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Billet de blog 4 octobre 2021

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La chaîne YouTube d’Éric Zemmour : starter d’une campagne électorale en catimini

Éric Zemmour semble avoir le don d'ubiquité. En cette rentrée, il est partout, tout le temps. Alors que sa candidature à l’élection présidentielle ne fait plus grand doute, et à défaut d’avoir quelque chose de nouveau à dire sur le fond de sa « pensée », il devient urgent de questionner sa toute première stratégie de marketing électoral : le lancement d'une chaîne YouTube.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

        Un mois que l’auteur du Premier sexe est omniprésent médiatiquement. Un mois aussi que sa chaîne YouTube est active. La première vidéo a été postée le 4 octobre dernier. Elle s’intitule « Éric Zemmour à la croisée des chemins : mon livre ». Le polémiste annonce sa tournée promotion dans toute la France, en un peu plus d’une minute, et termine sur une maxime aux airs de slogan : « la France est à la croisée des chemins, mais elle n’a pas dit son dernier mot. » Le cadrage de la vidéo est fixe et rapproché, centré sur la figure du polémiste ; le décor est verdoyant, c’est un extérieur en couleurs. Éric Zemmour se met en scène sur YouTube. Ce premier contenu intervient alors que le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) discute un possible décompte de son temps de parole ; sentence qui sera finalement prononcée quelques jours plus tard, le 8 octobre.

C’est à ce verdict que la deuxième vidéo YouTube du polémiste est consacrée, intitulée « Réaction d’Éric Zemmour à la décision du CSA (réponse à Cyril Hanouna) ». Les titres sont écrits à la troisième personne, ce qui laisse à penser que le futur candidat ne gère pas seul son réseau. Ce deuxième contenu est signé de l’esprit d’Éric Zemmour, celui qui l’a consacré médiatiquement : produire du « clash », dénoncer, se faire la victime d’un complot médiatique ourdi pour l'éteindre. « Hier on m’apprenait que la justice m’avait relaxé dans un énième procès politique et quelques heures plus tard on me disait que le CSA avait décidé de comptabiliser mon temps de parole comme une personnalité politique. […] Depuis des mois, des ministres du gouvernement Castex, des députés en Marche, s’époumonaient contre ma présence à l’antenne de CNEWS, on se demandait vraiment ce qui les dérangeait. » Le verbe est à la défense, Zemmour fait acte de probité. Il rappelle que sa liberté d’expression est garantie – si ce n’est « augmentée » - par sa carte de presse. Et la suite de la vidéo résonne en diatribe contre les prévarications qui auraient piloté la décision des membres du Conseil : « Le CSA a montré, a révélé sa partialité politique. Et il suffit d’ailleurs de regarder le parcours de tous les membres du CSA pour comprendre d’où ils viennent et où ils veulent aller. […] Vous avez compris, l’objectif est de me faire taire. Mais je ne me tairai pas. »

        C’est certain. Sa chaîne YouTube lui offre une nouvelle tribune quotidienne. Mieux. Cet espace d’expression est même dépouillé de toute contradiction formelle, contrainte avec laquelle le polémiste devait modestement composer lorsqu’il s’exprimait dans les médias traditionnels. La décision du CSA ne solutionne donc que partiellement le problème, ou plus exactement : le délocalise. Deux effets perlocutoires sont produits par la décision. La sentence permet à Éric Zemmour de se constituer en victime du « système » (les candidats potentiels mais non-déclarés n’étant pas encore décomptés). Et contribue à faire de sa figure le symbole des damnés médiatiques, sacrifiés sur l’autel de la « bien-pensance ». D’une décision qui se voulait réguler l’extrême exposition du polémiste dans l’espace médiatique, on observe un autre mouvement. Il reste omniprésent dans les médias, et investit les réseaux sociaux. Il élargit les cadres de sa parole politique, gagne en résonnance.

En un mois d’activité sur YouTube, force est de constater que sa chaîne est une « réussite » : 12 vidéos postées, 221 000 abonnés et 4 023 235 vues cumulées sur la chaîne. Le succès d’Éric Zemmour sur YouTube est en partie conditionné par son capital médiatique, mais pas seulement. S’il semble séduire d’accoutumée les franges les plus âgées et conservatrices de l’électorat, ce n’est en aucun cas les caractéristiques majoritaires des publics sur YouTube. Éric Zemmour semble donc draguer plus largement qu’il n’y paraît, et les chiffres de sa chaîne en témoignent. La comparaison peut aider à se faire une idée de son succès numérique. Sur Twitter, où le polémiste est actif depuis octobre 2019, son compte recense 239 191 abonnés, soit juste un peu moins que sa chaîne YouTube en un mois. Sur Facebook, c’est 48 562 j’aime sur sa page et 81 326 abonnements. Mais la comparaison n’en est que plus pertinente si l’on s’attarde sur d’autres candidats-youtubeurs. Marine Le Pen, véritablement active sur la plateforme depuis sa débâcle au second-tour de l’élection présidentielle, ne recense « que » 49 700 abonnés ; Jean-Luc Mélenchon, pionnier sur YouTube parmi ceux qui occupent la sphère politique, dispose de 579 000 abonnés. C’est beaucoup plus qu’Éric Zemmour, mais c’est une base de fidèles construite dans le temps et au prix d’innovations de communication diversifiées (« Pas vu à la télé » ; « La revue de la Semaine », meeting en réalité augmentée…).

        L’utilisation de YouTube par le polémiste d’extrême-droite soulève ainsi plusieurs questions que j’avais à cœur de discuter ici : dans quelle mesure l’activité d’Éric Zemmour sur la plateforme acte-t-elle sa candidature à l’élection présidentielle ? Et en quoi sa chaîne a-t-elle vocation à devenir centrale dans sa stratégie de communication ?

La chaîne YouTube d’Éric Zemmour : lancement d’une campagne électorale en catimini

     Il est de bon ton, lorsque l’on souhaite candidater à la présidence de la République, d’investir la sphère médiatique. Il est aussi nécessaire, pour apparaître un peu plus « sérieux » et présidentiable, de rencontrer la société civile en allant sur le terrain. Tout cela, Éric Zemmour l’a bien compris. Je le mentionnais en préambule, la première vidéo postée sur la chaîne YouTube de l’ex-chroniqueur de CNEWS annonçait sa tournée hexagonale, « la croisée des chemins », pour faire la promotion de son dernier livre (et, semble-t-il, prendre la température auprès des Français avant d’annoncer officiellement sa candidature).

Le site Croisée des chemins recense les différents déplacements pour la promotion du dernier livre d’Éric Zemmour. Il ressemble à s’y méprendre à un site de campagne. Il en reprend les codes et l’esprit : fond blanc, style sobre et épuré. On peut s’y inscrire, acheter le dernier livre du polémiste, se renseigner sur les événements et il y a même un espace « presse ». La circulation des publics est pensée dans le dispositif du site. L’internaute est renvoyé vers les différents réseaux sociaux du candidat (via l’utilisation des icônes en bas de l’écran), mais un seul canal est véritablement mis en avant : la chaîne YouTube. Sur l’accueil du site, la vidéo évoquée plus tôt qui annonce sa tournée. La filiation entre les deux dispositifs se tissent, elle dit déjà l’importance que prendra sa chaîne dans la conduite de sa campagne.

Le 13 septembre, Éric Zemmour se remet en scène sur YouTube. Il entérine officiellement le lancement de sa chaîne dans une vidéo dédiée. Son discours prend les formes d’un réquisitoire pathémique : « Bonsoir à tous. C’est une soirée un brin particulière pour moi. Pour la première fois depuis deux ans, je n’étais pas à l’antenne de CNEWS… La décision du CSA a rendu inéluctable la fin de l’émission. C’était d’ailleurs l’objectif poursuivi. Le gouvernement en a rêvé, le CSA l’a fait. […] Pendant ce temps-là, sur le service public, des journalistes déversent sans gêne leur propagande subventionnée par les impôts des Français sans que le CSA ne s’alarme de cette politisation outrageuse de l’antenne. » Accent complotiste, ethos de délateur et stratégie de victimisation. Vulgaire et fallacieux. Éric Zemmour, en préparant comme il le fait sa candidature à l’élection présidentielle, n’est plus un simple éditorialiste et ne peut être considéré comme tel, à l’inverse de tous les autres qu’il met en cause dans son argumentation. Voilà pourquoi sa défense est faible, sinon ridicule. La conclusion de la vidéo est de surcroît une annonce de campagne à peine déguisée : « C’est donc une page qui se tourne. Mais nous continuerons d’écrire la suite. Rejoignez-moi sur ma chaîne YouTube où j’interviendrai régulièrement. Je viendrai aussi à votre rencontre à partir de ce vendredi à Toulon. Bonsoir à tous, et à très bientôt ! » Cette vidéo marque l’importance de sa chaîne YouTube dans sa stratégie de campagne, et avoue à demi-mot sa candidature. Il n’est plus question de « tournée promotion » mais de rencontrer les Français. Il n’est plus question de lire mais d’intervenir. Difficile de faire plus clair.

Dans mon mémoire de master 2 qui traitait des dénonciations populistes sur YouTube[1], j’ai dressé une typologie des genres de vidéo présents sur les chaînes des personnalités politiques : les vidéos de « parti » (intervention dans des meetings, rencontres des citoyens sur le terrain, conférences, clips de campagne, etc.), les vidéos de « reprise médiatique » (archives des interventions dans les médias traditionnels), les vidéos de petite-phrase[2] (moments saillants des vidéos de reprise médiatique sous forme d'extraits, et conçus pour circuler sur différents réseaux sociaux) et les vidéos « YouTube » (tous les contenus pensés spécifiquement pour le dispositif, où généralement la personnalité se met en scène sur un format podcast).

Éric Zemmour est actif sur YouTube depuis un mois, et il est ainsi possible de saisir les premiers ressorts de sa stratégie. Fait plutôt contre-intuitif, sinon étrange, l’ex-chroniqueur de CNEWS publie peu de vidéos de « reprise médiatique ». Contrairement aux autres personnalités qui archivent la plupart de leurs interventions dans les médias traditionnels, la chaîne du polémiste ne recense que deux contenus de ce genre ; son interview par Jean-Jacques Bourdin et son passage chez Ruth Elkrief. Le débat contre Jean-Luc Mélenchon sur BFMTV n’est pas revalorisé sur la chaîne, par exemple. Par ailleurs, aucune vidéo de petite-phrase n’est pour l’heure publiée. Les vidéos de « parti » font cependant florès. À ce propos, la terminologie du genre n’est pas appropriée pour aborder la position d’Éric Zemmour (lui qui est un candidat « hors-système » et « hors-mouvement »), mais nous nous en accommoderons facilement. Ces vidéos de « parti » représentent ainsi un tiers des publications du polémiste, elles sont au nombre de quatre. Elles retracent les deux derniers déplacements du candidat dans le cadre de sa « croisée des chemins » ; le 18 septembre à Toulon et le 3 octobre à Lille. Chaque déplacement bénéficie de deux vidéos. Une première, qui reprend sur un format long la conférence tenue par le polémiste devant une salle comble et en délire. Et une seconde, qui stylise sur un format court le déplacement en le grimant à l’image d’un clip de campagne. On y montre les coulisses de l’excursion, les images sont d’une qualité remarquable et une musique épique est ajoutée, presque chevaleresque. L’ensemble des procédés traduit l’affrontement électoral à venir, aux chants des « Zemmour président ! ».

        Il est enfin un dernier genre de vidéo que n’avons pas encore abordé et qui est plébiscité par le polémiste depuis le lancement de sa chaîne. Les vidéos dites « YouTube » représentent la moitié des contenus, six au total. Éric Zemmour se met donc en scène régulièrement sur son canal. Si le décor est mouvant (il est tantôt dans un jardin, tantôt dans un salon, un bureau ou encore devant le parc des Invalides), le cadrage fixe et rapproché sur sa figure ne change pas. La durée des vidéos est variable mais n’excède pas dix minutes. Dans ces contenus, Éric Zemmour détaille ses obsessions, positions et dénonciations, le tout sans contradicteur. Il commente comme nous l’avons vu la décision du CSA par deux fois, mais aussi la rupture du « Contrat du siècle » avec les Australiens ou encore l’identité française. Avec toujours une même ligne de conduite : la dénonciation de la « défrancisation » ; un processus qui ferait de la France une autre qu’elle-même pour la dissoudre dans les méandres européens.

Un dispositif central dans la stratégie électorale du candidat Zemmour

        Plusieurs raisons expliquent la prépondérance des vidéos « YouTube » dans la stratégie d’Éric Zemmour. La plus évidente : il a le privilège de détailler ses positions sans contradiction. Pas de contrainte de temps, pas de contraintes de formes, un peu dans les mots (YouTube a par exemple déréférencé son interview avec le média numérique Livre Noir). Mais ce n’est pas le seul élément qui fait de la chaîne YouTube du polémiste le dispositif central de sa campagne. Une des raisons tient aussi dans la démocratisation de la vidéo dans les communications politiques[3]. Jean-Luc Mélenchon avait ouvert la voie en 2017, en menant une campagne vidéo intensive en ligne dans le cadre de l’élection présidentielle, en particulier sur YouTube. La politologue Anaïs Theviot parlait alors de l’avènement d’une « nouvelle grammaire » de la communication politique[4]. Le leader insoumis avait réussi à créer de l’engouement autour de sa figure en mimant les codes d’expression des « youtubeurs stars » pour son marketing numérique : format podcast, décor de salon, adresse directe aux abonnés sur un ton familier et décontracté.

Aujourd’hui, et comme nous le voyons avec le cas d’Éric Zemmour, le format podcast et la « grammaire youtubeur » se sont largement diffusés dans les pratiques des professionnels de la politique. L’utilisation de YouTube va par ailleurs permettre au polémiste d’extrême-droite d’influencer le cadrage médiatique tout en attirant des nouveaux publics à lui (surtout quand l’on sait l’aversion croissante des « jeunes » pour la télévision traditionnelle). Antoine Bristielle explique aussi que YouTube est plébiscitée par les candidats se réclamant du « hors-système »[5]. Là encore, Éric Zemmour trouve un moyen de renforcer son image et de donner corps à sa victimisation. Comme il le clamait dans sa vidéo où il officialise le lancement de sa chaîne, il s’agit d’une réponse à "ceux qui veulent le faire taire". Idée qui renforce son positionnement dans l’arène politique et le performe en résistant face à la « bien-pensance » qui le « censure ». Mais le politologue de la fondation Jean-Jaurès ajoute que YouTube permet aussi de construire son agenda médiatique, tout en s’écartant du « jeu politique » - la bataille entre les partis. Là encore une aubaine pour le polémiste, qui a répété à l’envi vouloir « imposer ses thématiques dans le débat ». Éric Zemmour se met ainsi en scène devant ses audiences pour contourner le jeu partisan.

            Finalement et de manière plus conjoncturelle, l’utilisation de la plateforme par Éric Zemmour illustre « l’affaiblissement des grammaires institutionnelles » analysé par Christian Le Bart[6]. Il faut investir les lieux nouveaux d’expression du politique, en adoptant un style s’inscrivant dans le registre individuel : « La critique du monde partisan et des professionnels de la politique a accéléré ce qui s’apparente à un renversement des hiérarchies symboliques, l’extériorité par rapport au monde politique devenant un atout. Ainsi des champions sportifs devenus ministres des sports, ainsi des journalistes et hommes de télévision, des universitaires, des grands patrons... Ces ouvertures témoignent d’un déclin (évidemment très relatif) de l’autonomie du champ politique et d’une porosité croissante entre cet univers et des univers voisins. Et c’est à l’évidence la visibilité médiatique qui, parce qu’elle fonctionne comme une ressource transversale, permet le plus souvent cette porosité. »[7] L’impératif de visibilité amène ainsi une « peopolisation » du politique, où la présence médiatique fonde le capital politique des acteurs en compétition. Voilà peut-être une voie d’explication aux percées spectaculaires du polémiste dans les enquêtes d’opinion, et une invitation pressante à confronter son incompétence sur des sujets différents de ceux qui l’ont mis en lumière.

[1] Swan Dufour, sous la direction de Frédéric Lambert, Les dénonciations populistes au prisme de la trivialité. Analyse des chaînes YouTube de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, Mémoire de Master 2 à l’IFP de l’Université Paris II Panthéon-Assas, juin 2021, en ligne : Microsoft Word - DUFOUR_MEM_M2INFORMATION-COMMUNICATION (u-paris2.fr) 

[2] Alice Krieg-Planque, « Les "petites phrases" : un objet pour l’analyse des discours politiques et médiatiques », Communication & Langages, 2011/2, n°168, pp.23-41.

[3] David Douyère, Pascal Ricaud, « Youtube, un espace d’expression politique », Politiques de communication, 2019/2, n°13, pp.15-30.

[4] Anaïs Theviot, « Faire campagne sur YouTube : une nouvelle « grammaire » pour contrôler sa communication et influer sur le cadrage médiatique », Politiques de communication, 2019/2, n°13, pp.67-96.

[5] Antoine Bristielle, « YouTube comme média politique », Mots. Les langages du politiques, n°123, 2020, pp.103-121.

[6] Christian Le Bart, « La fabrique des personnalités politiques », in. Nouvelle sociologie politique de la France, Armand Colin, Paris, 2021.

[7] op. cit., p.163.

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