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Billet de blog 20 avril 2020

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Ce que le coronavirus me dit / Ép. 7 / Psychiatrie : confiné.e.s, enfermé.e.s ?

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Je réécris en partie ici le commentaire que j'ai laissé à la suite de l'article de Cécile Andrzejewski du 6 avril 2020, et le reprends sous la forme d'un billet.

 *

Il est intriguant comme la question du "confinement" actuelle soit considérée comparativement à celle de l'"enfermement" en établissement psychiatrique : l'un n'est pas égal ni proportionnel à l'autre. Les conditions n'en sont pas les mêmes. C'est-à-dire que les rapports de pouvoir n'établissent pas les mêmes conditions et conséquences. On devrait plutôt éclairer la chose à partir du terme "internement", d'ailleurs. La métaphore a ses limites.

Toutefois, en tant que corps psychiatrisé, si spontanément on a tendance à établir cette comparaison afin de se rassurer dans un premier temps, parce qu'on se dit, finalement, que l'on est très sportif.ve dans notre manière de vivre au quotidien une situation de cloisonnement symbolique et matériel : soit par contrainte médicale dans un établissement, soit pour nous protéger des facteurs extérieurs aggravants les symptômes de nos comorbidités psychiques et somatiques, soit enfin parce que nous apprenons à cohabiter seul.e.s et plus sereinement avec nos psychismes singuliers, et sans considérer la choses comme un "enfermement" psychique et psycho-social tel que la médecine psychiatrique à tendance à l'interpréter de manière hégémonique — alors qu'un état psychotique est avant tout une intensité sensible du rapport au réel non filtré par le symbolique et l'imaginaire, un rapport cru et donc violent, c'est le réel dans son état le plus ouvertement cruel —, nous ne sommes pas héros et héroïnes du confinement. Ou bien, si nous le sommes, c'est au sens archaïque : nos actions ne nous impliquent pas en tant que personne, mais sont nos exploits en eux-mêmes. Ainsi, nous ne sommes pas "fragiles", non plus. Nous sommes fragilisé.e.s car violenté.e.s par des conditions de vie sociales qui ne prennent pas en compte nos singularités démoniques et les moralisent et pathologisent systématiquement. Nous ne sommes pas tout court. Psychotiques, schizophrènes, maniaco-dépressifs, paranoïaques, etc.., quelles que soient les catégories que la médecine européenne a inventées pour hiérarchiser nos corps, nous vivons, avant tout. Nous vivons des intensités psychiques d'une extrême sensibilité qui sont des singularités exprimant la tragédie de notre monde, et qu'il serait temps d'apprendre à considérer comme pouvant être en puissance des forces actives. À pouvoir collectivement faire qu'elles soient cette chose-là, active et agissante en elle-même. Non plus être sujet à, mais devenir sujet de. Devenir ces puissances-mêmes en tant que forces immanentes, expressives et révélatrices de nos altérités, et non ces peaux moles devant enfin s’assujettir à l'idée illusionniste d'un moi intérieur, unifié, clos et tout puissant. Les "thérapies" devraient considérer cette base afin que cette sensibilité se transforme en un évènement vivant et non morbide. Or, les conditions thérapeutiques et les injonctions comportementales et psycho-sociales qui y sont liées ne favorisent que trop l'intériorisation des normes encourageant la survenue des comorbidités somatiques et psychiques. Tel est l'enfermement : l’assujettissement aux normes qui tentent de gouverner nos corps selon le principe de l'identité. Nous refusant cette possibilité, non pas de nous confondre, comme si nous étions par nature séparé.e.s, mais d'être perméables à nos altérités. Nous devenons des morts-vivants.

On nous apprend à étouffer les moindres signes pour éviter les moments les plus dramatiques et spectaculaires, plutôt qu’à vivre avec les symptômes singuliers de son corps. À construire des imaginaires hors normes de nos corps à partir de cette dramaturgie. Car ces imaginaires ne seraient pas adaptatifs à la société. On ne cesse de vouloir nous "stabiliser" pour que nous  puissions nous "adapter". Mais on ne fait que ça tous les jours ! On ne fait que tenter de s'adapter secondes après secondes à vos représentations normatives. Vous ne le voyez pas, ou vous ne voulez pas le voir, mais c’est une énergie constante, chronophage, épuisante. Il y a donc un moment où le corps s’arrête, soit par explosion, soit par implosion, ou bien les deux. Car il subit une pression indépassable qui pousse au sentiment d’impuissance. Ou alors on décide par soi-même, car on en a encore la possibilité, d’accepter cette impuissance comme connaissance des limites. Il faut donc s’arrêter avant de la vivre comme effet de la cause, car alors, elle détruit tout sur son passage et entraîne avec elle un effondrement psychique. Et pendant ce temps, vous, vous ne vous adaptez jamais. La réciprocité, qu’elle soit symétrique ou asymétrique, n’est jamais envisagée. Vous puisez dans vos représentations de surface pour réagir : l'infantilisation, la condescendance, la pitié, etc., tellement vous vous sentez au-dessus et à l'écart, imperméables à vos propres fonctionnements biochimiques. Vous n'en interrogez jamais la consistance. Vous ne savez même pas ce que cela veut dire. Vous en restez à la psychologie de la volonté. Vous vous travestissez de son paravent qu’est le sentiment de toute puissance. Mais vous avez peur, au fond. Nous sommes vos pires cauchemars : affronter enfin vos flux intensifs. 



Si la-le psychiatre ou psychologue ou psychanalyste vient à considérer le corps en permanence comme fragile, il le restera, il ne verra jamais la possibilité d’exister autrement, il laissera ce pouvoir de décision agir sur lui. C'est tout un système de représentations qui agit et façonne le corps. Si toute la société s'emploie à réitérer ce même rapport de représentation instruit par le pouvoir du corps médical, il participe de cet encouragement à la comorbidité des corps psychiatrisés.



Aujourd’hui devrait être pour le corps médical l'occasion de sortir de ses enclaves "thérapeutiques". C’est lui qui est confiné, enfermé. Incapable de s’ouvrir à nos ouvertures extrêmes. Nos franchissements de frontières.

L’adaptabilité sociale comme parangon de la thérapie ne fonctionnera jamais. Car il n’y a pas à s’adapter. Mais apprendre à vivre ensemble nos singularités. Partager nos affects et nos imaginaires.

Les criminologistes, Maudsley, Lombroso, Ferri, Tarde ont montré comment le travail disparaît chez les criminels et les prostituées. Il est absent dans les aliénations. Les conditions de travail actuelles sont incompatibles avec les singularités psychiques dans la majorité des cas. Derrières les bonnes intentions affichées pour percevoir les financement nécessaires à l’embauche, la structure fondamentale du management basée sur les théories de la psychologie comportementale et cognitive, et intériorisées par l’ensemble des acteurs et actrices du marché du travail (rares sont celles et ceux qui s’en extériorisent) véhicule et alimente les facteurs de comorbidités. Elle n’est pas remise en cause. Aucune place n’est faite à la singularité. Il faut la mater, l’assujettir à la norme. Or, l’horizon de l’employabilité du corps n’est pas absolu. Tout corps n’est pas employable. Tout corps n’a pas pour condition absolue d’être un.e employé.e. Mais cette idée révolte les esprits. Pourtant, au regard de ce que nous vivons aujourd’hui, il est nettement visible que c’est bien la bonne santé (au sens que Nietzsche lui donnait) qui est fondamental au corps, et non son employabilité.

Le confinement que l'on vit est un état de présence à soi, et non à un moi quelconque. Je s'attache à un ici-et-maintenant comme il tente de le faire tous les jours. Je n'a d'autres ressources que cela. Ni objectif, ni ambition, ni récompense. En ce sens, le "confinement" serait son action quotidienne avant même le confinement. Je sent les moindres nerfs de son corps se mobiliser, les moindres synapses s'éveiller dans un flux ininterrompu et sans but. C'est dans la conscience de cette sensation que le corps prend vie et survie. C'est un toucher des allées et venues du réel qui le traversent. Une intense proximité du monde. Je confine à. Je n'est pas confiné.

Je choisit ses drogues légales et illégales pour que cette intensité biochimique ne s'affole pas et qu'il en perde, non pas la maîtrise, mais la camaraderie, le compagnonnage qu'il tente d'établir avec elle. Il en fait son affaire. Il apprend à connaitre ce qui la rend douce, ce qui l'apaise, ou au contraire ce qui la rend incontrôlable. La morale médicale concernant l’usage des drogues légales contre les drogues illégales aménage paradoxalement l’idée que la chimie n’est pas un vecteur fondamental du corps. Que l’on pourrait, dans certain cas, substituer l’ensemble des drogues par des moyens somatiques comme la méditation ou la relaxation. Il n’y pas de recettes miracles. Que de la clinique. La clinique est la véritable sculpture des corps confinés.

Nos corps ne sont pas des expansions. Nos corps surgissent de la mort. Et c’est cet état que les corps psychiatrisés ont pour condition de vie quotidienne. Comme la vie biologique elle-même naît dès le départ de la mort de certaines cellules. Ces corps font l’expérience intensive du cycle incessant de la disparition et de la naissance comme conditions inextricables. Et c’est déjà beaucoup.

À suivre…

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