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Billet de blog 5 septembre 2024

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Le consentement à l'écrasement des civils palestiniens

Je diffuse ici des extraits du livre de Didier Fassin, Professeur au Collège de France, "Une étrange défaite" (La Découverte).

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Ici vous pouvez acheter le livre :

https://www.editionsladecouverte.fr/une_etrange_defaite-9782348085369

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EXTRAITS

Les phrases en "gras" sont un choix de Stephane M

« De temps en temps, la langue meurt, écrit le poète palestinien Fady Joudah. Elle est maintenant en train de mourir. Qui est encore en vie pour la parler ? » Dans les nombreux échanges que j’ai pu avoir au cours des derniers mois avec celles et ceux qui partagent, ou non, ma vision de ce dont le consentement à l’écrasement de Gaza est le nom, il est apparu que non seulement l’espace de la parole s’était rétréci avec les menaces qu’on fait peser sur elle, mais que les mots eux-mêmes manquaient pour dire ce qui se joue. Chacune et chacun était conscient que nous assistions, abasourdis et impuissants, à un événement majeur de l’histoire contemporaine dont les conséquences morales, les retombées politiques et les implications intellectuelles seraient considérables. Mais la langue pour le formuler semblait comme morte. Ou plutôt essayait-on de la faire mourir en imposant un vocabulaire et une grammaire des faits, en prescrivant ce qu’on devait dire et en condamnant ce qu’on ne pouvait pas dire, sous peine de se voir désigné à la vindicte publique, mis au ban de la société, démis de ses fonctions, exclu de son institution, privé d’un financement, dépossédé d’un prix, écarté d’une conférence, soumis à une enquête des forces de l’ordre, voire convoqué par le juge pour comparution devant un tribunal. Cette police de la langue, qui était aussi une police de la pensée, était alimentée par des dénonciations de collègues, de professeurs, de citoyens, d’organisations communautaires, qui exigeaient des sanctions pour les contrevenants. Retrouver une liberté de parole, revendiquer un débat autour des mots, défendre la langue pour rendre le monde plus intelligible, donc, était ainsi devenu une nécessité.

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La formule « guerre Israël-Hamas », que reprennent la plupart des grands médias occidentaux pour parler des événements survenus à Gaza après le 7 octobre, est en réalité doublement trompeuse. D’une part, elle ne prend pas en compte le fait que le conflit avait débuté bien avant. Sans même remonter jusqu’à l’occupation israélienne de 1967 à 2005 ou mentionner les paroxysmes meurtriers de 2009 et 2014, la violence était permanente dans les années précédant immédiatement les événements aujourd’hui en cause, comme l’a montré la réponse militaire aux manifestations, le plus souvent pacifiques, de la Grande Marche du retour en 2018 et 2019 qui a causé la mort de 214 Palestiniens, dont 46 enfants, et blessé 36 100 personnes, dont 8 800 mineurs33. D’autre part, elle occulte le fait que l’état de siège imposé depuis 2007, avec ses sanctions et son blocus, visait l’ensemble des habitants de Gaza, déclarée « entité hostile » par Israël qui, en empêchant le demi-million de travailleurs de se rendre sur son territoire et en restreignant considérablement l’échange de produits commerciaux et l’acheminement de l’aide humanitaire, asphyxiait la population34. Selon le Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits humains dans les Territoires palestiniens occupés, le siège de Gaza avait transformé « une société à faible revenu avec de modestes mais grandissantes exportations au niveau régional et international, en un ghetto paupérisé avec une économie décimée et des services sociaux dévastés35 ». Mais rappeler cette histoire, c’est aussi s’exposer à l’accusation habituelle des pouvoirs selon lesquels, dans les mots d’un ancien président français à propos du terrorisme, « quand on commence par vouloir expliquer l’inexplicable, c’est qu’on s’apprête à excuser l’inexcusable36 ».

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Cependant, la méfiance et l’hostilité, de même que les discriminations tant de la part des citoyens que de leurs gouvernements, affectent bien plus les musulmans que les juifs. C’est le cas notamment en France où un sondage réalisé en 2021 montre que, parmi les personnes interrogées, celles qui pensent que le racisme antimusulman est très répandu représentent presque le double de celles qui font le même constat pour l’antisémitisme, et celles déclarant qu’elles seraient gênées si leur voisin était musulman sont quatre fois plus nombreuses que celles exprimant le même embarras s’il était juif41. Un fait remarquable dans l’évolution de ces deux formes d’hostilité ethnoreligieuse est le rapprochement qui s’est récemment opéré entre l’extrême droite, dont l’antisémitisme fondateur a été dépassé par une obsession islamophobe, et une partie des Juifs français, d’un côté, parmi certains de leurs représentants les plus autorisés, qui manifestent ouvertement leur inclination pour le Rassemblement national, et, de l’autre, parmi leurs électeurs en France ou en expatriation en Israël, qui votent massivement pour Reconquête42. Un rapprochement de même nature est à l’œuvre en Allemagne.

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Dans ce contexte, où l’imaginaire occidental associe volontiers les Palestiniens à un triple stigmate en tant qu’Arabes, musulmans et représentés par des partis politiques qualifiés naguère ou encore aujourd’hui de terroristes, on comprend qu’avant le 7 octobre la cause palestinienne ne pouvait guère être entendue et que, après cette date, même la survie du peuple palestinien ne pouvait plus être défendue.

Comme l’écrit le juriste israélien Chaim Gans, « ce ne sont pas les Palestiniens qui ont persécuté les Juifs de manière continue en Europe pendant le second millénaire, et ce n’est pas dans leur société que l’émancipation citoyenne des Juifs a tragiquement échoué aux XIXe et XXe siècles ». Dès lors, demande-t-il, « comment justifier qu’on leur en fasse payer le prix ? »43. Probablement est-ce là l’ultime clé d’interprétation du consentement des pays occidentaux à l’écrasement de Gaza : l’expiation par procuration de leur participation à la destruction des Juifs d’Europe, fût-ce en laissant s’accomplir une seconde Nakba à l’encontre d’une population dont le monde avait déjà accepté le sacrifice.

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La crise actuelle est l’une des plus profondes qu’a connues le monde depuis ce moment, il y a près de huit décennies, où l’on a proclamé « Plus jamais ça ». Il n’est pas ici question de la situation à Gaza, car on ne peut pas appeler « crise » une opération militaire de destruction d’un peuple en tant que tel, de sa mémoire, de sa culture matérielle, de la possibilité d’exister de ses membres – que les juristes et les historiens décident ou non de la qualifier un jour de « génocide », au terme de luttes de pouvoir symbolique dans lesquelles les gouvernements occidentaux mettront tout leur poids pour s’y opposer. Même parler de « crise humanitaire », malgré l’enjeu légitime de faire valoir le droit à la survie d’hommes, de femmes et d’enfants réduits à des conditions extrêmes et d’exiger l’accès à l’assistance minimale dont on les a privés, revient à éviter de nommer ce qui est, en désignant les effets sans en dire la cause, et à justifier une demande de « couloirs et pauses humanitaires » tout en laissant se poursuivre les bombardements de civils dans l’apparent respect du droit international1.

Non, la crise dont il est question concerne le monde qui a assisté avec indifférence à l’effacement progressif des Territoires palestiniens occupés depuis plus d’un demi-siècle et qui a laissé se produire en quelques mois la disparition brutale d’une partie de ce qui les définit. Pour ce qui est des pays européens, nord-américains et quelques autres, il ne s’est pas agi simplement de passivité, mais de soutien politique et militaire inconditionnel à Israël. Cette alliance a suscité l’indignation de celles et ceux qui, tout en condamnant les actes sanglants qui l’avaient déclenché, mais en rappelant les décennies d’oppression qui les avaient précédés, refusaient de laisser le massacre être perpétré, mais qu’on a stigmatisés et réprimés.

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Le langage a été abîmé quand on a appelé « antisémites » les demandes d’arrêter de tuer des civils, « morale » une armée qui déshumanise ses ennemis, « riposte » une entreprise d’anéantissement, « guerre Israël-Hamas » une opération militaire ouvertement menée contre les civils palestiniens. La pensée a été étouffée lorsqu’on a empêché les débats, interdit des conférences, annulé des expositions, imposé des procureurs pour garantir l’orthodoxie, eu recours aux forces de l’ordre pour réprimer des étudiants sur les campus universitaires, fait entrer des politiciens dans les établissements d’enseignement supérieur. Une pesante atmosphère de suspicion et d’accusation a mis en danger la liberté d’expression. Une tentative de détournement des mots et d’inversion des valeurs a mis à l’épreuve l’intelligence politique et le discernement moral. Dans un texte intitulé « Qui sont les assassins de la mémoire ? », Pierre Vidal-Naquet analysait la manière dont l’utilisation d’un « langage codé » avait servi, à diverses époques, les stratégies discursives de réécriture de l’histoire, citant Thucydide à propos de la guerre du Péloponnèse : « On changea jusqu’au sens usuel des mots par rapport aux actes dans les justifications qu’on en donnait2. » Ces falsifications justifient qu’avec humilité mais détermination les sciences sociales fassent entendre leur vérité, quelque fragile qu’elle soit3.

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Pour compléter cette réflexion de Didier Fassin, je vous conseille de lire ici l'analyse de Joseph Massad (Professor of modern Arab politics and intellectual history at Columbia University, New York) :

Pourquoi le génocide israélien à Gaza est une guerre de l'Ouest contre le peuple palestinien ?

Les pays occidentaux et Israël partagent les mêmes valeurs de colonialisme de peuplement, de racisme, de suprématie blanche et de génocide – qui sont tous des outils impériaux pour protéger leurs intérêts 

https://www-middleeasteye-net.translate.goog/opinion/israel-genocide-gaza-western-war-palestinian-people?_x_tr_sl=auto&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=wapp

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