Stéphane Rullac (avatar)

Stéphane Rullac

Professeur en innovation sociale dans le champ du travail social (HETSL/HES-SO)

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 14 novembre 2025

Stéphane Rullac (avatar)

Stéphane Rullac

Professeur en innovation sociale dans le champ du travail social (HETSL/HES-SO)

Abonné·e de Mediapart

L'indisciplinarité pour intégrer les savoirs d'usage à l'Université

Face aux crises actuelles, l’Université est interpellée par les savoirs d’usage issus du vécu et de l’expérimentation des dispositifs. Comment les articuler aux savoirs légitimes sans les neutraliser ? Ce texte en analyse les limites actuelles et propose une indisciplinarité constructive pour une écologie des savoirs.

Stéphane Rullac (avatar)

Stéphane Rullac

Professeur en innovation sociale dans le champ du travail social (HETSL/HES-SO)

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Alors que les crises sociales, sanitaires et écologiques se superposent, l’Université est interpellée à travers l’intégration des savoirs citoyens dans les savoirs scientifiques, dans les recherches. Les savoirs d'usage, de celles et ceux qui vivent les problématiques sociales et les accompagnements au sein des dispositifs, constituent de véritables savoirs situés, indispensables pour comprendre le réel et le transformer. 

La question n’est plus de savoir s’il faut les prendre en compte, mais comment les intégrer réellement dans l’ordre académique sans les neutraliser. C’est là que se joue ce que l’on pourrait appeler une « écologie des savoirs » : la coexistence, parfois en tension, de formes hétérogènes de connaissance, plutôt que leur hiérarchisation systématique au profit du savoir scientifique dominant.

Le poids des structures disciplinaires

Au sein de l'Université,  le savoir est découpé, repéré et contrôlé à l'intérieur des disciplines. À partir du XIXᵉ siècle, la sociologie, l’histoire, la médecine ou la psychologie, etc., se sont institutionnalisées comme des domaines autonomes, avec leurs objets, leurs méthodes, leurs revues et leurs carrières – bref, leurs frontières. Ce type de découpage s'inscrit dans un régime plus large de « savoir-pouvoir » : ce que l’on reconnaît comme connaissance légitime est inséparable de ceux qui ont le pouvoir de la produire et de la valider.

Les disciplines ont tenté d’assouplir ce cadre fermé pour l'ouvrir à la coopération entre elles :

  • La pluridisciplinarité juxtapose des regards sans les faire réellement dialoguer.
  • L’interdisciplinarité organise des échanges conceptuels et méthodologiques entre disciplines.
  • La transdisciplinarité ouvre la porte aux acteurs non académiques lorsqu’on affronte des problèmes complexes – climat, santé publique, pauvreté.

Mais dans la plupart des dispositifs, y compris transdisciplinaires, l’ordre hiérarchique demeure : l’Université invite, organise, filtre. L’« usager » est convié comme témoin ou partenaire consultatif, rarement comme co-producteur de savoirs à part entière, en tant qu'expert. La parole profane nourrit l’enquête ; le logos académique la traduit, l’interprète et la publie.

Quand l’« ouverture » maintient les hiérarchies

La transdisciplinarité semble être la solution la plus avancée. Dans la pratique, elle reconduit souvent ce que l'on nomme une "injustice épistémique" : certains groupes sont disqualifiés comme sujets de connaissance parce qu’on leur nie la crédibilité ou la capacité à interpréter leur propre expérience. Les mots, les valeurs, les idées et les méthodes de l'expertise d'usage doivent se plier à la norme scientifique qui demeure l'horizon. 

Cette injustice épistémique est manifeste lorsque les personnes concernées par une politique publique, une réforme de santé mentale ou un dispositif d’insertion sont conviées à « témoigner », mais que l’analyse, la mise en forme et la validation de ces données restent le monopole des chercheurs. C’est au mieux une consultation, rarement une co-élaboration.

Et quand c'est le cas, comme le propose le Croisement des savoirs et des pratiques développées par ATD Quart Monde, la légitimité scientifique des recherches produites est toujours questionnée par les recherches classiques. 

Dans le cadre universitaire, la discipline reste la norme, la loi fondamentale qui organise le savoir. Même trans, la discipline demeure une institution académique construite sur la distinction entre le savant et le profane. 

De la transdisciplinarité à l’indisciplinarité

Pour sortir de cette impasse, certains auteurs proposent de franchir un seuil (Laville&Salmon, 2022) : non plus seulement traverser les disciplines, mais accepter de les bousculer, de les déborder. Des théoriciens de l’économie solidaire et de l’intervention sociale parlent ainsi d’indisciplinarité pour désigner des pratiques scientifiques qui refusent de se laisser enfermer dans des frontières académiques préconstituées. 

L’indisciplinarité n’est pas le relâchement de la rigueur scientifique, mais un déplacement de son lieu d’ancrage :

  • La rigueur ne tient plus à la conformité à une discipline, mais à la cohérence d’une enquête située, menée avec les personnes concernées.
  • Elle ne part plus d’un découpage préalable de l’objet, mais d’un problème vécu que l’on prend au sérieux – par exemple vivre avec un handicap dans un territoire non accessible, traverser l’aide sociale à l’enfance, dépendre de minima sociaux.
  • Elle ne vise pas seulement à produire du savoir à partir des situations, mais à transformer les situations qui produisent du savoir, dans l’esprit de la Recherche Action Collaborative (RAC) et des sciences citoyennes.

Dans une perspective indisciplinée, l’expertise usagère n’est donc plus un supplément d’âme, mais un socle : un point d’entrée incontournable pour construire la problématique, choisir les méthodes, interpréter les données. Le chercheur universitaire renonce à la position du « maître explicateur » pour devenir un coach qui permet à des profanes de devenir co-enquêteurs. Il accepte d’entrer dans ce que les praticiens de la RAC appellent une coproduction de savoirs, dans laquelle chacun – professionnel, usager, chercheur – met en jeu sa propre ignorance autant que son expertise (Les chercheurs ignorants, 2015).

Des formes nouvelles d’écriture et de validation

L'indisciplinarité impose de revisiter jusqu’aux formats d’écriture académique. Il ne suffit plus de parsemer les articles de citations d’entretiens, souvent réduites à des « illustrations ». Si la voix des usagers est constitutive de la démarche, elle doit aussi trouver place dans la structuration du texte, la définition des questions et l’interprétation finale. A titre d'exemple, la revue scientifique de l'AIFRIS (Association Internationale pour la Formation, la Recherche et l'Intervention sociale) propose des modalités d'écriture qui intègrent l'accompagnement à l'écriture, voire la co-écriture. 

De la même manière, les critères de validité scientifique doivent être interrogés. À côté de la cohérence théorique et de la solidité méthodologique, il devient nécessaire d’intégrer :

  • La pertinence sociale du savoir produit : aide-t-il effectivement à comprendre et améliorer la situation des personnes concernées à travers un impact social mesurable ?
  • La justice épistémique : les groupes historiquement dominés – personnes en situation de pauvreté, usagers de la psychiatrie, personnes handicapées – ont-ils réellement pu peser sur la définition de la recherche et sur ses résultats ?

Ainsi, la validation par les pairs (académiques) fait la place à une validation par des collectifs hybrides, réunissant universitaires, praticiens et usagers, voire par la société elle-même.

L'enjeu n’est pas seulement épistémologique. Il est profondément politique. Il engage la capacité de nos sociétés démocratiques à relever les défis des transitions à venir. Dans cette perspective, l'Université est appelée à joue un rôle central. Le prix à payer est surement de faire le deuil de la norme régulatrice de la discipline, pour que les universités restent des lieux vivants de débat, de controverse et d’émancipation, à la hauteur des défis de notre temps.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.