Valéry Giscard d’Estaing s’inquiétait que la réussite de la coopérative Lip finisse par « véroler tout le corps social et économique ». Les formes d’auto-organisation et d’autogestion, et parmi elles les coopératives, sont l’ennemi ultime du capital. Il s’agit toujours de montrer qu’elles ne peuvent pas être viables, quitte à diffamer, à harceler, faire appel à la violence. En France elles sont bien peu présentes. Leur création est souvent un exploit et le maintien de leur activité dans la durée en est un plus grand encore. Elles demeurent souvent des expériences locales, en espace et en temps, sans réelle capacité d’extension à une échelle macroscopique, tant les forces adverses sont puissantes.
Structures démocratiques, paritaires et égalitaires, elles préfigurent une organisation du travail débarrassée de la propriété lucrative. Participer à une coopérative, c’est accepter la démocratie et l’égalité, donc renoncer au pouvoir sur les autres et à l’enrichissement personnel par le travail d’autrui. Hautement désirables par qui se prétend de gauche, elles ne sont pourtant pas prémunies contre les avanies dues à leur plongement dans des structures capitalistes : précarité, difficultés de financement, luttes internes pour la survie. Elles ne sont pas non plus protégées contre les intérêts personnels, les jalousies et les vengeances.
Aujourd’hui une de ces coopératives, une des plus rares, un media avec sa trentaine de salarié-es, est menacée dans son existence par le conflit qui l’oppose à Denis Robert.
Jadis encensé pour son travail et sa lutte dans l’affaire Clearstream, il se réclame aujourd’hui de ses prérogatives légales en mettant gravement en danger la viabilité d’un média qui fait partie intégrante de la gauche. Auteurs et signataires de cette tribune, nous ne nous prononcerons pas sur l’affaire de son licenciement, que nous connaissons seulement très partiellement. Et cela n’entre pas en ligne de compte dans notre propos, qui concerne en revanche l’attitude qu’on peut attendre de quelqu’un qui se réclame de la justice sociale et de l’émancipation.
La loi autorise nombre d’actions et de comportements que tout individu se réclamant de la gauche ne peut se contenter de valider simplement parce qu’elles sont juridiquement inattaquables. Denis Robert a le droit de contester un licenciement qu’il juge abusif. Il a le droit de demander la réparation qu’il pense appropriée. Il a le droit d’estimer que son préjudice représente 300 000 euros (12 ans de salaire médian – ou même 20 ans de salaire de journalistes précaires), comme en ont décidé les prud’hommes. Il a le droit de faire saisir 87 000 euros sur le compte du Média. Oui, c’est bien cela : il en a le droit. Mais le droit n’est pas toujours la légitimité ; et la justice des juridictions n’est pas toujours la justice sociale et encore moins l’égalité. Les prud’hommes constituent une conquête pour le droit du travail et la défense des salarié-es. Ici, cependant, il n’en va pas du tout de l’ordinaire qu’ils ont à traiter. De fait, Denis Robert ne peut ignorer que sa démarche risque de conduire à la destruction du Média et au chômage pour les trente journalistes, techniciens et autres qui y travaillent. Mais il a aussi le droit de ne pas s’y intéresser, et en tout cas de considérer que le destin du Média et de ses salarié-es est pour lui moins important que l’encaissement de la somme la plus élevée possible.
C’est son droit, tout comme c’est le nôtre de considérer qu’une telle attitude implique une rupture totale avec sa trajectoire professionnelle et politique telle que nous la connaissions jusqu’ici. Ce comportement s’apparente à celui des patrons voyous qui n’hésitent pas à utiliser des voies parfaitement légales pour maximiser leur profit en sacrifiant l’avenir de dizaines de travailleuses et travailleurs. Sur le fond, c’est un retournement de l’usage qu’on fait des prud’hommes. C’est surtout, de notre point de vue, une déchéance rare et triste qui risque de provoquer la faillite d’une des seules coopératives médiatiques françaises, à un moment où précisément, nous avons besoin de tous les relais pour lutter contre la politique anthropocidaire du capital et antisociale d’un pouvoir vendu.
Ce comportement, politiquement exécrable, sera de plus contreproductif. En agissant ainsi, en essayant de tuer le Média, Robert détruira complètement sa réputation aux yeux de beaucoup. Oubliée, Clearstream : il restera l’homme qui, alors qu’il aurait pu se contenter d’une victoire symbolique et de principe, a décidé de couler le Média pour son enrichissement personnel, en siphonnant au passage les dons des socios, dont nombre sont précaires et donnent par conviction politique mais aussi par solidarité avec un média soutenant les luttes sociales.
C’est à l’opposé absolu de tout ce pour quoi nous luttons. Pour cette raison nous, signataires de cette tribune, assurons l’équipe du Média de notre soutien et appelons Denis Robert à ne pas poursuivre dans cette voie délétère. Renoncer serait un geste salutaire, pour lui, pour les valeurs que nous défendons : au fond, pour toutes et tous.
Bruno Amable
Ludivine Bantigny
Maxime Bonneau
Yannick Bosc
Gérard Bras
Rony Brauman
Jérémy Désir
Pascale Fautrier
Bernard Friot
Razmig Keucheyan
Stathis Kouvélakis
Frédéric Lordon
Sandra Lucbert
Ugo Palheta
Stefano Palombarini
Régis Portalez
Corinne Schmidt
Louis-Georges Tin
Léo Tix