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Billet de blog 22 juin 2024

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Ce que le national-populisme fait à l'éducation : l'étude de cas hongroise

Qu’adviendrait-il de l’éducation si le rassemblement national arrivait au pouvoir ? Un détour par la Hongrie, sous l’autorité d’un parti national-populiste depuis 2010, permet de se faire une idée plus précise des changements qui se mettraient en place. Car en matière d’éducation, la Hongrie est un cas d’école, une sorte d’étude de cas pédagogique permettant de comprendre la bascule populiste.

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Préambule

Le démantèlement du service public d’éducation hongrois est l’histoire d’un combat genré où s’affrontent des hommes et des femmes. Cette histoire hongroise met en évidence, de façon flagrante, le combat entre ceux qui sont au pouvoir (qui sont majoritairement des hommes) et celles qui résistent à la dislocation du service public (qui sont majoritairement des femmes). Pour prendre en compte de la façon la plus honnête possible l’aspect genré de ce combat, j’ai choisi de privilégier l’utilisation du genre grammatical féminin pour les enseignantes, selon la règle de la majorité énoncée en 2022 par le Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes.

Pour comprendre l’ensemble des dynamiques à l’œuvre permettant d‘expliquer l’évolution du système scolaire hongrois, il semble utile de remonter à la période post-communiste. Car le populisme n’est pas apparu en un jour, il prend ses racines dans les inégalités générées par la phase de dérégulation des années 1990.  

1990-2010 : la forte décentralisation du système scolaire

Lors de la période qui suit l’effondrement du mur de Berlin, les pays d’Europe centrale procèdent à des réformes rapides et brutales de leurs systèmes scolaires. Les opinions publiques sont porteuses d’un mouvement de libéralisation permettant de tourner la page du communisme. Le modèle autoritaire ultra-centralisé, au sein duquel les enseignantes sont envisagées comme des exécutantes d’une politique éducative fortement porteuse d’idéologie, est totalement remis en cause par les réformes du début des années 90. Les choix sont différents selon les pays mais ils portent tous l’influence de l’approche libérale anglosaxonne sous l’effet de l’activisme de certains pays occidentaux et d’une volonté populaire de se rapprocher d’un modèle envié. Dans le cas de la Hongrie, la dynamique de libéralisation du système scolaire commence avant la chute du mur de Berlin. Dès 1982, des chercheurs critiques publient des articles ou des ouvrages portant sur les transformations souhaitables permettant de passer d’un système centralisé à un système décentralisé. La décennie des années 80 voit ainsi naître les premières réformes de libéralisation du système éducatif.

La loi de 1985 est portée par un groupe de réformateurs qui préconisent de créer un système décentralisé basé sur l’autonomie professionnelle des écoles, c’est-à-dire libéré de la tutelle exercée par les autorités centrales, et donc indirectement de la tutelle du parti unique. Elle contient des dispositions permettant un amoindrissement des compétences des autorités territoriales, une suppression du contrôle professionnel exercé par le corps d’inspection et le remplacement de celui-ci par des organes de conseil pédagogique. Elle contient aussi un affaiblissement du caractère prescriptif des programmes centralisés, la reconnaissance des capacités d’innovation du corps enseignant avec des possibilités d’expérimentation pédagogique accordée aux enseignantes ainsi que le droit pour les enseignantes d’opposer leur véto à la nomination d’un chef d’établissement. Cette loi entérine l’autonomie pédagogique des enseignantes, l’inspection étant convertie en instituts de conseils sans possibilité de sanction.

D’autres mesures prises après la loi de 1985, reposent implicitement sur une logique de marché. Comme les autres pays d’Europe de l’Est, la Hongrie est en situation de crise économique et l’étatisme est remis en cause dans sa capacité à remplir ses obligations. Les valeurs communautaires ou sociales s’effacent au profit de celles portant sur les droits individuels et sur la capacité des citoyens à les exercer dans un contexte de libre concurrence. Avec une intention délibérée de réduire les dépenses publiques, les réformes de la fin des années 80 et du début des années 90 affichent clairement le souhait de mettre en concurrence les établissements scolaires en créant un marché éducatif au service des consommateurs avec la volonté de susciter des postures entrepreneuriales au sein des écoles, de faire payer aux usagers les services éducatifs dépassant le seuil de responsabilité de l’état et la possibilité de percevoir des frais de scolarité. Cette « américanisation » à marche forcée du système éducatif hongrois provoque cependant de vives réactions et elle est rapidement limitée dans ses intentions par des réformes qui tempèrent cette volonté de libéralisation à outrance.

Entre 1990 et 2010, la Hongrie connaît une alternance politique. Cette période est ainsi celle de la construction d’un système éducatif bien spécifique et plutôt nuancé, issu du débat public démocratique, avec parfois des revirements sur des dispositions antérieures qui traduisent l’absence de vision totalement partagée par la société sur certains aspects de l’éducation.

Avec la transition politique qui suit la sortie du régime communiste, les collectivités locales deviennent les propriétaires des établissements scolaires, à la place de l’Etat. Cette disposition fait consensus. Il se met alors en place une administration scolaire à deux échelons : le niveau central et le niveau territorial qui est majoritairement constitué par les communes. Une étude de 2001 montre que sur 3 177 communes existantes en Hongrie, 2 349 avaient la charge d’un ou plusieurs établissements scolaires. Des chercheurs ont souligné le caractère éparpillé de l’administration scolaire hongroise et les difficultés existantes dans les petites communes de quelques milliers d’habitants au sein desquelles les autorités municipales, qui ont la charge de la gestion matérielle et pédagogique, ne disposent pas de toutes les compétences en la matière. Une étude réalisée dans les années 90 montre que la plupart des autorités locales, même dans certaines grandes villes, n’ont pas les savoirs faire nécessaires pour exercer une supervision professionnelle et pédagogique des établissements dont elles ont la charge. Il existe ainsi une délégation de fait aux directeurs d’établissements, sans réels procédés de contrôle sur le volet pédagogique. Ceux-ci disposent ainsi d’un pouvoir étendu. Les enseignantes, notamment, sont recrutées par le chef d’établissement - et non par un conseil d’enseignantes - mais ce pouvoir, qui peut paraître excessif pour un organisme public, est en partie contrebalancé par le droit de véto des enseignantes au recrutement de leur chef d’établissement par les autorités locales.

La politique éducative est ainsi fortement décentralisée. Elle s’effectue selon une logique de concertation des enseignants permettant l’élaboration des programmes locaux. Cette approche est très consensuelle et il n’existe pas de revendications fortes et collectives qui auraient pu donner naissance à de puissants syndicats d’enseignantes. Sur l’ensemble de la période 1990-2010, les grèves nationales ont été insignifiantes. En 2006, les syndicats ont lancé une grève de 2 heures et en 2009 le principal syndicat des enseignantes a incité à la signature d’une pétition et au port d’un ruban bleu comme marque de contestation aux restrictions budgétaires.  

Par une autre disposition issue de la transition post-communiste, le programme scolaire unique est remplacé par un programme national de base (NAT : Nemzeti Alaptanterv, en hongrois), dépourvu d’idéologie et laissant une grande autonomie aux établissements scolaires pour élaborer leur programme local dans le respect du cadre national. La logique est celle de l’approche du curriculum anglo-saxon qui laisse une large part de réflexion pédagogique aux écoles dans le respect des contraintes nationales. Les autorités locales deviennent ainsi fortement décisionnaires en matière d’éducation. Outre la gestion matérielle et humaine des établissements qu’elles possèdent, elles ont la charge de s’assurer de la conception des programmes scolaires locaux. Leur manque de compétences dans la supervision pédagogique, déjà soulignée, fait que les établissements scolaires disposent ainsi, de facto, d’une très forte autonomie pédagogique. Les programmes scolaires sont définis à l’échelon de l’établissement, dans le respect du cadrage national en vigueur.

Les années 90 ont vu naître, en Hongrie, un marché des ouvrages scolaires. Ceux-ci se sont alors substitués aux manuels scolaires d’Etat existants pendant la période communiste. Diffusés à l’échelle nationale, ces manuels constituent un élément de régulation des contenus pour des programmes locaux qui peuvent parfois être très différents d’un établissement à l’autre. 

Pendant toutes les années 90, il n’existe pas d’examen intermédiaire en Hongrie. Ainsi, l’acquisition des apprentissages prévus par le NAT ne fait pas l’objet d’une certification nationale en cours de scolarisation. Le sujet de la régulation intermédiaire par examen est porté par les chercheurs qui indiquent qu’en l’absence d’une standardisation des programmes (les entrées), il est nécessaire de réguler les sorties sous la forme d’un examen final unique qui, en introduisant une forme de focalisation finale, est un élément d’harmonisation des pratiques. La volonté est d’introduire un examen obligatoire en cours de scolarité mais cette épreuve reste « fantôme » face à l’épreuve terminale du baccalauréat existante dans les lycées. De même, l’introduction des mécanismes d’assurance-qualité, préconisés par l’Europe, qui consistent à insuffler une démarche réflexive d’auto-évaluation des pratiques collectives des établissements scolaires, confortée par une évaluation globale externe visant à les faire devenir des organisations apprenantes, se heurte à une impréparation et une forte d’incompréhension qui ne permettent pas d’introduire cette forme de régulation. 

Avec l’alternance politique, plusieurs revirements de la politique éducative concernent le contenu du programme cadre. Selon les gouvernements, les différentes versions du NAT ont été alourdies ou assouplies dans les contenus et dans leur caractère prescriptif. Dans sa version allégée, le NAT ne contient pas de références à la transmission des valeurs chrétiennes et nationales et il n’a qu’un caractère indicatif. Dans sa version lourde, il devient fortement prescriptif de la transmission de ces valeurs. Dans les années 90, le débat sur les contenus scolaires est particulièrement vif en Hongrie. Il est accentué par le fait que le pays est le seul pays post-communiste à vouloir procéder à une régulation des contenus quand tous les autres procèdent à leur libéralisation. A partir de 2003, après le mauvais score obtenu par la Hongrie à PISA 2000, le programme-cadre national se tourne résolument vers l’acquisition de compétences plutôt que la transmission de savoir, avec l’idée de créer un choc des compétences à la hongroise, à l’image du choc PISA allemand. A partir de 2006, avec l’aide de fonds européens, l’approche modulaire des programmes vient compléter celle des compétences. Selon cette logique, il n’est plus demandé aux enseignantes de créer des programmes locaux dans le respect du programme-cadre mais plutôt de choisir, selon leur contexte spécifique d’établissement, parmi les modules déjà conçus au niveau central, avec des possibilités d’adaptation.

D’autres revirements ont porté sur la mise en place d’organes déconcentrés du ministère. Ceux-ci ont fait l’objet d’un projet de loi en 1991. Ils ont finalement été instaurés en 1993 mais avec des compétences amoindries, puis supprimés en 1994 et réinstaurés en 1998 à l’arrivée au pouvoir du Fidesz, le parti de Viktor Orban. Ces centres pédagogiques régionaux, représentations locales du ministère, sont conçus comme des organes d’évaluation et d’examen de l’éducation publique, chargés d’homologuer les programmes locaux conçus par les établissements scolaires mais aussi, dans leur conception tardive, de contrôler l’activité des établissements scolaires selon une logique d’évaluation des performances scolaires reposant sur un principe de reddition des comptes. 

Les revirements de la politique éducative ont été difficilement vécus par les enseignantes qui ont dû défaire et refaire au gré des alternances. Un expert a évoqué « les montagnes russes des réformes », quand un ministre a comparé l’éducation publique au château de Deva qui se reconstruit jour après jour pour s’écrouler à chaque nuit. Derrière l’apparente instabilité d’un système éducatif qui ne repose pas sur une vision consensuelle ayant donné naissance à une véritable stratégie collective, les chercheurs soulignent cependant une réelle et solide construction pédagogique de la part des enseignantes, que certaines n’hésitent pas à mutualiser.

La période 1990-2010 en Hongrie est aussi celle du déclin de la démographie scolaire. De 125 000 naissances par an en 1990, la natalité tombe à 100 000 en 2000, ce qui représente une baisse d’un cinquième de la population scolaire des établissements. Cette baisse affecte d’abord le niveau primaire avant de porter ses effets sur le secondaire. Le transfert de propriété des établissements scolaires aux collectivités locales s’est accompagné d’un financement par l’état sous forme de subventions qui se fait « per capita », c’est-à-dire en fonction du nombre d’enfants à scolariser. La baisse de la démographie scolaire contient donc intrinsèquement une baisse des financements des établissements scolaires qui est largement prévisible du fait de la corrélation avec les effectifs. Ce mode de financement introduit ainsi une baisse du budget global accordé à l’éducation. En 1999, la Hongrie ne consacrait que 3,1% de son PIB à l’éducation primaire et secondaire, avec une baisse de 16% du budget éducatif par rapport à 1995. Cette baisse des budgets, annoncée et prévisible, conduit les représentants des pouvoirs locaux, propriétaires des établissements scolaires, à adopter des mesures de rationalisation contenant des fusions et des fermetures de classes et parfois même des fermetures d’écoles. Pour les enseignantes, cela se traduit par la suppression des postes de contractuels et par des mises à la retraite anticipées. Les directeurs d’établissement ont alors la lourde tâche d’appliquer les mesures de rationalisation décidées par les autorités locales. La rationalisation est particulièrement sévère au moment de la période de restrictions budgétaires imposés à partir de 1996 par le programme du ministre des finances Bokros. De nombreuses petites communes, sans assise financière suffisante, ont dû réduire les prestations offertes en supprimant les cours de soutien ou en fermant les cantines scolaires. Pour certaines, l’entretien des locaux n’est plus possible.  Des résistances ont existé au niveau local, avec une solidarité affichée entre enseignantes et parents qui doivent subir la dégradation des moyens matériels, les suppressions de classe et les non-renouvellement de postes. Cependant, l’émiettement des responsabilités qui conduit à des restrictions spécifiques à chaque établissement ainsi que la faiblesse intrinsèque des syndicats d’enseignantes ont fait qu’il n’y a pas eu de véritable réaction nationale à ce mouvement de forte rationalisation.

D’une façon plus générale, il n’existe pas de culture de la contestation en Hongrie et les syndicats enseignants, au nombre de cinq, ont peu de poids. Une enquête de 2013 montre que sur 150 000 enseignantes en Hongrie, les syndiquées représentent environ 30 à 35% des effectifs. Les deux principaux syndicats enseignants sont le PSZ (qui est plutôt proche du pouvoir) et le PDSZ (Syndicat démocratique des pédagogues de Hongrie).

La baisse de 11,6% des effectifs d’élèves dans le primaire et le secondaire ne s’est pas accompagnée d’une baisse équivalente des effectifs d’enseignantes. Dans la majorité des cas, les enseignantes licenciées par un établissement, retrouvaient un emploi dans un autre établissement similaire. Dans un contexte budgétaire restrictif, l’arbitrage en faveur du plein emploi des enseignantes s’est traduit mécaniquement par une baisse de leurs salaires. Le maintien des enseignantes en poste suppose de prendre sur le montant des rémunérations ; dès lors les enseignantes hongroises vont devenir les enseignantes les moins bien payés d’Europe. Le maintien des postes conduit aussi à une baisse du nombre moyen d’élèves par enseignante. En 2000, une enseignante hongroise avait 10,9 élèves alors que ceux de l’OCDE en avaient 17,7 en moyenne.

Cette forte restriction budgétaire se produit dans un contexte d’assouplissement, voire de suppression, de la sectorisation scolaire. Les parents sont autorisés à inscrire leurs enfants dans l’établissement de leur choix, autre que celui de rattachement du domicile, dès lors que l’établissement souhaité dispose de places disponibles. Cette disposition, couplée au mode de financement per capita, encourage vivement la concurrence entre les établissements et conduire à une véritable « chasse à l’enfant » telle qu’elle a été décrite par les commentateurs hongrois. En premier lieu, il s’agit de maintenir coûte que coûte les élèves dans les établissements, en relâchant fortement les considérations pédagogiques ou disciplinaires. Mais il convient aussi d’attirer les élèves des autres établissements à soi. L’attractivité devient ainsi un des soucis majeurs des établissements scolaires. Cette attractivité se construit principalement en réponse aux demandes des familles qui deviennent, de fait, un élément régulateur des orientations du système éducatif. Dans cette logique, pour être attractifs, les établissements scolaires doivent proposer les éléments distinctifs qui vont attirer les élèves à eux et ils doivent faire preuve d’habileté dans leur communication afin de faire évoluer les représentations des familles en leur faveur. Avec un tel système, les établissements scolaires n'ont pas d’autres choix que de rentrer dans la logique de l’attractivité sous peine de subir une baisse drastique de leurs effectifs et des subventions publiques. A leur niveau, les déterminants principaux de la politique éducative ne reposent plus sur des critères pédagogiques mais sur des capacités communicationnelles. Les réseaux de solidarité et de soutien mutuel, qui existaient précédemment entre établissements scolaires, s’en trouvent anéantis. La culture collective de service public tend à disparaître.

C’est dans ce contexte de concurrence, que la création des filières longues au sein des lycées a été autorisé (en Hongrie, la césure entre le primaire et le secondaire se fait à l’entrée au lycée). Les lycées du secondaire qui accueillaient précédemment les élèves pour 4 années, à partir de l’âge de 14 ans, sont autorisés à proposer des filières à partir de l’âge de 10 ans, ce qui allonge la scolarité en lycée de quatre années pour ceux qui choisissent d’y entrer plutôt que de poursuivre dans les établissements de l’enseignement fondamental. Cette disposition, qui entérine la disparition du tronc commun en créant deux filières concurrentes sur les quatre années concernées, se fait au profit des classes urbaines aisées qui choisissent massivement les filières longues du secondaire. Dans le même temps, beaucoup d’écoles privées confessionnelles, nationalisées au moment de l’instauration du communisme, ont été restituées aux églises avec la possibilité pour elles de bénéficier des subventions publiques pour garantir leur fonctionnement, sans contrainte de sectorisation. Cela a conduit à l’émergence d’un secteur privé, financé par des subventions publiques, qui représente 15,4% des établissements en 2015. Une étude de 2019 montre qu’il n’y a pas d’écart significatif de financement public de l’éducation en faveur du secteur privé.

Le modèle concurrentiel mis en place en Hongrie, combiné à un mode d’administration très décentralisé et non accompagné de procédés de régulation, a conduit à de fortes inégalités scolaires et à une forme de ségrégation scolaire à l’égard de certaines populations défavorisées, notamment les Tsiganes.

2010 : la recentralisation autoritaire

A partir de 2010, le système éducatif hongrois connait une inflexion majeure vers une recentralisation qui s’effectue sans concertation avec les enseignantes ou les collectivités locales, sur la base de réformes qui, selon l’analyse des chercheurs, sont mal préparées. Cette recentralisation s’inscrit plus largement dans le tournant autoritaire instauré en Hongrie qui a été qualifié par un ancien juge de la Cour constitutionnelle de « Coup d’Etat constitutionnel » conduisant à remplacer la Constitution par une loi fondamentale rendant symbolique le rôle du Parlement dans l’élaboration des lois.

Pour ce qui est du système éducatif, la recentralisation a conduit à réétatiser les établissements scolaires qui sont alors devenus la propriété de l’Etat, à l’exception de ceux du secteur privé confessionnel qui n’ont pas été renationalisés. Les établissements scolaires ont ainsi été « placés sous le contrôle d’une grande organisation bureaucratique calquée sur le système académique français » (Bajomi 2022). Dans les faits, cette re-étatisation s’est accompagnée de la création du centre « Klebelsberg Központ » (KLIK), organe unique, dont les attributions se sont progressivement élargies jusqu’à gérer l’ensemble des établissements scolaires dans leurs dimensions matérielles, humaines et pédagogiques. Avec la création de ce centre, qui dispose de 59 représentations décentralisées sur l’ensemble du territoire, toutes les décisions qui ont trait à la gestion d’un établissement, qu’elles soient d’ordre matériel ou pédagogique, doivent passer par un processus d’approbation. Le KLIK devient ainsi l’organe central de décision. Le ministère de l’éducation disparait pour devenir un simple secrétariat d’Etat rattaché au ministère des Capacités Humaines. Ce secrétariat d’Etat est notamment chargé de nommer les chefs d’établissement, ce qui a pu amener des conflits au début de l’application de cette mesure, car les nominations se faisaient sans l’approbation des enseignantes qui disposaient précédemment de leur droit de veto.

Dans le même temps, les instances consultatives ont évolué. Le Conseil de la politique d’instruction, créé en 1993 et comprenant des représentants des enseignantes, des pouvoirs locaux et des parents d’élèves, est supprimé. Le Conseil national de l’éducation publique subsiste, mais n’a plus la prérogative d’émettre des avis indépendants sur la politique éducative. De même, les journalistes de la rédaction de l’hebdomadaire « Education publique », édité par le ministère, ont été licenciés en 2013. L’hebdomadaire est devenu mensuel avec des contenus chargés de rendre compte des initiatives ministérielles, sans diversité et sans avis critiques.   

En réaction, des responsables d’associations professionnelles et des chercheurs en éducation ont créé en 2012 une instance de coordination « Agora-table ronde de l’éducation ». Une autre instance de coordination appelée « Réseau pour la liberté de l’enseignement » a aussi été créée. Ces instances permettent l’expression de la société civile sans participation des représentants des autorités. Elles expriment une forme de mécontentement populaire devant l’absence totale de concertation préalable aux réformes.

Un nouveau Programme national de base a été imposé en 2012. En littérature, il introduit trois auteurs de l’entre-deux-guerres qui ont influencé la pensée d’extrême droite et qui ont eu des liens avec le parti des Croix-Fléchées (un mouvement similaire aux nazis allemands). A partir de 2011, des cours de religion et de morale ont été introduits. Les élèves doivent obligatoirement choisir entre un cours de morale ou un de religion. Une partie des valeurs enseignées en cours de morale concerne la sphère privée. Dans le même temps, le marché privé des livres scolaires a été réduit. Plusieurs pétitions ont été lancées contre les listes de manuels conseillés par le ministère qui interdisent l’utilisation de certains ouvrages.

La recentralisation s’est accompagnée d’un changement de statut pour les enseignantes qui a conduit à lisser leurs traitements. L’ancienneté n’étant plus prise en compte, cette modification est particulièrement désavantageuse pour les enseignantes qui sont proches de la retraite. De même, les certificats professionnels et titres universitaires ne sont plus pris en compte pour le calcul du montant de la rémunération. Avec le nouveau statut, la charge horaire augmente pour passer à 32 heures de présence hebdomadaire dans les établissements scolaires avec l’obligation d’effectuer des remplacements et de tenir des ateliers pédagogiques. Les décharges horaires des professeures principales et des coordonnatrices de disciplines sont supprimées. Le nouveau système de classement est associé à l’obligation d’adhérer à la Chambre nationale des enseignantes, organisation corporatiste créée dans le cadre de la réforme des statuts, avec une consigne stricte donnée aux chefs d’établissement de forcer les adhésions. Les deux principaux syndicats d’enseignantes ont initié une résistance aux adhésions forcées en ayant recours à la médiation et en lançant une pétition, sans que ces actions aboutissent au retrait du caractère contraignant de l’adhésion. L’évaluation des enseignantes devient ainsi soumise à des critères de performance qui décrivent la capacité à mettre en œuvre les contenus voulus par l’autorité académique. Les enseignantes doivent ainsi élaborer un portfolio pédagogique qui atteste de leurs pratiques. Les visites d’inspections sont alors réintroduites, 30 ans après leur abandon. Le classement des enseignantes, qui conditionne leur niveau de rémunération, dépend alors des appréciations formulées par les inspecteurs. Enfin, avec le nouveau statut, les mobilités enseignantes, étant dorénavant soumises à l’approbation du centre Klebelsberg, se restreignent fortement. Une hausse des salaires est annoncée mais celle-ci n’est pas mise en vigueur du fait de contraintes budgétaires.

D’autres mesures accompagnent la recentralisation. L’âge de la scolarité obligatoire est abaissé de 18 à 16 ans. Dans la voie professionnelle, les cours d’enseignements généraux diminuent au profit des enseignements professionnels et de l’éducation physique et sportive. La journée de cours est allongée jusqu’à 16 heures pour tous les élèves de moins de 14 ans alors que les après-midis étaient fréquemment libérés dans l’organisation scolaire précédente. A partir de 2012, l’éducation physique et sportive devient quotidienne sur une durée de 2 à 3 heures. Le développement du sport devient une priorité absolue. Il est accompagné par la construction de nouvelles infrastructures dans certains établissements avec des marchés publics qui profitent à des proches du pouvoir.

Sur la période 2010-2016, il y a peu de résistance au train des réformes du système éducatif. En octobre 2012, les deux syndicats d’enseignantes forment un comité de grève à l’annonce du report de la hausse annoncée des salaires, sans que cela génère une réelle contestation.

Une enquête de 2017 a révélé que les enseignantes ont adopté une posture de résistance passive, notamment sur l’utilisation des manuels imposés, remplacés par des ouvrages achetés par les parents et ne figurant pas dans les listes des manuels dictés par le Centre Klebelsberg. Certains directeurs se sont associés à la résistance passive en créant des caisses noires pour les manuels dans leur établissement scolaire. Cette résistance passive a été constatée par le gouvernement. Le chef de l’office académique a sommé les enseignantes d’y mettre fin en déclarant : « Celui qui est payé par l’Etat doit faire ce que l’Etat lui dit. »

2016 : la contestation civile               

Au début de l’année 2016 apparaît un mouvement de contestation, issu de la société civile. Il démarre le 6 janvier avec la publication dans la presse locale d’une lettre de doléances des enseignantes du lycée de Miskolc, prestigieux établissement de province. Son contenu critique ouvertement les mesures prises depuis 2010 (le nouveau statut des enseignantes, l’allongement de la journée scolaire des élèves et l’absence totale de concertation préalable) en précisant : « Le gouvernement s’entretient avec lui-même et non avec un cercle professionnel crédible. A quoi cela sert-il ? » La lettre impute la faiblesse des résultats obtenus à PISA à la politique gouvernementale. Elle contient une revendication de remise à plat des réformes : « Nous exigeons que les initiatives actuelles désignées par le terme de réforme soient immédiatement suspendues tant qu’on n’arrive pas à un consensus social et professionnel ! »

La publication de cette lettre déclenche des mobilisations diverses (manifestations, grève des parents qui n’envoient pas leurs enfants à l’école, grève des enseignantes) portant des revendications d’abrogations des réformes mises en place depuis 2010. Le mouvement Tanítanék (J’aimerais pouvoir enseigner) est né. Ses symboles sont les parapluies (suite à une pluie torrentielle lors d’une manifestation devant le Parlement) et surtout les tissus à carreaux en réponse à une phrase méprisante d’un ancien secrétaire d’Etat à l’éducation qui avait qualifié les enseignantes de personnes « hirsutes, mal rasées et vêtues de chemises à carreaux ». Les autorités académiques usent de pressions constantes sur les organisatrices du mouvement. Les mobilisations, conséquentes pour le pays, ne rassemblent qu’un cinquième des enseignantes avec cependant le soutien affirmé de nombreux élèves et parents.

En réaction au mouvement, le gouvernement Orban crée un forum appelé « Table ronde de l’éducation publique ». Un contre-forum est créé en février 2016, appelé « Plateforme civile de l’enseignement public » (CKP), comprenant des enseignantes et des experts d’une soixantaine d’organisations pédagogiques qui a pour slogan : « Créons une éducation conforme aux besoins de la société ». Ce contre-forum publie en décembre 2016 un document d’analyse de la situation et des propositions de solutions intitulé « Le livre à carreaux ». Ce document insiste sur la nécessité d’implémenter un processus de décisions partagées et d’effectuer une réforme systémique de l’éducation en proposant 12 points de mesures urgentes. L’enjeu est de promouvoir une école démocratique, libre et autonome. Le point 6 indique notamment : « Nous exigeons de pouvoir réellement bénéficier du libre choix des manuels ! Il faut lever toutes les entraves limitant l’utilisation des manuels scolaires et des kits pédagogiques qui sont basés sur les compétences et qui ont été développés durant de longues années ». Les kits pédagogiques évoqués sont ceux qui ont été conçus entre 2002 et 2010 sur la base des recommandations européennes portant sur les 8 domaines de compétences du socle commun.  Pour parvenir à la rédaction de ces propositions, les enseignantes se sont interrogées sur leurs missions, sur l’exercice de leur métier et sur leur rôle dans la société. La lutte contre le caractère inégalitaire du système éducatif et contre l’absurdité des modalités d’évaluation de la performance des enseignantes devient alors une priorité.

Cependant, les doléances et propositions portées par le Livre à carreaux ne débouchent sur aucune négociation avec le pouvoir en place. Le vice-président du parti Fidesz se contente de déclarer en conférence de presse en janvier 2017 qu’il faudrait « nettoyer le pays de ces organisations [Tanítanék et les associations professionnelles enseignantes] ». D’une manière plus générale, le gouvernement pratique l’intimidation à l’encontre des enseignantes pour qu’elles exécutent scrupuleusement les directives éducatives, sans contestation, en envoyant des lettres d’avertissement, préalable à des convocations, à celles qui se montrent récalcitrantes. Certaines enseignantes sont convoquées pour avoir enseigné des faits historiques portant sur des manifestations ou du mécontentement populaire, d’autres pour avoir des pratiques qui ne permettent pas de « façonner de bons patriotes ». L’hebdomadaire libéral HVG indique : « Les réformes mises en œuvre depuis 2010 – étatisation des écoles, système de rectorats, limitation du choix des manuels, cours obligatoire de religion ou de morale, nouveau socle commun d’apprentissage – montrent que le gouvernement Orban considère l’éducation comme l’un des principaux terrains de son combat idéologique. Dans cet esprit, le pouvoir n’attend pas des enseignantes qu’elles soient des partenaires, mais des serviteurs ».

Lors de la crise de la Covid-19, les enseignantes ont commencé à élaborer des règles de fonctionnement propres à leurs écoles mais celles-ci ont été remplacées par celles du niveau central qui ont rapidement fait l’objet de critiques sur leur caractère opératoire. Le secrétaire d’Etat à l’éducation publique a alors indiqué que : « Il ne faut pas nécessairement croire les commères, les calomniateurs rémunérés et les commandos qui se font passer pour des organisations professionnelles ».

Avec la rationalisation budgétaire, beaucoup d’établissements scolaires hongrois sont devenus vétustes. Certains sont insalubres du fait de la moisissure et des infiltrations d’eau. Les parents doivent souvent fournir le matériel nécessaire au fonctionnement des écoles ou des lycées où leurs enfants sont scolarisés (feutres à tableau, papier, balais, chaises, sacs poubelles). De nombreuses crèches et écoles ont été fermées par manque de moyens financiers.

Du côté des enseignantes, un poste sur dix est vacant. La Hongrie connait une véritable crise des vocations. Il manque environ 16 000 enseignantes dans l’éducation avec un mouvement de démissions qui ne fait que s’amplifier. Les enseignantes hongroises perçoivent les plus basses rémunérations d’Europe. Avec un salaire de début de carrière qui est proche du salaire minimum et qui n’a pas été revalorisé depuis de nombreuses années, dans un pays où l’inflation dépasse parfois les 20% certaines années, le pouvoir d’achat des enseignantes a très fortement diminué. Beaucoup d’enseignantes doivent trouver un deuxième emploi pour subsister.

En 2021, la dévalorisation du métier des enseignantes est si forte que les syndicats décident d’une grève d’avertissement de deux heures pour la fin de l’année. Un comité de grève est créé en octobre 2021. Cependant, en février 2022, avec l’état d’exception lié à la crise du Covid, le gouvernement adopte un décret qui rend impossible l’organisation d’une grève. En juin 2022, l’état d’exception devient « martial » du fait de la guerre en Ukraine, pays frontalier de la Hongrie. De facto, le droit de grève n’est plus reconnu pour les enseignantes.    

2022 : la vengeance

Après sa réélection à la tête de la Hongrie en avril 2022, Viktor Orban décide que le secrétariat d’Etat à l’éducation doit désormais dépendre du ministère de l’Intérieur, dirigé par Sandor Pinter, l’ancien chef de la police nationale. Une hausse des salaires est annoncée sur la base d’une part modulable dont l’attribution est laissée à l’appréciation du chef d’établissement. Cette hausse n’est cependant pas budgétisée car elle est conditionnée au bon vouloir de l’Union européenne dans le versement de fonds (30 milliards d’euros) qui étaient jusque-là bloqués du fait de la corruption et de la violation de l’état de droit en Hongrie.

Le statut des enseignantes évolue encore. Les heures supplémentaires ne sont plus limitées, le remplacement dans d’autres disciplines devient applicable sans possibilité de recours, de même que les mutations d’office vers des circonscriptions en tension. 

A la fin du mois de septembre 2022, cinq enseignantes contestataires du lycée Kölcsey de Budapest sont licenciées à cause de plusieurs débrayages alors que le droit de grève des enseignantes vient d’être profondément modifié de façon à devenir très contraignant. Parmi elles, Katalin Törley, une professeure de français, est licenciée pour 9 heures de cours non assurées, après 23 ans d’exercice de son métier. Ces licenciements donnent lieu à une nouvelle vague de contestation en Hongrie. Les élèves et les parents soutiennent les enseignantes et revendiquent le rétablissement du droit de grève, une augmentation des salaires de 50% afin de faire face à l’inflation et surtout un retour à la liberté de l’enseignement avec les slogans : « Pas de professeures, pas d’avenir » ou « Rendez-nous nos professeures ».

En octobre 2022, des dizaines de milliers d’enseignantes, de parents et d’élèves manifestent à Budapest et dans les grandes villes de province contre la dégradation du système éducatif et en faveur d’un service public d’éducation égalitaire et émancipateur avec le slogan : « Pays libre, éducation libre ! ». Les lycéens créent le « Front uni des élèves » pour revendiquer des conditions d’apprentissage dignes et justes.

Le 5 octobre, une chaîne humaine parcourt le centre de Budapest et le soir un concert de solidarité rassemble plus de 40 000 personnes aux abords du Parlement. Le 23 octobre, une manifestation d’ampleur réunit plus de 80 000 personnes à Budapest.

Le 4 juillet 2023, le Parlement hongrois adopte une loi qui modifie le statut des enseignantes en leur faisant perdre le statut de fonctionnaire. Rattachées au ministère de l’Intérieur, elles ne dépendent plus du Code du travail. Les enseignantes sont ainsi obligées d’accepter les mobilités géographiques et les heures supplémentaires. Leur nouveau statut prévoit des obligations de travail jusqu’à 12 heures par jour, 48 heures par semaine et la possibilité d’affectation temporaire sur un autre établissement pour effectuer un remplacement. Cette loi du 4 juillet 2023 est appelée la « Loi de vengeance » par les enseignantes. Elle donne lieu à des manifestations régulières dans les principales villes du pays.

Analyse et commentaires

A ce jour, l’histoire du système scolaire hongrois est une tragédie puisque la population assiste, impuissante ou complaisante, à la mise à bas de son service public d’éducation. Cette tragédie est savamment orchestrée par le gouvernement de Viktor Orban mais ses origines remontent au manque de régulation du système qui existait avant la ré-étatisation.

Sur la question du financement de l’éducation, on constate aisément que la baisse du budget dédié au service public est antérieure au tournant autoritaire de 2010. Le mode de financement « per capita » est largement répandu et apprécié pour son caractère égalitaire mais il doit normalement s’accompagner de stabilisateurs en période de resserrement démographique. La création d’un système privé financé par fonds publics, à l’image de l’enseignement privé en France, n’est pas problématique en soi, à partir du moment où le secteur privé subventionné s’acquitte de l’ensemble des obligations de service public.

En Hongrie, une ligne rouge a été franchie avec la suppression de la sectorisation. Celle-ci est bien antérieure au tournant autoritaire et elle entérine une véritable défaillance du service public au sens où le système éducatif ne garantit plus l’égalité des usagers dans ses principes. La désectorisation a conduit à une véritable concurrence entre les établissements scolaires et un glissement des priorités de politique éducative vers l’attractivité au détriment des missions génériques d’éducation et de socialisation. Cette mesure de désectorisation, prise malgré les avertissements des chercheurs et des organismes internationaux, a rendu le système éducatif hongrois de plus en plus inégalitaire avec de nombreux laissés pour compte qui ne peuvent que constater la forte dégradation des conditions d’éducation en comparaison avec le système centralisé qui existait pendant la période communiste.

De manière générale, sur la période 1990-2010, le système éducatif hongrois manque de régulation. Les trois procédés de standardisation ex-ante - le programme national commun, le recrutement centralisé des enseignantes et la certification des élèves par un examen final unique - disparaissent sans être remplacés par des modes de régulation ex-post. La forte autonomie pédagogique accordée aux établissements scolaires est un vecteur de créativité et d’innovation mais aucun procédé d’harmonisation par la mutualisation en réseau n’est envisagé, ce qui fait que les différences de contenus et de qualités sont patentes et qu’aucun procédé ne vient les corriger. Le manque de compétences des autorités scolaires est criant et il est difficile de concevoir les procédés de régulation par l’évaluation globale des établissements scolaires. La période 1990-2010 est celle d’un système éducatif à la dérive. Si la vision d’une éducation égalitaire et émancipatrice semble partagée dans la société civile, les référents éducatifs et managériaux ne sont pas définis. Les acteurs de l’éducation (autorités locales, établissements scolaires et enseignantes) manquent de cadre et une logique généralisée de « sauve qui peut, chacun pour soi » se met en place dès que la ligne rouge de la désectorisation est franchie, ce qui ouvre la voie au délitement culturel du service public d’éducation qui n’est plus reconnu ni dans ses valeurs, ni dans ses principes, ni dans ses obligations.

Le tournant autoritaire de 2010 s’instaure selon un procédé purement populiste qui consiste à faire des enseignantes les boucs émissaires d’un état de fait (la défaillance du service public et les fortes inégalités) qui a pour origine des choix politiques dont elles sont les premières victimes. La ré-étatisation a pu se faire avec l’assentiment d’une partie de la population en référence au fonctionnement du système éducatif antérieur à l’effondrement du communisme. Les enseignantes étant considérées comme responsables de la dérive éducative, l’autorité semble pleinement justifiée par les laissés pour compte qui aspirent aux promesses d’égalité portée par un fonctionnement centralisé. La posture de dénigrement du corps enseignement s’inscrit ainsi logiquement dans l’approche populiste qui doit trouver des boucs émissaires. Cette posture permet tous les abus sans réelle contestation par la société civile.

L’instrumentalisation est un autre aspect de la reprise en main autoritaire. Dès lors que l’éducation ne repose plus sur des valeurs de service public - celles qui forment le socle qui va guider les orientations et les décisions - il devient nécessaire de promouvoir d’autres valeurs qui vont être porteuses d’une autre logique d’action. L’instrumentalisation est, en quelque sorte, un procédé indispensable pour des dirigeants qui ne sont pas dans la reconnaissance du service public. Le délitement culturel du système scolaire hongrois est antérieur au retour au pouvoir de Orban en 2010. Il provient de la concurrence généralisée qui se met en place en interne et qui éloigne une grande partie des acteurs des valeurs fondamentales de l’action publique. Le retour de Orban se fait ainsi à une période de crise des valeurs collectives. Le service public et les valeurs d’égalité, de solidarité, d’universalité sur lesquelles il repose sont facilement remis en cause car ces valeurs ne sont plus portées au sein de l’institution scolaire. Celle-ci a perdu une partie de sa crédibilité face aux principes qui l’animent. Une grande partie de la société, les laissés pour compte en premier lieu, se tournent alors vers d’autres valeurs qui les éloignent des idéaux de la sociale démocratie.

De façon tout à fait logique, l’approche populiste pointe du doigt l’ensemble des défaillances de service public en promouvant une promesse d’égalité par l’uniformisation. Le discours est simple à comprendre et facile à porter. Il s’agit d’orienter l’éducation vers un fonctionnement ultra-centralisé, qui est le seul capable de garantir l’égalité. Les enseignantes sont naturellement considérées comme de simples exécutantes chargées d’appliquer un programme unique et standardisé. On assiste alors au délitement structurel du système éducatif qui se transforme en une grande organisation verticale dotée de procédés de contrôle bureaucratique. Pour les enseignantes hongroises, le passage d’une forte autonomie pédagogique, qui leur permettait de créer collectivement un programme local d’enseignement, à l’hypercentralisation bureaucratique, qui supprime toute autonomie de décisions en conditionnant ces dernières à l’approbation du centre Klebelsberg, est très déstabilisant. Au-delà de la perte de sens, il s’agit d’une remise en cause de leur métier puisque cela revient à nier leurs capacités de créativité en les considérant comme des exécutantes. L’enseignante passe ainsi du statut d’ingénieure pédagogique à celui de technicienne voire de simple manœuvre de l’éducation lorsque les programmes sont très détaillés sur les méthodes à utiliser. Il s’agit d’un délitement structurel car la compréhension du système éducatif est alors confiée aux quelques décideurs centraux qui sont censés percevoir toute la complexité du système éducatif, là où précédemment le caractère décentralisé permettait d’activer les procédés d’intelligence collective. Ce délitement structurel est largement favorisé par les procédés de reddition de comptes qui sont largement dévoyés en étant appliqué au pied de la lettre. La reddition de compte est un mode de régulation qui est normalement activé dans les systèmes éducatifs décentralisés. Il s’agit de donner une grande autonomie pédagogique aux établissements scolaires, telle que le système hongrois l’avait connu avant 2010, tout en leur demandant de rendre des comptes dans le cadre des évaluations périodiques qui portent sur leur activité globale. Dans la logique décentralisée, l’institution fait confiance aux enseignantes tout en les responsabilisant puisqu’elles devront répondre de leurs choix pédagogiques lors des évaluations globales. Ce mode de régulation ex-post est celui de l’assurance qualité, préconisé par les organismes internationaux qui encouragent la décentralisation des systèmes éducatifs. Par manque de compétences des autorités éducatives, ce mode de régulation n’a pas pu se mettre en place en Hongrie pendant la période de décentralisation. Il a été remplacé par une forme dévoyée de la reddition de compte qui utilise des indicateurs chiffrés. L’introduction des procédés de New Public Management, est antérieure au retour de Viktor Orban. Dans son principe, le New Public Management considère que les services publics doivent être gérés comme des entreprises privées en introduisant des batteries d’indicateurs chiffrés censés représenter fidèlement l’activité pédagogique des établissements scolaires. Ce postulat, largement réfutable, est idéologique. Il sert d’assise à l’introduction des procédés de contrôle par les chiffres de l’activité des enseignantes. La mesure remplace alors l’évaluation et les enseignantes doivent rendre compte de leur activité sur la base des indicateurs chiffrés censés porter la promesse de l’objectivité. A son arrivée, Orban ne supprime pas les procédés de New Public Management déjà existant au sein de l’institution. Il choisit de les renforcer comme élément de contrôle en les utilisant lors de la remise à plat des rémunérations des enseignantes. Celles-ci reposent alors sur les performances des enseignantes, mesurées au travers des indicateurs, et sur l’arbitraire de l’appréciation personnelle des directeurs d’établissements.

Au terme de cette histoire tragique, le système éducatif hongrois est devenu une vaste usine à diffuser du contenu central selon des rouages mécaniques, au sein de laquelle les enseignantes sont des exécutantes sommées de faire ce qu’on leur demande de faire, sans contester, sans s’interroger sur le sens de leur action, sans faire de propositions alternatives permettant des améliorations. C’est un retour très en arrière, bien avant la loi de 1985. Pour les observateurs extérieurs que nous sommes, le système éducatif hongrois semble être revenu en 1984.

Bibliographie indicative

Les français ont la chance de pouvoir découvrir le système éducatif hongrois grâce aux nombreuses publications de Ivan BAJOMI qui existent dans notre langue. La plupart de ses articles en français sont en libre accès. Les lecteurs qui le souhaitent pourront approfondir l’histoire qui vient d’être présentée en se référant directement aux sources.

BAJOMI Ivan (2002). « Décentralisation à la hongroise » in Bajomi Ivan, Derouet Jean-Louis (dir.), La grande récréation, La décentralisation dans six pays autrefois communistes, Paris : INRP

BAJOMI Ivan (2003). Un jeu de balancier : la définition réglementaire des contenus d’enseignement dans la Hongrie post-communiste. Revue internationale d’éducation de Sèvres N°32 Avril 2003

BAJOMI Ivan (2005). Hongrie : les prises de décision contradictoires dans une nouvelle démocratie. Revue internationale d’éducation de Sèvres N°40 Décembre 2005

BAJOMI Ivan (2006). « L’école en Hongrie : entre transformations et instabilité », dans Carrefour de l’éducation 2006/1 (N°21) pages 127 à 155 Armand Colin

BAJOMI Ivan (2017). « Réactions suscitées par les mesures éducatives d’un régime de plus en plus autoritaire. Le cas de la Hongrie » dans Education et société 2017/1 (N°39), pages 35 à 51 De Boeck Supérieur

BAJOMI Ivan (2018). Guerre des manuels scolaires en Hongrie. Revue internationale d’éducation de Sèvres N°77 Avril 2018

BAJOMI Ivan (2021). Diversification puis unification des valeurs transmises au sein des écoles de la Hongrie post-communiste. Revue internationale d’éducation de Sèvres N°87 Septembre 2021 

BAJOMI Ivan (2022). Hongrie : effets du régime populiste sur le système éducatif. Revue internationale d’éducation de Sèvres N°90 Septembre 2022

RADO Peter (2019). Market reforms in the Hungarian school system : impact of changes in the ownership structure, NESET ad hoc question N° 2/2019 Erasmus +

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