Peux-tu nous faire un état des lieux des grèves au Royaume-Uni ? Quels sont les secteurs touchés ? Depuis quand ?
En fait il me semble qu’il y a une double dynamique. Une engagée depuis l’hiver dernier, qui est une remontée très progressive de la conflictualité sociale dans le secteur privé. C’est la dynamique qui amène à l’ensemble des grèves auxquelles on assiste actuellement sur la question salariale. Après plusieurs années de compression, d’érosion des salaires dans le public et dans le privé, il y a eu des entreprises dans lesquelles les organisations syndicales ont posé des consultations de leurs membres, puis des grèves, sur la question salariale. À côté de cela, il me semble que la grève dans le transport ferroviaire, lancée par le grand syndicat des cheminots RMT est spécifique pour deux raisons. C’est un mouvement, entamé depuis le printemps, qui porte sur une demande de revalorisation salariale à hauteur de l’inflation, mais également sur la préservation des emplois face à des exigences patronales de suppression de postes, en particulier dans les guichets ou sur les trains, avec des postes des contrôleurs qui seraient menacés.
C’est aussi une grève contre l’automatisation, la rationalisation du secteur qui a cette particularité d’avoir été fortement politisée par l’action du gouvernement conservateur qui a développé la rhétorique antisyndicale et antigrève qui lui est coutumière. Et qui est allé là jusqu’à soutenir financièrement les entreprises du secteur ferroviaire, privatisé dans les années 1990, afin que ces dernières ne subissent pas de coût financier et puissent tenir le coup face au syndicat des cheminots. C’est une politisation que l’on peut comprendre de plusieurs manières. D’un côté, la volonté d’imposer ce programme de modernisation/rationalisation/automatisation du secteur ferroviaire. De l’autre, une volonté de briser ou d’affaiblir le syndicat des cheminots qui, depuis maintenant 20 ans, est le syndicat le plus combatif au Royaume-Uni et a mené des grèves victorieuses dans les transports à Londres et dans différentes entreprises du secteur ferroviaire. De plus, il y a une conjoncture politique : la campagne pour désigner le successeur ou la successeur de Boris Johnson à la tête du Parti conservateur et au poste de Premier ministre.
Il y a vraiment une spécialité de ce conflit, qui a été fortement visibilisé et politisé par le pouvoir, là où les autres grèves dans le secteur privé se déroulent, pour l’essentiel, sans ingérence politique directe du pouvoir. Là, il y a des perspectives de résolution, y compris au profit des travailleurs et des travailleuses. Cela a déjà été le cas lors d’une grève extrêmement dure de 30 jours dans l’entreprise privée qui gère les bus de l’agglomération de Leeds — une des grandes villes industrielles du nord de l’Angleterre — où une augmentation de 11 % a été obtenue. Il y a une perspective d’obtention d’augmentation salariale dans les autres grèves qui sont en cours, dans les docks en particulier. Et des grèves se préparent à la poste et probablement bientôt dans les services publics.
Contrairement à ce qu’il est commun de voir en France, où les grèves se reconduisent souvent de jour en jour en assemblée générale, des préavis de 8 jours consécutifs ont été annoncés dans certains secteurs. Est-ce habituel ou est-ce une spécificité de cette séquence ?
Cela est lié aux conditions mises pour pouvoir entrer en grève. Il faut rappeler que nul ne possède de droit individuel à faire grève au Royaume-Uni. La grève est une action collective et le droit du travail prévoit que pour qu’une grève puisse se tenir, il faut qu’une organisation syndicale consulte l’ensemble de ses adhérents et adhérentes par voie postale ou par voie électronique. Il faut qu’au moins la moitié des adhérents participent et que, parmi les participants et participantes, au moins 50 % votent pour la grève. Pour les secteurs clés de l’économie comme les transports ou de la santé, le seuil pour passer à l’action est encore plus élevé, puisqu’il faut que 40 % du corps électoral vote pour la grève.
Cela peut expliquer le fait que l’on va rarement à la grève parce que l’on ne peut pas y aller de manière spontanée. Ainsi, la grève est construite dans la durée par les organisations syndicales qui font un énorme travail de mobilisation, d’informations et de conviction, qui ne fonctionne d’ailleurs pas toujours. Mais une fois qu’on passe à la grève, on y passe de manière sérieuse. Par ailleurs, il y a une obligation de donner un préavis. Par conséquent, si on dit qu’on va faire grève une journée, on va faire la grève une seule journée. Après on va redonner un préavis pour pouvoir faire grève plus tard, après un round de négociation.
Donc, on ne peut pas annoncer faire grève une journée et revoter la grève pour le lendemain. Sinon, on s’émancipe du droit du travail britannique et on s’expose à des licenciements pour rupture de son contrat de travail. De son côté, l’organisation syndicale, si elle soutient cette action, s’expose à des poursuites pénales. Cela explique le fait que pour ce qui est des dockers du port de Felixstowe, le syndicat Unite ait d’emblée annoncé huit jours de grève. Le rythme est donc extrêmement contraint, ce qui explique qu’on a des grèves qui sont annoncées longtemps à l’avance et dont le déroulé ne dévie pas du déroulé prévu.