Pourquoi les prisonniers font-ils la grève de la faim ?
Il n’y a que ceux qui n’ont jamais été incarcérés qui se posent cette question. C’est vu de l’extérieur que ça semble compliqué. De l’intérieur, c’est très simple, on n’a pas d’autres moyens de lutte, donc on en entame une. Ha-ha-ha.
Bon en réalité, il y en a encore quelques autres, mais je préfère les garder en réserve.
Alors, qui-est-ce qui est couché sur son lit en uniforme de prisonnier, crâne rasé, avec ses lunettes et une bible à la main ?
C’est moi !
Et avec la Bible, parce que c’est le seul livre que j’ai pu obtenir en trois semaines. Et sur le lit (violation superscandaleuse du règlement), parce que j’ai entamé une grève de la faim.
Et que faire d’autre ?
J’ai le droit à ce qu’un médecin vienne me voir et à recevoir des médicaments. Et c’est bête, on ne m’accorde ni l’un ni l’autre. La douleur au dos s’est étendue à la jambe. Certaines zones de la jambe droite, et maintenant de la gauche, ont perdu la sensibilité. C’est bien joli, mais c’est stressant.
Et en guise d’assistance médicale, on me torture par manque de sommeil (en me réveillant huit fois par nuit) ; l’administration pousse les détenus qui collaborent ouvertement avec elle (alias "chèvres") à intimider les prisonniers ordinaires pour qu’ils ne nettoient pas autour de mon lit. Ceux-ci me disent : « Lyosha, excuse-nous, mais on a peur tout bêtement. Ici c’est la région de Vladimir. La vie d’un prisonnier y coûte moins cher qu’un paquet de cigarettes. »
Alors, que faire ?
J’ai entamé une grève de la faim pour exiger qu’on respecte la loi et qu’on laisse le médecin que j’ai appelé venir me voir. Et donc, je suis couché, affamé, mais pour le moment j’ai mes deux jambes.
Et vous non plus, ne tombez pas malade !
Les colonies pénitentiaires à régime sévère, héritage du Goulag
La direction de la prison y délègue par exemple certains de ses pouvoirs aux détenus-collabos. Ceux-ci devront soutenir totalement l’organisation pénitentiaire à l’intérieur de l’établissement et dénoncer toute violation du règlement de la part des détenus ordinaires, les moyens employés allant de la menace à la violence. En échange, les gardiens ferment les yeux sur leurs écarts et leur font miroiter des raccourcissements de peine ou la libération conditionnelle, apprend-on dans le reportage web « La hiérarchie des collabos ».
Navalny s’en plaint dans une lettre auprès du directeur de la prison
Dans une lettre manuscrite adressée à Alexandre Alexandrovitch Moukhanov, le directeur de la prison où il se trouve, Navalny rappelle qu’il a quotidiennement demandé que son médecin soit autorisé à lui rendre visite conformément à la loi, mais que pour une raison ou pour une autre, la loi ne s’étend pas à son cas, et ce malgré la progression rapide des symptômes du dos vers la jambe droite puis gauche. Il s’exclame : « Au diable, cette jambe droite ! Alexandre Alexandrovitch ! Je me débrouillerai d’une façon ou d’une autre avec une seule » et poursuit néanmoins : « Mais je n’ai pas envie de perdre les deux, ce ne serait pas juste que tout le monde en ait deux, et moi, zéro ! » Il ajoute que les agents du FSB ayant essayé il n’y a pas si longtemps de le tuer à l’aide d’une arme chimique, il est « comme on dit, taraudé par le doute concernant les raisons de la maladie et les perspectives de guérison ». Il estime qu’il ne voit pas de sens à écrire encore des lettres, car la seule réponse qu’il reçoit prend la forme de pressions psychologiques. Et il s’adresse de nouveau au directeur ainsi : « Non mais sérieusement, Alexandre Alexandrovitch, comme dans les romans classiques qui se passent en prison, vous avez donné la consigne aux détenus-collabos (appelés couramment des “chèvres”), prêts à vendre leur propre mère pour une boîte de lait concentré sucré, de faire pression sur les détenus ordinaires (appelés couramment les “masses populaires”) pour qu’ils ne fassent plus le ménage autour de mon lit ? Ils me l’ont dit comme ça : “Excuse-nous, Alexey, mais nous avons tout simplement peur de débarrasser autour de ton lit.” Honnêtement, après la privation de sommeil des trois dernières semaines, j’attendais quelque chose de plus original que du sable répandu autour de mon lit, pendant que je vais à l’infirmerie. Mais ce truc est tout à fait du niveau des autorités pour lesquelles vous travaillez ! » conclut-il, réitérant sa demande de voir son médecin, et déclarant entamer une grève de la faim tant que cela ne se sera pas produit.
Les détenus de base, les collabos et la direction : des relations qui conduisent souvent à la révolte
On peut lire dans Libération comment par exemple le 9 avril 2020 dans la colonie pénitentiaire IK-15 d’Angarsk, près d’Irkoutsk, en Sibérie, un prisonnier a montré dans une vidéo son avant-bras ensanglanté, couvert d'un bandage. « Alors voilà, le gardien G. m'a passé à tabac aujourd'hui. Je me suis ouvert les veines, parce que les miliciens peuvent faire ce qu'ils veulent avec nous, c'est pas la première fois » dit-il en demandant qu’on prenne des mesures. Quand les gardiens apprennent l'existence de la vidéo, continue Libération, ils passent une seconde fois à tabac le détenu qui s'y plaignait. En geste de soutien, 17 autres détenus s'ouvrent à leur tour les veines avec des éclats de verres obtenus en fracassant des caméras de vidéosurveillance. Le 10 avril, le conflit s'aggrave et tourne à la révolte. Les détenus se barricadent dans la zone industrielle et mettent le feu à plusieurs baraquements. L'incendie se propage très rapidement. Le soir, poursuit Libération, environ 300 soldats des forces spéciales lancent l'assaut. Dans la nuit du 10 au 11 avril, l'administration pénitentiaire annonce avoir « réprimé la révolte », et ouvert une instruction pour « perturbation du bon fonctionnement d'une colonie pénale », un crime puni de trois à douze ans d'emprisonnement supplémentaires.
Plus récemment encore, dans la colonie pénitentiaire à régime sévère IK-47 de Kamensk-Oural, une émeute a éclaté dimanche 28 mars, comme le rapporte le média Ekaterinburg online, e1.ru :
« Des parents et amis des détenus ont très vite signalé qu’un très grand nombre de détenus avaient commencé à s’ouvrir les veines pour protester contre la violence des détenus-collabos et qu’ils avaient été menacés de viol. Pour sa part, l’administration centrale a jugé la situation dans l’établissement « stable et gérée ».
D’après la défenseuse des droits, avocate du Centre interrégional pour les droits humains Larissa Zakharov : « Mon client, un condamné, m’a appelée, pour me dire qu’il s’était passé la même chose qu’à IK-2 [la prison où est incarcéré Navalny] en 2019 (selon les prisonniers, 200 personnes s’étaient alors mutilées en signe de protestation)
Une mère confirme au journaliste d’E1.ru : “La dernière fois que mon fils a appelé, ça a coupé. Il a dit qu’ils s’étaient tous ouvert les veines. Aucune ambulance n’est appelée, et on les menace de viol. Le personnel de la prison tente d’étouffer les choses. Les prisonniers ne demandent rien : pas d’amélioration des conditions de vie, rien. Tout ce qu’ils veulent, c’est que les médias viennent sur place et montrent à quel point c’est le chaos. »
Mais les médias gouvernementaux gèrent la propagande
Comme on peut lire sur le compte Twitter officiel de Navalny :
A la place du médecin est arrivée aujourd’hui, accompagné de caméras vidéo, la misérable propagandiste de RT (chaîne financée par le gouvernement russe) Maria Butina (arrêtée en 2018 par le FBI pour espionnage et condamnée à une peine de 18 mois, elle sera renvoyée en Russie au bout de 5 mois d’emprisonnement). Elle s’est écriée que c’était la prison la meilleure et la plus agréable qui soit. Navalny l’a engueulée pendant 15 minutes devant les prisonniers, la traitant de parasite et de servante des voleurs au pouvoir.
Après cela, Butina est allée enregistrer des interviews avec des détenus-collabos qui vont lui dire à quel point tout se passe bien ici. Un reportage rempli de mensonges.
Il est à noter qu’il y a quelques années, selon le media en ligne Fontanka.ru, la chaîne RT elle-même avait publié une interview du nationaliste Dmitry Demushkin, qui y décrivait l’enfer qu’avait été pour lui la prison IK-2 de Pokrov, où il avait purgé deux ans. Demushkin dans sa chaîne Telegram s’étonne maintenant : « Intéressant, quand est-elle (Butina) devenue une référence en Russie ? depuis l’arrivée de Navalny ? » Et il soulève un coin du voile : « Butina a fait un interview des détenus-collabos (chèvres) où ils racontent que tout est formidable dans la prison, et puis elle a déclaré dans sa chaîne Telegram que Navalny avait entamé une grève de la faim pour que les sanctions (contre la Russie) soient renforcées ».
On le fait mourir lentement
Dans une vidéo sur Twitter, le docteur Leonid Vilensky anesthésiste russe spécialiste du traitement de la douleur installé à New York depuis plus de 20 ans détaille ses conclusions face au tableau communiqué par ses collègues radiologues en Russie devant l’IRM pratiquée sur Navalny. Le médecin décrit un prisonnier souffrant d’une part d’une polyneuropathie résultant de son empoisonnement aux organo-phosphorés du mois d’août qui abaisse fortement le seuil de sensibilité à la douleur et d’autre part d’une pathologie grave à type de hernie de la partie basse du rachis touchant plusieurs disques vertébraux lombaires et sacrés : protrusion postérieure des disques L5-S1 et L3-L4 et hernie foraminale droite L4-L5. Il estime comme tous ses collègues qu’une aide médicale spécialisée est nécessaire en urgence, d’autant que le patient a perdu 8 kg depuis son arrivée en prison.
C’est d’ailleurs pour cela qu’un médecin membre du syndicat Alliance des médecins à l’origine de la pétition qui rassemble plus de 1000 médecins lance ce cri d’alerte : « On le fait mourir lentement » et qu’il lance un ultimatum aux autorités : si lundi 5 avril on n’a toujours pas autorisé Alexey Navalny à aller consulter un médecin neurologue spécialiste, alors eux, les médecins iront le voir mardi dans sa prison et exigeront que s’achèvent immédiatement mauvais traitement et intimidation du patient ; ils resteront là-bas (médecins et personnels infirmiers unis) tant que n’aura pas été accordé à cet homme innocent l’aide médicale indispensable, ni arrêtée, la privation de sommeil ; il conclut son appel en disant : « Dans notre pays un tel état de fait ne peut perdurer. »
Un acte courageux quand on sait que le 4/02/2021 décédait à 55 ans d’une crise cardiaque dans son service Sergey Maximishin, médecin chef adjoint du service d’anesthésiologie-réanimation du centre des urgences n°1 d’Omsk, où Navalny a été hospitalisé en août dernier. Le 26/03, c’était au tour de Rustam Agishev, le chef de service d’orthopédie et de traumatologie de l’hôpital, de décéder. En octobre, le médecin de l’hôpital qui avait pris en charge Navalny lors de son arrivée et communiqué avec les médias et les médecins allemands avait, lui, fait part de sa démission et de son départ dans le privé car il « préférait la chirurgie aux tâches administratives », rapporte RadioSvoboda.