aux footballeurs d’être les meilleurs sur un terrain et d’être exemplaire en dehors des terrains, jusqu’à dans leur vie privée, semble quelque peu démesuré. Serions-nous plus clément à l’égard d’une équipe qui est irréprochable sur le plan du comportement et moyenne sur le terrain ? Leur assigner un devoir d’exemplarité sur les terrains ne serait-il pas déjà un grand pas en avant ?
Enfin et c’est là la contradiction majeure, leur donne-t-on les moyens d’être exemplaire ? Comme le soulignait Julian Jappert et Maxime Leblanc, respectivement Directeur de Sport et Citoyenneté et Responsable des Affaires Européennes, la formation des footballeurs en France se fait souvent au détriment du parcours scolaire et universitaire. Dans des sports où les enjeux financiers sont moins importants, les exigences sur le plan scolaire sont plus respectées.
Benzema symbolise donc une absence totale de recul sur ce qu’il est devenu aux yeux d’une grande partie de la jeunesse. Il est en revanche illusoire de lui demander d’être irréprochable jusqu’à dans sa vie privée, particulièrement lorsque sa formation s’est faite au détriment de son éducation « citoyenne ».
Benzema, le symbole politique
Sans exempter Karim Benzema de sa responsabilité, de quoi est-il, politiquement, le symbole ? Pourquoi tant d’implications et de commentaires de la part des acteurs politiques? L’exemplarité des sportifs de haut niveau est un sujet récurrent et pourtant, rarement il aura eu un tel écho médiatique. Le président de la Fédération Française de Football Noël Le Graët et le sélectionneur des Bleus Didier Deschamps ont pu reconnaître ainsi que le traitement médiatique du cas Benzema était disproportionné. Pour prendre un exemple récent, Nikola Karabatic a pu représenter la France dans tous les championnats internationaux de handball depuis 2013 alors qu’il était mis en examen (depuis 2012). Il est finalement condamné pour escroquerie en première instance en juillet 2015, soit quelques mois à peine après avoir été reçu à l’Elysée. Le Graët admet d’ailleurs que l’absence de Karim Benzema à l’Euro est justifiée par l’ampleur prise par « l’affaire Benzema » dont la présence aurait nui au collectif.
Le traitement médiatique disproportionné dont fait l’objet Karim Benzema a commencé avant même que l’affaire qui le lie à Mathieu Valbuena éclate. La polémique sur son « crachat » à la suite des attentats de Novembre, dont s’est saisi le Front National notamment, est une attaque politique à forte valeur symbolique, compte tenu du moment choisi. Quelques jours à peine après les attentats de novembre, remettre en cause la nationalité d’un joueur dont le seul tort est d’avoir craché sur un terrain de football en dit long sur le climat politique national. Ce débat aurait pu être laissé aux seuls extrêmes. Depuis l’éclatement de l’affaire judiciaire (quelques jours après l’épisode du « crachat »), le Premier Ministre, Manuel Valls, le Ministre de la ville et des Sport, Patrick Kanner, et Nicolas Sarkozy ou encore Marine Le Pen se sont tous aventurés à commenter l’affaire.
Enfin, l’interprétation des propos de Karim Benzema au journal Marca là aussi en dit long sur le traitement dont il fait l’objet. Pourquoi de façon quasi-unanime les a-t-on interprétés comme un grief de racisme fait aux deux hommes forts de la fédération ou à la France entière? Benzema dit le contraire. Il souligne que l’ampleur qu’a prise son affaire n’est pas étrangère au climat raciste qui règne dans notre pays. Le traitement médiatique dont il a fait l’objet, avant même l’affaire « Valbuena », n’est-il pas la preuve que cet homme symbolisait déjà une crispation ? Comment peut-on refuser le débat dans une telle unanimité et avec une telle assurance ? Reconnaitre la pression raciste dont il a été victime n’exempte en aucune façon la responsabilité de Benzema dans cette affaire, qui reste par ailleurs à déterminer sur le plan judiciaire.
Benzema et la force des symboles
Benzema est devenu à son détriment un symbole. Comme le résume Raymond de Beker, “le symbole peut être comparé à un cristal restituant différemment la lumière selon la facette qui la reçoit.” D’une part Benzema est le symbole d’un homme que rien ne prédestinait à représenter la France au niveau international. Il l’a ignoré. D’autre part, Karim Benzema est devenu le symbole d’une pression raciste grandissante qui règne dans notre pays. Politiquement, cela a été ignoré. En effet, ce que nous apprend cette affaire ce n’est pas tant que le racisme en France augmente, des études sérieuses le démontrent depuis quelques années déjà (INED, INSEE, CNCDH). Le cas Benzema révèle en réalité que le racisme se banalise, se normalise jusqu’à refuser parfois de le voir. Si l’affaire Benzema a pris une telle ampleur, c’est certainement qu’il symbolise aussi nos propres contradictions.
Hamdi Benslama, Chargé de mission, Think tank Sport et Citoyenneté