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Billet de blog 30 avril 2020

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Nos corps effacés (1/2)

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Illustration 1
Épisode 5 Saison 3 Star Trek: The Next Generation / Capture d'écran

Le corps poursuit une inlassable course, sans but ni tracé. Ni avant, ni après. Il n’est pas comptable des horloges. Comment le pourrait-il d’ailleurs ? Alors qu’un même instrument qui s’attache à diviser le temps, afin d’en capturer la fuite et d’en dessiner une vitesse et une continuité probable, se verra trompé par le différentiel de son altitude.

À quelle gravité le corps est-il soumis aujourd’hui ?

Il a repris une marche délaissée depuis quelques semaines. Dans les bois alentours, maintenant envahis, épais, il s’est laissé pénétré par le clair-obscur de cette densité, libérant son poids en une foulée nonchalante et grave que la terre empreinte d’une humidité laissée par la pluie des derniers jours, boueuse par endroits, facilite avec un plaisir non dissimulé. La joie de sentir cette pénétration des éléments, soumis à la relative action du temps et de l’apesanteur, éveille le corps à son véritable milieu. Excédant la frontière qui tente de le maintenir dans une supposée immunité absolue. Le corps ne survit pas à l’isolement. Il n’est pas exclu par nature. Il est partie prenante d’un réseau souterrain et aérien qui le maintient au cœur d'une interdépendance avec les climats qui le traverse. Il est assailli, comme les autres éléments qui mobilisent cette atmosphère le sont par sa présence.

Dans ce contexte, le corps n’éprouve pas l’état de guerre, ni l’immunité totale. La vie n’est pourtant pas sans danger pour la vie elle-même. Tout dépend du niveau d’interprétation et de représentation où on se place. Cela ne veut pas dire que le corps doit y déceler des ennemis pour autant. Ceci est une création symbolique que seul l’élément sentimental humain semble comprendre comme nécessité par et pour lui-même. Tous les corps sont indispensables aux corps, quelque soit leur niveau d’ascendance les uns par rapport aux autres. Le corps mangé est indispensable au corps mangeant. Chacun peut devenir le corps mangé à son tour. Circulant au sein de ce cycle d’ingestion, entre ces deux extrêmes, des corps intermédiaires pourvoient à la maintenance d’un air respirable. L’interdépendance ne laisse pas de place à l’égalité. Toutefois, dans la survie aussi, on rencontre des formes de coexistences multiples, où chacun examine les possibles ententes, les possibles alliances. Seul le chasseur qui reconnait à sa proie la valeur du sacrifice qu’il lui fera endurer, lui retirer la vie pour sa propre survie, et respecte le rituel qui libérera son âme, aura en compensation la substance adéquate à sa vitalité par-delà sa seule subsistance. Le surnuméraire peut-être fatal, même au nombre supérieur lui-même qui tente d’imposer sa loi nécrophage au cycle de la vie elle-même. Telle est la règle.

L’inimitié et l’immunité appartiennent à la même pharmacopée, celle d’une société envisagée sous l’angle de l’expérience humaine comme extériorité partagée. L’immunité hypertrophiée des corps sous protection artificielle éclaire une hypnotique délirante de l’ennemi jusqu’au confins de la vie elle-même, considérée comme la périphérie la plus extrême de cette existence. Plus aucune expérience naturelle ne se développe sans l’influence majeure de l’activité humaine. Cette monstruosité est la conditions de nos vies contemporaines. Le corps sait, dans les bois alentours, que le paysage ainsi traversé n’est pas un évènement nu. Il ne s’exclue pas des résonances morbides qui se font entendre depuis les villes surpeuplées et les services d’urgence hospitaliers généralisés. La mort rôde, plus que jamais aux frontières du silence qui s’est abattu sur la départementale voisine. Et cette mort n’a pas de nom, pas d’histoire, elle est statistique. Les corps qui disparaissent à plein temps sombrent dans l’effacement. Comment alors leur reconnaître une valeur ? Comment songer qu’ils soient digne d’être pleurés, alors même que le rituel de proximité qui doit inaugurer ce deuil est devenu le lieu d’une surveillance et d’un contrôle pharmacologique qui immisce sa science de la distance comme valeur transcendantale ?

Au cours de l’épisode 5 de la saison 3 de la série Star Trek: The Next Generation, le Lieutenant Commandant Data, premier et unique androïde possédant une conscience de lui-même, mais incapable cependant d’éprouver des émotions, demande au Commandant en second Riker s’il connaissait bien la Lieutenant Alster décédée lors d’une mission d’exploration. Le Commandant Riker s’interroge alors sur la raison de cette question. Le Lieutenant Commandant Data tente en fait de sonder la valeur de la proximité, ou familiarité, qui se trouve au cœur du sentiment que les humains peuvent avoir quand ils font face à la mort d’un individu. Et de se demander si « les sentiments ne devraient-ils pas être aussi profonds à chaque mort ? » Riker suppose que si chaque deuil était ressenti comme le deuil d’un proche, « l’histoire humaine serait moins sanglante. » Pleurer toute l’humanité à chaque mort comme on pleure ses proches. La candeur de la proposition sentimentale du Commandant Riker ne réside pas dans sa moralité, elle est pragmatique, car la chose n’est tout simplement pas possible. La conscience humaine ne pourrait soutenir un tel débordement émotionnel en continue.

Pourtant, la capacité empathique du corps peut être envisagée par une autre voie. Dans certaines circonstances, on l’appellera télépathie, dans d’autres, sorcellerie ou bien folie. On la situe à l'orée du corps psychotique qui a la faculté d'enregistrer les énergies inconscientes les plus infimes qui traversent le champs social et politique, par-delà la personne, par-delà l’illusion identitaire ; ce qui se pense en continu, ce qui se fait sans interruption, sans cette conscience individuelle qui en saisit des coupures et les capitalise pour elle-même, objets partiels discontinus producteurs de significations. Les corps psychotiques ne sont pas dupes de cette artificialité immunitaire qui suppose un inconscient individuel préservé des forces collectives. Pour reprendre et distordre une idée de Jean Oury, c’est dans ce processus « d’inscription », qui laisse une trace sur le corps, que le fonctionnement psychotique fait barrage à la discontinuité : il est une fureur des coupures incessantes qui ne déposent aucune empreinte. On dit le corps psychotique comme ce défaut d’accès au langage qui autorise la parole, c’est-à-dire ce processus de marquage du corps qui élabore des signes transmissibles et reconnaissables. Il y a défaut d’accès à l’Ordre du langage devrait-on dire, car tout au contraire, le corps psychotique est excès de langage. Le langage propre dans son mouvement incessant. Chirurgie linguistique délivrant le langage du despotisme du signifiant et laissant apparaître les coupures circuler à la surface de la chair suivant une frénésie incandescente. Paroles délirantes, enragées, abouliques, arraisonnantes, assonantes, résonantes… Qu’est-ce donc que l’hystérie ancestrale des pleureuses, si ce n’est cette captation furieuse par le corps des lamentations collectives ? Paroles de toutes les paroles. Comme le corps mélancolique capte lui aussi les oscillations les plus extrêmes qui naviguent de l’agitation à l’accablement, élevant à l’infini la catastrophe la plus immédiate dans une tension qui rend compte simultanément de l’une et de l’autre. Voilà ce qui manque aux morts actuels, anéantis dans la statistique managériale et économique du gouvernement politique des corps. Des voix irisées, stridentes, insoutenables, au bord du sens. Même pas des cadavres, ils sont, aucune charogne à respirer. De quelle dignité parle-t-on pour ces corps-là ? Le mot-même est confisqué de son sens quand il est courtisé par une épuration des odeurs de la putréfaction autant que du délire du langage du corps qui recueille les affects de leur disparition.

Alors oui, la question du Lieutenant Commandant Data nous fait face autrement qu’en ces circonstances, car nos circonstances sont le lieu d’une sidération de nos rites funéraires contemporains dévoyées sur le dos de la bienséance corporelle, et du différentiel de valeur que l’on accorde à telle ou telle mort. La réponse de Riker provoque par sa bien pensance apparente l’interrogation précédente de Data : — « La question de familiarité a-t-elle un rapport avec la mort ? » — « Le sentiment de perte est plus intense si c’est un ami », lui répond Riker. La mort domestiquée, œdipianisée. La vivacité sentimentale dont parle Riker est le nom de l’incestuosité des corps, leur internement définitif dans le confinement de la maisonnée. Comme si les corps ne pouvaient persister autrement que dans une proximité servile, familialiste. C’est leur ôter ce qui les fait être communément hors de cette stase hallucinée, comme communauté vibratile, ouverte et étendue à la mort. Chaque mort est un retour à la vie non immunisée, le scandale d’un cycle infernal de disparitions est d’apparitions nécessaires à son maintien.

Le corps tente d’imaginer ces corps disparus au fond du maelström de la pandémie. Il tente de résister à l’anéantissement par le nombre, cette omnipotence des faibles. Le sol sur lequel ses pieds s’enfoncent, dans ce bois de plus en plus humide que les jours passent, grouillent de nécrophores dont le labeur lui remémore enfin la vie par son éclat. Depuis trois ans qu’il arpente les coteaux de cette campagne onduleuse, la mort refait son apparition avec sa plus cruelle vivacité ordinaire. Au cœur de son habitat quotidien, le glas retentit régulièrement, parfois toute la semaine. Il ralenti le mouvement du corps qui épouse son rythme étiré, accompagnant l’agonie de la disparition. Il sait quand une âme de la commune s’en va. Il sait que la vie est là, dans ces corps qu’il croise sans connaître, mais dont l’éclipse est soudainement reconnaissance de leur implication à sa propre constitution.

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