Ceci est une réponse à un billet publié sur le blog Mediapart de Mehdi Allal, chargé de TD en droit à Nanterre, qui offre sa plateforme à un texte rédigé par une étudiante de L1 en droit franco-russe, également à Nanterre. Ce cas n’a rien d’isolé : il s’inscrit dans une prolifération massive de contenus masculinistes, qui ne se cantonnent pas aux recoins bruyants des réseaux sociaux, mais infusent jusque dans les espaces universitaires, médiatiques, et institutionnels.
Le billet se présente comme une tentative d’analyse des mouvements masculinistes contemporains. Sous couvert de nuance, ce texte opère en réalité une entreprise de normalisation d’idéologies antiféministes, en prétendant distinguer entre des courants dits « radicaux » et d’autres prétendument « modérés », il participe activement à l’effacement du caractère fondamentalement réactionnaire et violent de l’ensemble de l’offre idéologique masculiniste.
Une absence d’autorité ou de méthode sur des phénomènes complexes
Le billet souffre d’un manque flagrant de rigueur analytique, aggravé par l'absence de compétences avérées, chez l’autrice comme chez l’hôte du blog, en matière de mouvements extrémistes, de rapports sociaux de genre ou d’idéologies antiféministes. Compte tenu de son domaine d’étude, l’autrice aurait pu, a minima, interroger les stratégies de normfare à l’œuvre par ces milieux : l’usage stratégique des normes, notamment juridiques, morales ou sociales, pour imposer ou maintenir une position de pouvoir. Mais rien de cela ne transparaît.
Cette manière légère, voire complaisante, d’aborder les masculinismes rappelle ce réflexe bien connu dans la lutte contre les violences fondées sur le genre : tout le monde a une opinion, personne ne prend la peine de consulter la recherche. Et l’on se retrouve avec des tribunes creuses, où le soupçon idéologique se dissimule derrière un vernis de « débat », pendant que l’expertise féministe, elle, reste superbement ignorée.
L’ensemble des milieux masculinistes militent pour la domination masculine.
L’affirmation selon laquelle certains courants masculinistes seraient « constructifs » relève d’une fiction militante, destinée à normaliser l’inacceptable. Tous les courants masculinistes - sans exception - reposent sur la remise en cause des droits des femmes et des minorités de genre, sur une opposition déclarée ou insinuée au féminisme, et sur la défense d’un ordre hiérarchique de genre, souvent par le recours, direct ou indirect, à différentes formes de violence.
Les variations entre ces courants - qu’elles tiennent au degré de virulence ou à la stratégie rhétorique employée - n’atténuent en rien leur nature idéologique commune ; au contraire, cette pluralité apparente renforce leur capacité à se diffuser dans l’espace public, sous des formes plus ou moins acceptables, mais toujours hostiles à l’égalité.
Des sources biaisées et disqualifiées
Dans son argumentaire, l’autrice mobilise des figures ouvertement controversées pour légitimer sa thèse d’une supposée « crise des garçons ». Elle cite notamment Warren Farrell, présenté comme un penseur important sur les difficultés masculines contemporaines. Or Farrell, ancien allié du féminisme, est devenu une figure centrale du mouvement masculiniste américain, précisément pour avoir retourné les concepts féministes à des fins antiféministes. Comme le rappelle Francis Dupuis-Déri dans un entretien à L’Humanité :
« Il a complètement retourné sa veste en écrivant des livres masculinistes basiques. Avec sa connaissance très fine du féminisme, il a pu inverser le vocabulaire et les concepts. »
Citer Farrell comme source légitime revient à reprendre sans recul les rhétoriques d’un acteur clé de la contre-offensive antiféministe des années 1990-2000.
De même, l’autrice mobilise Sauvons les garçons ! (2009) de Jean-Louis Auduc pour appuyer l’idée d’une crise éducative masculine. Or ce livre a fait l’objet de critiques importantes recensées par Anne-Marie Devreux, Catherine Monnot et Isabelle Clair dans la revue Travail, genre et sociétés (n°31, 2014). Les autrices soulignent notamment le flou conceptuel de l’ouvrage, l’absence de rigueur méthodologique et la posture idéologique implicite qui traverse l’ensemble du propos. Si elles ne le qualifient pas explicitement d’« antiféministe », elles soulignent que l’argumentaire repose sur des discours de toute puissance “féminisé”, et une lecture non critique des différences de genre à l’école.
Appuyer une démonstration sur de telles références, sans interroger leur méthodologie ni leur réception académique, tout en ignorant délibérément les travaux féministes sur les masculinités et l’éducation, revient à adopter un cadrage idéologique biaisé, et non à produire une analyse équilibrée ou informée.
Une rhétorique d’apparence modérée, mais fondamentalement antiféministe
L’autrice reprend à son compte une stratégie rhétorique bien documentée dans les études sur les masculinisme, consistant à déplacer la discussion depuis les violences masculines vers les « besoins des hommes », afin de justifier une remise en cause implicite du féminisme. Cette tactique a été analysée par Michael Salter dans son article Men’s Rights or Men’s Needs?, où il montre comment le langage de la « nuance » et de la « souffrance masculine » est mobilisé pour saper les revendications féministes tout en évitant les codes explicites de l’antiféminisme.
(Salter, Men’s Rights or Men’s Needs?, Australian Feminist Studies, 2015)
Une manipulation du débat public sous forme de chantage
Le passage final du billet est particulièrement alarmant : il consiste à affirmer que, faute d’écoute des masculinistes « raisonnables », les figures les plus radicales prendraient toute la place. Cette rhétorique constitue un chantage fondé sur la menace de violences, et un renversement total de la responsabilité : les féministes, déjà cibles de ces violences, devraient en plus être sommées de « dialoguer » avec leurs agresseurs pour garantir la paix sociale.
C’est là une violence symbolique supplémentaire, et un exemple typique de la manière dont les idéologies de domination recyclent le langage du dialogue ou de l’apaisement pour neutraliser les luttes féministes.
Des discours qui s’infiltrent partout, même là où on ne les attend pas
Ce texte n’est pas un effort de médiation, mais une entreprise de blanchiment idéologique. En mobilisant des figures controversées, en réhabilitant des ouvrages disqualifiés et en adoptant les rhétoriques masculinistes faussement égalitaires, il contribue à l’enracinement de discours antiféministes dans l’espace médiatique légitime.
Ces narratifs masculinistes infusent désormais dans tous les espaces, y compris dans ceux censés incarner le pluralisme progressiste, comme le Club Mediapart. Il est donc urgent que de telles publications soient reconnues pour ce qu’elles sont : des vecteurs de propagande masculiniste, et que des mécanismes de vigilance et de réaction soient mis en place lorsqu’elles sont signalées.
MAJ (22/7/25): J'ai signalé le billet pro-masculiniste dans l'espoir de le faire dépublier. L'équipe Le Club Mediapart a préféré valoriser ma "réponse étayée qui permettait de démonter les arguments de ce billet plutôt que de le dé-publier". En faisant ce choix, un contenu pro-masculiniste demeure en ligne.