La fin de la modernité juive, histoire d'un tournant conservateur, d'Enzo Traverso.
Editeur La Découverte, Paris 2013
Enzo Traverso est professeur de sciences humaines à Cornell University (New York) après avoir enseigné les sciences politiques à l'Université de Picardie-Jules Verne.
L'histoire n'est pas ma discipline et ce livre d'historien m'a beaucoup appris sur l'histoire des juifs (dans leur diversité) en Europe depuis 1750, et sur l'histoire des idées politiques et des idéologies occidentales.
Traverso résume lui-même son livre à gros traits : « Si la première moitié du XXe siècle a été l’âge de Franz Kafka, Sigmund Freud, Walter Benjamin, Rosa Luxembourg et Léon Trotski, la seconde a plutôt été celle de Raymond Aron, Leo Strauss, Henry Kissinger et Ariel Sharon. »
Après avoir été le principal foyer de la pensée critique du monde occidental - à l'époque où l'Europe en était le centre -, la pensée juive vit, depuis l'après-guerre, un tournant conservateur, et se retrouve aujourd'hui, par une sorte de renversement paradoxal, au cœur des dispositifs de domination.
Traverso décrit l'impact fertile des "juifs parias" sur la civilisation occidentale de la fin du 18ème siècle à la seconde guerre mondiale : parce que contraints de fuir et de se disperser dans plusieurs pays et donc multilingues et multiculturels, et parce que parias, donc critiques et anticonformistes, leur créativité a irrigué les sociétés européennes. Cet impact a pris fin avec le génocide.
Parce que l'Europe s'est défaussée de sa culpabilité lors de la création d'Israël, (y envoyant les rescapés juifs à qui elle donnait pas de place) et s'est défaussée en intégrant progressivement les juifs restants, non en dissolvant leur altérité, mais en la mettant en valeur pour s'en approprier la figure.
L'ancien stigmate s'est converti en signe de distinction. Un philo-judaïsme européen est né, qui permet à l'Europe de s'approprier la figure du juif et son passé.
L'Europe va ériger ainsi la mémoire de l'Holocauste comme un devoir moral universel, et à travers cette exigence imposer un "universalisme" occidentalo-centré.
Ceux que l'Occident décide de définir comme ses ennemis sont ainsi constamment comparés à Hitler: de Saddam Hussein à Ahmadinejad.
Cela permet à l'Europe de générer sans état d'âme de nouveaux parias : jeunes issus de l'immigration que l'Europe refuse d'intégrer, et migrants qu'on enferme, qu'on expulse et qu'on laisse mourir.
L’Islamophobie est pour Traverso la forme moderne de la judéophobie : un nouveau bouc émissaire a été construit par les Européens, la figure de "l'islamiste" a remplacé celle du juif, jusqu'à la stigmatisation caricaturale de l'apparence et des vêtements.
La droite politique s'est réconciliée avec les juifs. On trouve ainsi plusieurs juifs parmi les producteurs de la pensée néoconservatrice.
Les juifs devenus respectables d'aujourd'hui sont parmi les défenseurs de l'ordre dominant occidental.
La création de l'Etat d'Israël est dès le départ, la création d'un état refusant les arabes et la culture arabe: dès Herzl en 1897, le projet était de créer un état défendant la civilisation européenne contre la barbarie de "l'Asie". Les juifs de langue et de culture arabe "seront considérés comme arriérés" et soumis à "une intense campagne de désarabisation et d'assimilation culturelle par l'élite ashkénaze".
Le sionisme, "mission théologico-politique", "a donné une dimension nationale à la religion".
Le sionisme, mouvement prétendument "séculier", a donné naissance à l'état d'Israël : "un état obligé de recourir à la religion pour promulguer ses lois, définir l'accès à la citoyenneté, légitimer ses frontières et orienter sa politique étrangère".