Sulayman Al Bassam (avatar)

Sulayman Al Bassam

Metteur en scène, dramaturge et acteur anglo-koweitien - Théâtre SABAB

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 4 novembre 2024

Sulayman Al Bassam (avatar)

Sulayman Al Bassam

Metteur en scène, dramaturge et acteur anglo-koweitien - Théâtre SABAB

Abonné·e de Mediapart

Arrêtez de nous faire taire

En réponse aux amis et collègues des théâtres et institutions culturelles occidentaux qui s'opposent à l’association des mots « génocide » et « Israël », cette tribune dissèque les raisons de ce refus, alimenté par l’idéalisation de l’Etat d’Israël, la culpabilité de l’Holocauste, et la déshumanisation des victimes. Par Sulayman Al Bassam, metteur en scène, dramaturge et acteur anglo-koweitien.

Sulayman Al Bassam (avatar)

Sulayman Al Bassam

Metteur en scène, dramaturge et acteur anglo-koweitien - Théâtre SABAB

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

ARRETEZ DE NOUS FAIRE TAIRE

Aux amis et collègues des théâtres et institutions culturelles occidentaux qui, en réponse à ma précédente lettre ouverte intitulée « NE NOUS TUEZ PAS », se sont opposés à ce que le mot « génocide » soit associé au nom « Israël », affirmant que cette association d'idées mine le débat et rend votre solidarité impossible, je vous réponds la lettre suivante.

La notion de génocide a été clairement définie à la suite de l’extermination systématique de Juifs en Europe. La « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide », adoptée en 1948 et ratifiée par 149 États, définit le génocide comme un crime commis dans l’intention de détruire, ou tout, ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. En mars 2024, les Nations Unies ont publié un rapport spécial sur les actions d'Israël à Gaza, intitulé « Anatomie d'un génocide », dans lequel la Rapporteuse spéciale de l’ONU a déclaré : « J'estime qu'il y a des motifs raisonnables de croire que le seuil indiquant la commission du crime de génocide contre les Palestiniens en tant que groupe à Gaza a été atteint ».

Malgré cela, vous continuez à nous refuser l'association des mots « génocide » et « Israël ». 

Pourquoi ?

Selon vous, reconnaître les actes de génocide d'Israël, c'est soutenir les ennemis d'Israël, à savoir les organisations comme le Hamas et le Hezbollah, ou le régime iranien. Associer le génocide à Israël, selon vous, c'est s'allier aux terroristes. Edward Saïd affirmait qu'entre la loyauté envers une idéologie ou un projet national et la critique, l'intellectuel doit toujours donner une priorité catégorique à la critique. Ainsi, pour cet intellectuel, écrivain et activiste Palestinien-Américain, la critique est une condition préalable à la solidarité.

En ce qui me concerne, ces lettres ouvertes ne cherchent pas à cautionner les actes criminels du Hamas ou du Hezbollah, ni la théocratie en Iran. J'ai passé ma vie à critiquer ces régimes, à œuvrer contre eux et leurs équivalents par le biais de ma production théâtrale : ces régimes sont également mes ennemis. Cependant, je ne peux tolérer que mon aversion morale à leur égard me rende complice des crimes d'Israël contre l'humanité. Alors, comment pouvez-vous cautionner cela pour vous-même ? 

En vous autorisant à le faire, vous vous placez volontairement dans un labyrinthe mental qui conduit à l'aveuglement moral.

Depuis l'Holocauste, Israël représente un idéal pour vous, pour l'Occident : un havre de paix sur terre pour les Juifs et un phare des valeurs démocratiques dans un Moyen-Orient autocratique et non laïque. Vous souffrez de voir cet idéal défiguré. Cette douleur, à son tour, vous rend aveugle à la cause de la défiguration d'Israël, à savoir Israël lui-même. En Allemagne, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et ailleurs, il est aujourd'hui interdit de critiquer le comportement d'Israël. La solidarité envers les victimes d'Israël est criminalisée. Comme je l'ai compris, certains d'entre vous cherchent à contrer ces réglementations antidémocratiques en créant des ‘safe space’, des espaces de dialogue, au sein de vos institutions culturelles dans lesquels les « deux côtés » peuvent être entendus. Ces espaces existent-ils ? Un espace où un criminel ne peut pas être nommé criminel n'est pas un « safe space », encore moins pour les victimes. C'est un espace acritique : un espace sombre, moralement aveugle et autoritaire. En éliminant toute possibilité de critique, l'ensemble de votre système judiciaire, éthique, sociétal devient complice des criminels. Auriez-vous réclamé un tel espace au sein de vos institutions pour les populations juives européennes et les nazis pendant l'Holocauste ? 

Il est difficile d'envisager sa complicité avec le mal. De nombreuses gymnastiques mentales et morales sont nécessaires pour se réconcilier avec cela ; elles reposent cependant sur un dénominateur commun, à savoir : occulter et éliminer l'humanité des victimes. Dans cette logique, il n'y a pas de crime contre l'humanité, car les victimes de ces crimes ne sont pas vraiment humaines. Ce sont des « dommages collatéraux », des terroristes en germe, des « boucliers humains » ou, comme le ministre israélien de la défense Yoav Gallant appelle les Palestiniens, des « animaux humains ». A travers ce processus de criminalisation et de déshumanisation de toute une population, les victimes de la violence israélienne deviennent indignes de votre sympathie humaine et de votre soutien politique. 

Peut-être êtes-vous également conscient que votre soutien aveugle aux lois d'apartheid et au comportement génocidaire d'Israël alimente la défiguration même que vous craignez. Peut-être savez-vous qu'en suspendant votre propre boussole morale, vous abandonnez une partie très précieuse de votre être : votre sens de la justice et votre humanité. En agissant de la sorte, vous êtes peut-être conscients d'alimenter les sources mêmes de l'antisémitisme que vous et vos législateurs essayez si frénétiquement d'éliminer. Vous vous placez volontairement dans le labyrinthe du Minotaure. Ni en tant que Thésée, ni en tant que Minotaure. Vous êtes plutôt l'esprit du labyrinthe lui-même : le sinueux muet perdu dans ses propres circonvolutions.

Vous construisez des labyrinthes pour vous réduire au silence. Nous refusons vos labyrinthes : arrêtez de nous faire taire.

Sulayman Al Bassam

www.sabab.org

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.