Les atteintes portées au service public d’éducation sont nombreuses. Le phénomène global est difficile à qualifier. Il ne s’agit pas d’un démantèlement comme l’ont connu les services publics des transports ou de l’énergie, même si la mise en concurrence avec les entreprises commerciales est largement renforcée. Il ne s’agit pas d’une réduction, puisque les moyens alloués par la France à l’éducation restent parmi les plus élevés au monde en proportion du PIB. Pour autant, une partie des missions du service public ne sont plus remplies, ce qui engendre un coût social important. Le phénomène va en s’aggravant.
Les dynamiques en œuvre sont complexes. Les atteintes au service public sont multiples. Leur perpétuation et leur renforcement dans la durée sont principalement dus au manque de réaction du corps enseignant et de la société civile, qui ne cherchent pas à défendre leur service public, face à la volonté délibérée de ceux qui cherchent à le circonscrire. Cette relative passivité s’explique, en grande partie, par le manque de compréhension des phénomènes. La société civile ne perçoit pas vraiment toutes les implications des changements en cours. Ce n’est peut-être pas le cas du corps enseignant car à l’intérieur de l’institution scolaire, l’incapacité grandissante du service public à remplir ses missions fondamentales est de plus en plus perceptible, et les alertes internes sont bien réelles. Pour autant, il manque des éléments de référence pour construire un consensus sur la façon de conduire le système éducatif.
Comprendre les dynamiques à l’œuvre, nécessite de caractériser les différentes atteintes portées au service public. Cela permet d’initier une démarche de vigilance. Une catégorisation consiste à distinguer le manque de moyens, l’instrumentalisation, la défaillance ainsi que le délitement structurel et culturel. Ces quatre types d’atteintes ne sont pas exclusives les unes des autres. Dans bien des cas, les dispositions qui induisent des changements procèdent à la fois du manque de moyens et de l’instrumentalisation et conduisent à des défaillances et au délitement structurel et culturel.
Manque de moyens
Les missions du service public sont clairement énoncées au travers des lois et des règlements. Il appartient aux autorités publiques – Etat, collectivités territoriales ou municipalités – de garantir le service public en fonction de leurs attributions. Le manque de moyens désigne le fait que les autorités compétentes pour garantir le service public de disposent pas des moyens pour le faire.
On peut distinguer trois types de moyens : les moyens financiers, les moyens humains et les moyens matériels.
Le manque de moyens financiers est identifiable par l’insuffisance budgétaire. L’autorité publique ne dispose pas des lignes budgétaires suffisantes pour que le service public dont elle a la charge puisse remplir l’ensemble de ces missions. Les indicateurs de moyens financiers sont les montants dédiés à l’éducation, en global et en pourcentage du PIB. Mais il existe un phénomène de détournement de fonds publics qui consiste à « sous-traiter » certaines missions du service public d’éducation à des entreprises commerciales. Ces pratiques, associées à une forme de clientélisme de la part des décideurs publics, donnent lieu à des transferts budgétaires de financement public vers le privé. Autrement formulé, des entreprises commerciales obtiennent des marchés financés par les prélèvements obligatoires. Pour éviter ces dérives, il est possible de créer des indicateurs permettant de quantifier le détournement de financement et de poser des principes éthiques de recours à la sous-traitance de service public. Ces principes énoncent que la sous-traitance est envisageable lorsque qu’elle porte sur des éléments périphériques aux missions principales de service public, lorsque l’activité sous-traitée n’est pas du domaine des compétences légitimes du service public et lorsque le coût de prise en charge par le service public est largement supérieur à celui de la sous-traitance. Ces trois principes sont cumulatifs.
Le manque de moyens humains existe lorsque l’autorité publique dispose des lignes budgétaires mais ne parvient pas à recruter le personnel pour son service public. Cela se constate lorsque les potentiels candidats n’ont pas le profil en termes de compétences, de posture ou de motivation. Le manque de moyens peut aussi provenir de l’absence de candidats pour les postes à pourvoir. La question de l’attractivité des métiers du service public est centrale pour garantir les moyens humains. Elle est conditionnée par le niveau de rémunération proposé mais aussi par les possibilités d’épanouissement professionnel liées à l’autonomie, à la créativité, à la qualité des relations humaines et plus général au sens du métier.
Le manque de moyens matériels, lorsque les lignes budgétaires sont présentes, est identifiable par l’absence des outils et supports nécessaires à l’exercice du métier. Dans un monde fortement numérisé, le manque de moyens matériels en éducation se traduit souvent par une inadéquation des outils numériques à disposition des enseignants avec les réalités vécues par les élèves. Les matériels utilisés, notamment les applications numériques sont obsolètes au regard des approches pédagogiques. Cette inadéquation provient souvent d’un manque d’agilité du système éducatif, envisagé dans son ensemble.
Instrumentalisation
L’instrumentalisation du service public consiste à le détourner de ses missions d’intérêt général au profit d’intérêts particuliers. Pour le service public d’éducation, l’instrumentalisation est un phénomène complexe : de nombreuses parties prenantes cherchent à faire valoir leurs intérêts particuliers. L’instrumentalisation peut provenir de certaines catégories d’usagers qui cherchent à faire évoluer les contenus d’apprentissage en fonction de leur vision personnelle ou de leurs intérêts spécifiques. Dans ce cas, l’instrumentalisation peut conduire à une dérive élitiste ou à la promotion de valeurs en contradiction avec celles du service public.
L’instrumentalisation peut provenir de groupes de pression extérieurs qui cherchent à influencer les attenus et le fonctionnement du service public en réduisant les processus de décision collective afin de donner davantage de poids aux intérêts particuliers des acteurs extérieurs que sont les entreprises ou les parents. Depuis plusieurs années, de nombreux Think Tanks dédiés à l’éducation sont apparus sur les réseaux sociaux, jouant un rôle d’influenceurs. Une partie de ces Think Tanks sont financés par des formes de mécénat d’entreprises ayant pour objet l’éducation. Ces sphères d’influence portent une vision de l’éducation en opposition aux missions du service public telles qu’elles sont reconnues par la législation.
Une autre forme d’instrumentalisation est liée à la marchandisation de l’éducation. Elle provient alors d’entreprises commerciales positionnées sur des marchés éducatifs naissants, souvent liés aux approches pédagogiques novatrices permises par les nouveaux outils numériques. Les entreprises commerciales mettent en avant leur savoir-faire auprès des usagers et cherchent à orienter les attendus et les moyens du service public en leur faveur.
La dernière forme d’instrumentalisation est endogène au système éducatif. Elle consiste à défendre les intérêts particuliers de certains enseignants, au détriment de l’intérêt général. Cette instrumentalisation prend souvent la forme d’une défense d’intérêts catégoriels disciplinaires. Il s’agit d’invoquer l’intérêt de l’approche disciplinaire au nom de l’intérêt général.
D’une certaine manière, cette instrumentalisation peut s’interpréter comme une forme de résistance interne aux nouvelles missions de service public portant sur l’apprentissage de compétences complexes. Elle trouve ses alliés au plus haut niveau du système éducatif qui reste majoritairement structuré selon les disciplines d’enseignement. Il existe ainsi une forme de consensus interne sur le maintien des approches disciplinaires axées sur les savoirs, doublé d’une forme de lobbyisme actif de chacune des disciplines pour maintenir leur sphère d’influence et leur champ d’action éducatif face aux autres disciplines. L’instrumentalisation endogène est constatée dans de nombreux pays. Chercher à la réduire commence par une remise en cause de la structuration disciplinaire du système de décision du service public d’éducation.
L’instrumentalisation est un phénomène inquiétant pour un service public car elle conduit à mettre en avant des sujets qui éloignent des missions de service public. Chaque forme d’instrumentalisation est une menace : elle écarte d’un fonctionnement rationnel fondé sur la défense de l’intérêt général. L’élément le plus flagrant dans les multiples démarches d’instrumentalisation est leur absence de référence aux principes et à la connaissance portés par la communauté scientifique. Depuis plus d’une vingtaine d’années, les recherches en science de l’éducation sont foisonnantes et inspirantes pour mettre en adéquation les missions du service public d’éducation avec la réalité des sociétés devenues complexes. Pour autant, les avancées scientifiques, les conclusions et les propositions énoncées par les chercheurs restent souvent inaudibles, ou même parfois remises en cause lorsqu’elles parviennent à bousculer les schémas de pensée existants. Il y a matière à s’inquiéter lorsque les décideurs publics accordent si peu de crédits aux recommandations portées par la communauté scientifique. L’aveuglement face aux conséquences prévisibles, identifiées par la recherche universitaire, conduit souvent au pire des scénarios.
L’instrumentalisation de l’éducation ne se fait pas dans un sens unique. Elle est multiforme. Elle donne libre champ à l’expression de multiples visions de l’éducation qui s’affrontent et qui sont difficilement conciliables, du fait qu’elles traduisent des intérêts catégoriels. L’instrumentalisation apparaît en l’absence de consensus sur les évolutions attendues pour le service public afin de faire face à ses missions d’intérêt général. Elle est un symptôme du manque de dialogue, du manque de concertation et du manque de représentation des différentes parties prenantes à l’éducation dans la réflexion préalable au changement. Elle traduit, en quelque sorte, une défaillance du système de décision de l’institution éducative, au sens où celui-ci ne parvient pas à faire émerger de consensus porté par l’ensemble des parties prenantes. Cette défaillance est identifiable par des procédés de décision publique majoritairement endogènes. Les organes d’orientation sont peu représentatifs de la diversité des parties prenantes et restent hermétiques aux recommandations exogènes portées par les organismes internationaux ou la communauté scientifique. Il en ressort des orientations qui, en s’affranchissant d’une vision large qui reflète l’intérêt général, se limitent à la seule vision de ceux qui les portent.
Défaillance de service public
La défaillance d’un service public est constatée lorsque celui-ci ne remplit plus ses missions. Par certains aspects, la défaillance est liée à la notion de territorialité. Par souci d’équité, le service public doit être le même pour tous, sur tous les territoires. La défaillance territoriale apparaît lorsque les missions de service public ne sont plus assurées sur certains territoires. Concrètement, cela peut se traduire par l’absence d’enseignants dans certains établissements. Les postes non pourvus font que les élèves ne bénéficient pas de certains enseignements auxquels ils ont droit. Les absences de personnels peuvent aussi concerner les médecins ou les infirmières scolaires, les conseillères principales d’éducation ou d’autres catégories de personnels qui font que le service public n’est pas en mesure de remplir correctement ses missions. Généralement, ce type de défaillance est d’abord constaté sur les territoires les moins attractifs : certaines zones rurales ou péri-urbaines. Ces défaillances sont les plus flagrantes aux yeux des usagers : ils les subissent tous les jours et se sentent exclus de la promesse d’un service public de qualité pour tous.
Une autre forme de défaillance du service public est liée à la marchandisation de l’éducation. Certaines entreprises investissent ce nouveau marché, qui est celui de l’éducation, en venant répondre à un besoin éducatif clairement identifié s’inscrivant dans les missions du service public. En démocratie, par principe, l’éducation publique est en concurrence avec le privé. C’est ce qui la distingue d’une forme de régulation entièrement étatique où l’éducation serait uniquement publique ou d’une forme libérale où l’éducation serait totalement privée. Cette concurrence repose sur une logique d’équilibre qui favorise l’innovation tout en maintenant l’équité. Pour que celle-ci soit pleinement garantie, il faut cependant que le service public couvre l’ensemble des besoins éducatifs identifiés dans ses missions.
Il y a défaillance de service public lorsqu’une offre éducative privée, répondant aux attendus institutionnels, ne trouve pas son équivalent dans le service public. Ce type de défaillance se retrouve très souvent au niveau des ressources éducatives. Les entreprises commerciales sont largement présentes sur le marché des supports pédagogiques et des ressources éducatives. Ce marché est porté par les capacités d’innovation pédagogique permises par les outils numériques. Beaucoup de ressources éducatives commerciales payantes n’ont pas d’équivalent public et librement accessible. Cela traduit une défaillance du service public et conduit à une dépendance vis-à-vis du secteur privé. Les analyses fines de la valeur ajoutée pédagogique montrent que celle-ci est de plus en plus produite par le secteur privé. Lorsqu’un service public se met en situation de dépendance vis-à-vis du privé et n’est pas en mesure de produire par lui-même des ressources éducatives libres à forte ajoutée pédagogique, il peut être considéré comme largement défaillant. Les pays qui cherchent à réduire cette dépendance ont instauré l’obligation de production de ressources éducatives par les enseignants du secteur public assortie d’une mise à disposition. Certains pays vont plus loin en institutionnalisant les réseaux de diffusion des ressources éducatives libres.
Une dernière forme de défaillance du service public se retrouve dans son incapacité à répondre à l’exigence de mutabilité, portant formalisée en tant que principe de fonctionnement dans les législations nationales. Autrement formulé, un service public est défaillant lorsqu’il n’arrive pas à s’adapter aux évolutions sociétales qui devraient conduire à des changements dans la façon de remplir ses missions. En postulant que les recommandations des organismes internationaux, étayées par la recherche scientifique, énoncent des propositions de changement porteuses de l’intérêt général, on peut mesurer la défaillance d’un service public par l’ensemble des besoins éducatifs qu’il ne permet pas de couvrir. Les recommandations internationales invitent à orienter les systèmes éducatifs vers l’apprentissage des compétences envisagées selon une démarche holistique incluant les sphères cognitives, socio-émotionnelles et comportementales. Très concrètement, ces recommandations énoncent qu’il est de l’intérêt général d’apprendre aux élèves à maîtriser les compétences psychosociales car elles participent à l’apprentissage du vivre ensemble. Les recommandations énoncent qu’il est de l’intérêt général d’apprendre aux élèves la démarche de création collective sous forme de projets pédagogiques transdisciplinaires car cela favorise les capacités d’innovation et de coopération collective ainsi que la démarche de responsabilisation. Les recommandations internationales énoncent qu’il est de l’intérêt général d’apprendre aux élèves à construire une citoyenneté active, de les éduquer au développement durable, de leur faire acquérir des compétences numériques, de développer leur sens critique, leur esprit d’initiative, etc. Ces recommandations sur les contenus d’apprentissage s’accompagnent de préconisations sur les démarches pédagogiques incitant à mettre les disciplines d’enseignement au profit d’une approche de pédagogie plus active, davantage centrée sur les élèves en favorisant des mises en activité concrètes permettant aux élèves d’être mis en posture d’acteurs dans des univers complexes.
Cette dernière forme de défaillance - celle qui porte sur l’absence de réponse publique à des besoins éducatifs porteurs de l’intérêt général - engendre un coût social très élevé qui prend de multiples formes. Elle se traduit par un renforcement de la dérégulation des rapports sociaux, de plus en plus conflictuels, par un mal-être grandissant chez beaucoup d’élèves, lié à la perte de sens des apprentissages, qui va jusqu’au décrochage ou à la phobie scolaire pour certains. Elle se traduit par une déficience dans l’apprentissage des procédés de la coopération dont les effets se font sentir dans toutes les sphères de la société. Elle se traduit encore par une déficience de l’apprentissage de la citoyenneté qui génère des comportements qui vont à l’encontre du bien-être collectif. Elle se traduit enfin par une moindre valorisation des processus créatifs qui impactent la capacité d’innovation de l’ensemble de la société et par un déficit généralisé des compétences attendues chez des citoyens et des professionnels du XXIème siècle. Ce coût social, grandissant, est perceptible par tous. Il ne pourra pas être endigué tant qu’il n’y aura pas de reconnaissance sociale du rôle déterminant de l’éducation pour l’apprentissage collectif de compétences complexes.
Délitement structurel et culturel
La combinaison du manque de moyens, de l’instrumentalisation multiforme et de la défaillance de la réponse apportée à de nombreux besoins éducatifs, fait que le service public est en train de se déliter. Ce délitement comprend deux aspects intimement liés. Il est avant tout le fait d’un basculement culturel. Lorsqu’un service public est en train de se déliter, personne ne semble se soucier de l’intérêt général dont il est porteur, au sens où il n’y a pas de débat de société sur ce sujet. Les valeurs de service public sont de moins en moins partagées. Les principes qui l’animent sont de moins en moins respectés, à tous les niveaux du système éducatif. Lorsqu’un service public est en train de se déliter, il n’y a pas de vision collective de l’éducation, pas de stratégie éducative qui oriente les décisions. Il n’y a pas de soutien aux enseignants, ni de reconnaissance pour l’exercice de leur mission. Le service public se délite parce plus personne ne fait référence à l’idéal dont il est porteur, qui fait pourtant son essence.
Le délitement n’est pas que culturel. Il est aussi structurel car le service public ne fonctionne pas comme il devrait fonctionner. Jusqu’à un passé récent, face au délitement culturel, les adaptations internes étaient généralement de deux ordres : celles qui reposent sur une logique d’hyper-régulation et celles qui, au contraire, encouragent la dérégulation.
L’hyper-régulation consiste à formuler de plus en plus de règles pour encadrer le fonctionnement du service public. Elle est identifiable par une situation où le volume des règles est disproportionné face aux besoins de régulation du système. L’hyper-régulation conduit généralement à l’instauration d’une bureaucratie auto-entretenue. C’est ce qui s’est passé pour de nombreux systèmes éducatifs lors de la phase de démocratisation de l’enseignement qui a conduit l’ensemble des classes d’âge au niveau du baccalauréat. La bureaucratisation se traduit par une dichotomie marquée entre ceux qui édictent les règles et ceux qui les mettent en pratique. Elle se constate par la multiplication lourde des procédures, dont certaines, édictées par des autorités différentes, sont en contradiction. Cette dichotomie se traduit par une distinction nette, une forme d’opposition, entre la bureaucratie et la pédagogie. Cette opposition s’accentue avec le phénomène du découplage. Celui-ci apparaît lorsque les enseignants interrogent le sens des procédures et la légitimité de ceux qui les édictent. Le découplage des enseignants a été constaté dès les années 70 dans les systèmes éducatifs des pays développés. Il traduit le fait que les enseignants ne perçoivent pas le sens des procédures qui encadrent leur activité et qu’ils se sentent pleinement légitimes pour décider par eux-mêmes du contenu pédagogique de leur activité professionnelle. Il s’en suit une adhésion très partielle aux procédures, qualifiées de « bureaucratiques », et une application de façade uniquement transcrite au travers des remontées écrites qui peuvent être demandées.
L’hyper-régulation éloigne des principes fondateurs du service public car elle génère un phénomène auto-entretenu de production de règles nouvelles. Ces règles nouvelles cherchent à éclaircir les précédentes, sans référence aux principes généraux déjà énoncés. Le processus amène donc à une régulation par un ensemble de règles qui se détachent progressivement des principes de fonctionnement. Dans sa logique, l’hyper-régulation repose sur un ensemble de procédures qui restreint l’autonomie de décision, plutôt que sur un ensemble de principes qui encadrent cette autonomie. Par conséquence, l’hyper-régulation conduit à une déresponsabilisation généralisée. En l’absence d’autonomie de décision, les enseignants n’ont pas à devoir justifier de leur activité autrement que par le respect des règles. La question des conséquences, a posteriori, de l’activité pédagogique sur la réussite des élèves ne se pose pas. Seul compte le respect des règles, a priori. En bureaucratie, les règles programmatiques imposent leur hégémonie pour réguler les activités et personne n’a de compte à rendre à personne de ce qu’il fait. Ainsi, l’hyper-régulation ne semble pas être une réponse adaptée au processus de délitement du service public. Le fonctionnement structurel qu’elle instaure ne fait qu’entériner ce délitement.
Une autre forme d’adaptation interne est la dérégulation. Il s’agit de transposer les pratiques managériales privées au sein du service public avec la volonté affichée de mettre fin à la bureaucratisation. Les principes du New Public Management ont déjà été maintes fois évoqués. Cette approche est principalement quantitative. Il s’agit de définir, a priori, des indicateurs chiffrés qui permettent de mesurer l’activité pédagogique. Ces indicateurs vont servir de base à la régulation du système éducatif. Ils permettent de supprimer la lourdeur des procédures bureaucratiques en accordant une autonomie de décision très larges aux enseignantes et aux établissements scolaires et en instaurant une procédure de rendre compte sur la base de ces indicateurs chiffrés. Les études ont montré que ce procédé de régulation ne permettait pas d’endiguer le processus de délitement. L’absence de référence aux apprentissages dans les indicateurs, l’absence de reconnaissance des enseignants dans leurs capacités d’innovation pédagogique, l’absence de mécanismes d’assurance qualité reposant sur une logique d’évaluation a posteriori de l’activité éducative font que les procédés de régulation fondés sur la mesure conduisent à transposer le fonctionnement de l’entreprise privée sans considération pour les spécificités du service public. Cette approche ne peut rien contre l’absence de vision collective ou l’absence de reconnaissance professionnelle. Elle ne permet pas de favoriser l’innovation pédagogique.
L’émergence des bureaucraties autoritaires
Un service public d’éducation n’est ni une grande bureaucratie soucieuse de l’application des procédures, ni une entreprise privée soucieuse du respect des indicateurs de mesure. Un service public d’éducation est un ensemble d’acteurs qui visent à garantir aux élèves l’apprentissage des mêmes compétences complexes dans le respect d’un principe d’équité. Le service public est présent sur chacun des territoires au travers des établissements scolaires qui y sont implantés et qui ont le souci de répondre aux besoins spécifiques de leurs élèves selon une logique de stratégie éducative. Pour éviter le délitement du service public, il convient de faire confiance à chacun des acteurs et d’instaurer les procédés d’intelligence collective qui permettent les contributions spécifiques de chacun dans son domaine d’expertise et de légitimité. Le bon sens voudrait que l’on suive les recommandations de bonne gouvernance posées par les organismes internationaux. Si celles-ci trouvent écho auprès de nombreux pays qui progressent dans leurs résultats aux enquêtes larges internationales, elles restent lettres mortes dans d’autres, où le délitement du service public semble s’accentuer.
Cependant, le fait marquant de ces dernières années est l’apparition d’un nouveau mode de régulation des systèmes éducatifs qui combine l’approche bureaucratique et celle de la mesure par les indicateurs. Dans ces systèmes ultra-autoritaires, l’activité pédagogique est fortement encadrée par des procédures qui s’imposent aux enseignants. Ceux-ci doivent rendre compte du respect des procédures au travers des indicateurs de mesure qui vont conditionner en grande partie leur rémunération et leur avancement de carrière. Ce mode de régulation, que l’on pourrait qualifier de bureaucratie autoritaire, est né dans plusieurs pays qui ont porté au pouvoir des gouvernements de la mouvance nationale populiste. Il met un frein, en quelque sorte, au délitement du service public, puisqu’il impose des valeurs et des modalités de fonctionnement auxquelles chacun est obligé de se plier. Bien évidemment, la vision sous-jacente n’est pas celle d’une société démocratique. Elle ne repose pas sur les idéaux humanistes de neutralité, d’universalité et de solidarité, pas plus qu’elle ne cherche à défendre l’intérêt général.
Stéphane Germain