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Billet de blog 23 mars 2020

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Ce que le coronavirus me dit / Ép. 3 / Ajouter à l'anxiété, le sentiment du privilège

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je ne voulais pas en parler. Encore moins en détailler le menu par le bout de la chandelle. Pourtant, l'actualité des médias me rappelle que je suis un privilégié. Je le sais, nul besoin de le lire par ailleurs. Même si je suis bien loin derrière celles et ceux qu'on assassine d’exposer, dans les journaux et magazines, leur doux sentiment de confiné avec tant de pornographie. J'en faisais justement mention à un ami, hier encore, alors que nous partagions nos vécus respectifs, lui à Paris, moi dans ma campagne. Je suis un privilégié, donc, et particulièrement dans la situation actuelle, car je vis « à la campagne » et que le confinement est pour mon compagnon et moi qui ne travaillons pas à l'extérieur, de loin plus supportable que celui de celles et ceux qui sont cloîtré.e.s dans des conditions plus ou moins minables, violentes, forcé.e.s d'aller travailler et de se confronter au risque permanent d'une contamination, la peur au ventre.


Si j'ai conscience d'un certain privilège, il est relatif. Je n'appartiens pas à la classe bourgeoise dirigeante et/ou de célébrités qui est la cible des critiques dont je parle. La vie à la campagne est devenu une nécessité pour ma santé psychique depuis trois ans. Cet environnement me permet de toucher petit à petit une stabilité encore fragile que toutes les molécules du secteur psychiatrique ne pourront jamais aider à atteindre de cette manière, même si elles ont leur nécessité par ailleurs. J’ai choisi mon privilège, et je n’en ai pas honte. C’est en cela qu’il est relatif. Pour certain.e.s c’est un privilège, pour moi c’est une nécessité vitale. Je me demande surtout comment j’ai pu vivre vingt ans à Paris avec mes conditions de santé très précaires, dans un environnement toxique pour mon corps. J’ai survécu. Le corps est un.e résistant.e.


Lorsqu’il s’agit d’affects, le curseur d’une valeur est particulièrement difficile à placer et à partager. C’est sans doute ce que je cherche à cerner dans ces réflexions. Mais aujourd’hui, jusqu’à quel point la décence à laquelle appellent certain.e.s peut-elle être le vecteur d’un critère efficace et intéressant qui nous fera décider ou non de partager nos affects. Dans quelle langue, quel style ? Est-il donné à tout le monde de vouloir faire littérature de cela ? L’énergie première peut-elle être simplement une forme de pulsion sociale à associer nos affects pour les vivre collectivement, sans honte, sans jugement, afin d’y trouver un sens ?


Si un critère moral comme la décence doit être retenu, il me semble qu’il serait à dénoncer envers les supports médiatiques qui choisissent à qui donner la parole, et pas seulement envers celles et ceux qui la livre car on la leur autorise. Le privilège de classe est là avant tout. Il y a celles et ceux à qui on tend un plateau d’argent dans lequel ils et elles n’ont plus qu’à faire preuve de leur doigté habituel. Et celles et ceux qui doivent littéralement « prendre » la parole. Le privilège est inscrit dans le fait que certaines personnes ont les conditions de possibilité pour pouvoir choisir, d’autres non.


Il m’a suffit de lire une des chroniques dénoncées pour ne plus y remettre les pieds. J’ai le choix de ne pas m’y intéresser. Je préfère continuer à flâner et à chercher des voix solitaires, collectives, inconnues, avec qui je peux partager un tant soit peu une affection de la situation. Pas la même affection, mais une affection singulière qui ne porte pas encore de nom et que l’on construit collectivement par nos lectures respectives, afin de ne pas se sentir seul. L’appel du sens est sans doute cette recherche du collectif par le partage de nos sensibilités et expériences.


Aujourd’hui, dans les circonstances exceptionnelles que nous vivons, je combats chaque moment venu contre une anxiété et un stress qui risque de dégrader mon psychisme, avant même que le virus puisse m’atteindre. Mon « privilège » est de profiter pleinement des conditions que m’offre cet environnement afin de ne pas lâcher coûte que coûte mon soucis des autres. C’est ainsi que j’ai pu donner des masques chirurgicaux que j’ai retrouvés dans une armoire à une amie qui travaille dans un supermarché qui ne lui en fournit pas. Mon « privilège » ne m’enferme pas, il m’extériorise.

À suivre…

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