Alors que la pauvreté progresse, que les inégalités se creusent et que les besoins sociaux explosent, la France laisse s'effondrer, dans un silence assourdissant, le socle même de sa solidarité : les Écoles de Formation en Travail Social (EFTS). La fermeture annoncée de l’ETSUP, vénérable école centenaire, pionnière dans la formation des assistantes sociales, n’est pas un accident isolé, mais le symptôme d’une faillite systémique. Celle d’un modèle de formation malmené, définancé, délégitimé. Celle d’un désintérêt profond des pouvoirs publics pour un métier qu’ils ne veulent ni voir ni entendre. Celle, enfin, d’un champ professionnel qui peine à faire front.
Un désintérêt alarmant des jeunes générations
Les chiffres sont là. Le nombre d'étudiants en formation aux métiers du travail social a chuté de 14,5 % entre 2010 et 2023. Les premières années reculent, les abandons explosent. Pourtant, 65 % des jeunes de 16-25 ans disent avoir une bonne opinion de ces métiers. Mais seuls 15 % envisagent de s'y engager. Faibles salaires, absence de perspectives, conditions de travail dégradées : la génération de l'engagement ne veut plus se sacrifier pour un métier dévalorisé. Qui s'en étonne ? Derrière ce recul se joue une véritable crise de sens : les jeunes veulent agir, mais ils refusent qu’on sacrifie leur avenir au nom de l’engagement.
Des écoles exsangues, poussées à la faillite
La crise de vocation frappe des écoles déjà en grande difficulté. Depuis 2018, les régions ont réduit leur soutien financier, passant de 90 % à 60 % du budget des EFTS. Parallèlement, les charges explosent : inflation, investissements, réforme du Ségur. Celui-ci impose 238 euros brut mensuels supplémentaires par salarié... sans que les régions n’aient les moyens de suivre. Partout, les équilibres vacillent. L’ETSUP est aujourd’hui liquidée judiciairement et fermera à la prochaine rentrée. Une dette abyssale, une gouvernance contestée, un désengagement de la région : la conjonction est mortelle. Ce sont 500 étudiants, des dizaines d’enseignants, une mémoire vivante de la profession qui risquent de disparaître. Et elle n’est pas la seule : plusieurs écoles ont déjà fermé, d’autres sont en cessation de paiement. La mécanique est connue, le drame est annoncé.
L’État crée un Institut, mais marginalise les écoles
Face à la crise, la création annoncée de l’Institut national du travail social (INTS) pourrait paraître une bonne nouvelle. Cette structure n’a pas pour vocation de délivrer des diplômes initiaux, mais de soutenir la recherche et de proposer de la formation continue. Le principe est légitime. Le problème tient aux critères d’accès aux dispositifs qu’il propose : l’exigence d’un adossement à un laboratoire de recherche labellisé en exclut de fait les écoles de travail social, qui ne disposent pas de cette reconnaissance institutionnelle. L’INTS risque ainsi de concentrer les ressources vers les seules universités, renforçant l’écart entre recherche académique et formation professionnelle. Le déséquilibre s’accroît, et les écoles, déjà fragiles, sont de plus en plus reléguées aux marges du système.
Un modèle à bout de souffle, pris dans la nasse néolibérale
Les écoles de travail social sont devenues les otages d’un management d’inspiration privée. Concurrence, fusions, diversification forcée : tout est fait pour leur faire perdre leur identité. Les professionnels, eux, s’accrochent à leurs métiers, parfois au détriment de leur reconnaissance. Le monde de la formation est pris entre la nostalgie d’une autonomie perdue et la peur d’un alignement universitaire sans âme. La gestion par projets, la réduction des durées de formation, les logiques d’optimisation des coûts appauvrissent les contenus. Dans ce contexte, la réforme annoncée des diplômes d'État (DE) en 2025, en créant un socle commun, soulève de fortes résistances. Les professionnels craignent une standardisation croissante, au détriment de l'adéquation aux terrains et aux publics. Cette résistance arrive au plus mauvais moment, car elle freine la reconnaissance de la profession du travail social. Elle illustre la tentation du repli identitaire. Le pire, c’est que le silence domine. Les EFTS se cachent pour mourir.
Reprendre le fil d’un projet interrompu : les Hautes Écoles Professionnelles en Action Sociale (HEPAS)
Il existe pourtant une alternative. Le projet des HEPAS, proposé en 2018 par l’UNAFORIS, réseau national des acteurs de la formation et de la recherche en travail social, portait une vision ambitieuse : des écoles professionnalisantes, insérées dans le supérieur, disposant d’un statut, d’une gouvernance, et d’une capacité de recherche. Ce modèle, à l’image des HES suisses ou des Hautes Écoles belges, permettrait de conjuguer excellence, ancrage et reconnaissance. Il répondrait aussi au risque grandissant d’une universitarisation rampante, par le bas, qui verrait les EFTS devenir de simples sous-traitants académiques sans autonomie ni ambition propre. Il faut reprendre ce fil, avant qu’il ne soit trop tard. Ce n'est pas une nostalgie : c'est un horizon. Et un projet politique.
Un cri du cœur
Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer corporatiste. Il s’agit d’une alerte citoyenne. Si la France délaisse la formation de ses travailleurs sociaux, elle renonce à une part d’elle-même : sa promesse républicaine d'égalité, son pacte de solidarité, sa capacité à réparer les injustices. Si rien n’est fait, demain, plus personne ne sera là pour accompagner les plus fragiles. Alors que l’urgence sociale grandit, les écoles s’éteignent. Il est encore temps. Mais il faut regarder la réalité en face.