Sylvain Bourmeau

journaliste, producteur de La Suite dans les Idées (France Culture), et professeur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Journaliste à Mediapart

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Billet de blog 23 octobre 2009

Sylvain Bourmeau

journaliste, producteur de La Suite dans les Idées (France Culture), et professeur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

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Clearstream: une révélation

S'ils avaient voulu redorer le blason de leur entreprise, les dirigeants de la chambre internationale de compensation qui a donné son nom à l'affaire Clearstream ne s'y seraient pas pris autrement.

Sylvain Bourmeau

journaliste, producteur de La Suite dans les Idées (France Culture), et professeur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Journaliste à Mediapart

S'ils avaient voulu redorer le blason de leur entreprise, les dirigeants de la chambre internationale de compensation qui a donné son nom à l'affaire Clearstream ne s'y seraient pas pris autrement. Associée à une affaire insensée, la marque a fini par recouvrir en totalité l'activité pourtant essentielle de ce rouage du capitalisme financier. Par un tour de passe passe involontaire, Clearstream, dont le nom a saturé l'espace public ces dernières semaines, est redevenue aussi invisible qu'elle l'était avant que Denis Robert l'éclaire de ses Révélations en 2001.

Achevé cette semaine avec les réquisitions du procureur suivies des plaidoiries des avocats de la défense, le très médiatisé procès Clearstream offre une belle occasion de s'interroger sur notre représentation du monde, sur la manière dont la réalité est construite - en l'occurrence judiciairement et médiatiquement à la fois. Non pas revenir, bien qu'il y aurait beaucoup à dire, sur la construction judiciaire et juridique même de l'affaire, les failles, les vides d'une l'instruction, que le président du tribunal n'a jamais vraiment cherché à combler durant les audiences. Ainsi de la définition discutable des contours du « groupe des prévenus » qui aurait pu être plus large, ou plus étroit, ou bien encore du statut exceptionnel accordé à une victime aux dépends de toutes les autres. Tout cela fut remarquablement analysé par Mediapart au cours du procès.

Au détriment, parfois, d'un cadre d'analyse plus large, pourtant si pertinent dans la période que nous traversons, marquée par une crise aiguë de la finance comme par les discours des chefs d'Etat et de gouvernement sur la «nécessaire moralisation» du capitalisme et la lutte contre le blanchiment et les paradis fiscaux. Personne ou presque ne fait plus le rapprochement entre l'affaire Clearstream et Clearstream. Et, loin de renvoyer à la machine de la finance qu'elle demeure, cette marque en est venue à désigner une machination politique qui n'a que peu de rapports avec un capitalisme financier... qui ne figurait fort logiquement pas sur le banc des prévenus.

Un journaliste y était assis, lui. A tort si l'on en croit le procureur lui-même, qui a demandé sa relaxe. Un journaliste qui a commis, c'est l'évidence, de graves erreurs en se laissant embarquer dans une aventure qui n'avait plus grand chose à voir avec l'exercice ordinaire de son métier. Un journaliste qui pourtant, et cela semble désormais totalement oublié, a en quelque sorte ouvert cette séquence à multiples rebondissements qu'on nomme désormais l'affaire Clearstream, en produisant une extraordinaire révélation. Une seule. Et non plusieurs comme le laissait penser le titre de son premier livre sur la question. Une seule mais de taille : l'existence même de Clearstream. Rien de moins.

Si, au café du commerce, tout le monde a sa petite idée sur qui a manipulé qui dans cette pitoyable affaire, combien de gens savent aujourd'hui, à l'issue de ce procès, ce qu'est Clearstream ? Ils étaient pourtant encore bien moins nombreux à en avoir la moindre idée en 2001 lorsque Denis Robert publia ses Révélations, qu'il aurait donc dû titrer Révélation, au singulier.

Je peux en témoigner pour avoir à l'époque, aux Inrockuptibles et à France-Culture, sollicité des spécialistes de la finance. Tous découvraient à cette occasion le rôle central d'une chambre de compensation dont ils connaissaient bien sûr le principe de fonctionnement mais assurément pas l'importance. Au même moment, un ensemble de magistrats spécialisés dans les affaires financières, publiaient dans Le Monde une tribune dans laquelle ils avouèrent la même chose, soulignant pour cette raison, le grand intérêt de cette enquête. Ils savaient désormais qu'à la condition d'obtenir des commissions rogatoires internationales, ils pourraient retrouver chez Clearstream, notaire mondial de la finance, la trace des flux financiers qu'ils cherchaient dans le cadre de leurs enquêtes.

Cette révélation, utile aux magistrats et à d'autres professionnels, était aussi, et peut-être surtout, une information nécessaire à tous les citoyens curieux de la marche du monde, attentifs à ses transformations. Sans vraiment en prendre la mesure, Denis Robert avait produit une révélation. Comme M. Jourdain faisait de la prose. Car le problème du livre de Denis Robert, bien avant que Clearstream ne devienne une affaire judiciaire, c'est qu'il était déjà construit judiciairement. Comme tous ses collègues journalistes d'investigation, y compris ceux qui le détestent, c'est-à-dire la quasi-totalité d'entre eux, Denis Robert voit le monde, par déformation professionnelle, à travers des lunettes judiciaires, traquant l'illégalité plutôt que d'essayer de décrire la société. A vouloir trouver du crime à tous les étages, des comptes cachés ou non-publiés, des mafias russes et j'en passe, Denis Robert a perdu de vue l'essentiel, qui n'a rien d'illégal, qui n'était pas dissimulé mais que, néanmoins, personne ne voyait : en se transformant peu à peu, depuis le début des années 70, Clearstream, cette boîte noire, avait été, et continue d'être, l'un des principaux outils de la montée en puissance du capitalisme financier international, cette nouvelle réalité économique qu'il nous aura fallu au moins vingt ans pour commencer à cerner.

Obnubilé par la chasse aux bandits de tout poil, à laquelle il donnait de surcroît des accents héroïco-romantiques, Denis Robert avait noyé l'essentiel, le mégascoop, dans un fatras de fausses pistes alimenté de foireux petits tuyaux. Le mégascoop, en l'occurrence, consistait en sa révélation au sens propre de Clearstream, son récit du processus historique et technique par lequel cette chambre de compensation s'est imposée comme l'un des outils majeurs de la mutation du capitalisme depuis le début des années 70. Denis Robert n'est pas complètement passé à côté de l'histoire, il l'a juste enfouie sous ses propres fantasmes. Reconnaissons-lui quand même son extraordinaire découverte, qui fait de son livre, en dépit du reste, un texte important.

L'information produite par Denis Robert fut donc assez largement ignorée, à l'exception notoire des magistrats suscités et de quelques responsables politiques qui s'en saisirent, à l'instar de Vincent Peillon et Arnaud Montebourg, à l'époque responsables d'une Mission parlementaire sur le blanchiment et les paradis fiscaux. Il y a encore trois ans, en avril 2006, répondant à une question que je lui posais dans Les Inrockuptibles, Vincent Peillon n'hésitait pas à affirmer : « Bien sûr que la vraie affaire Clearstream, c'est la première, que je continue de considérer comme très importante, dont je regrette qu'on ne s'y intéresse pas davantage et qui concerne le fonctionnement de cette chambre de compensation et l'abscence de contrôle public sur ces mécanismes de transactions financières internationales. Les ouvrages de Denis Robert, différentes instructions judiciaires et le travail de la mission d'information parlementaire sur le blanchiment que j'ai présidée ont pointé des dysfonctionnements graves, au point d'ailleurs que le président de Clearstream de l'époque a été démissionné et que la société a été rachetée par la bourse allemande. Le vice-président de cette société a déclaré devant les autorités judiciaires de son pays que c'était la plus grande lessiveuse du monde ! Devant notre commission, il a précisé qu'il avait été payé, sans doute grassement d'ailleurs, pour effacer les traces informatiques des malversations financières opérées dans le cadre de cette société. »

A la même époque, à l'occasion de la publication d'un livre d'entretiens (avec Edwy Plenel), François Hollande me confiait, toujours pour Les Inrockuptibles : « Il n'y a qu'une affaire Clearstream, une affaire de blanchiment d'argent qui appelle des choix lourds au plan politique. Le vrai scandale, c'est les rétrocommissions, les comptes secrets...Voilà la vraie affaire Clearstream, une affaire qui ne concerne peut-être en rien des particuliers, mais en revanche peut-être beaucoup certaines sociétés. Après il y a une autre affaire : la capacité de Sarkozy à se laisser victimiser et la grande maladresse de Villepin à déstabiliser son rival sur l'instruction, sans doute, du président de la République. » A-t-on entendu des paroles de ce type au cours des ces dernières semaines, à l'occasion du procès ? Une crise financière est pourtant passée par là, et les questions du blanchiment et des paradis fiscaux figurent désormais à l'ordre du jour des G20.

Prise au sérieux, comme on le voit, à la sortie du livre, par des magistrats et des responsables politiques, la « révélation » de Denis Robert fut, en revanche, plutôt ignorée par l'ensemble des médias et son enquête immédiatement disqualifiée par certains, au premier rang desquels Le Monde qui écarta l'information principale (cette « révélation » de l'existence et du rôle de Clearstream) au prétexte d'une erreur factuelle à propos d'un supposé compte de la DGSE chez Clearstream. Où l'on voit une nouvelle fois que le cadre de référence épistémologique du journalisme voisine avec celui du droit plutôt qu'avec celui de la science. En droit, un simple vice de forme ou de procédure invalide (fort heureusement pour les libertés publiques) toute une enquête. Dans l'univers scientifique, une erreur marginale ne disqualifie que très rarement une théorie, elle permet au contraire, en la prenant en compte et en corrigeant, de la rendre plus solide.

Au-delà du cas Clearstream, la question centrale que pose cette histoire, c'est celle des rapports qu'entretiennent différentes manières d'appréhender le monde, de construire la réalité sociale pour la donner à voir et la partager. D'un côté, l'épistémologie judiciaire tente de se focaliser, c'est son rôle, sur les déviances, sur l'illégal, et laisse dans l'ombre le reste, soit la vaste majorité des actes et des acteurs. De l'autre, les sciences sociales tentent d'appréhender le monde en son ensemble, sans privilégier un aspect plutôt qu'un autre, même lorsqu'elles s'intéressent, judicieusement mais pas judiciairement, à la déviance pour faire apparaître, en creux, les règles sociales et non simplement juridiques. Entre les deux, le journalisme semble inéluctablement pencher du côté du judiciaire, au risque de mal cadrer. Pourquoi serait-ce une fatalité ?