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Billet de blog 2 juin 2020

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Les enseignants sont-ils des lâches?

Un chantage à l'héroïsme pousse certains à vouloir comparer les marques et manques de courage, avérés ou supposés, des différentes professions face à l'épidémie. Le dévouement des personnels soignants est ainsi parfois opposé aux atermoiements des professeurs lors de la réouverture des écoles, attitude interprétée comme de la lâcheté. Et si les plus couards étaient ceux auxquels on ne pense pas* ?

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Constatant l'inefficacité - pourtant prévisible - de la prétendue « continuité pédagogique » vantée par le ministre de l'Éducation nationale, les professeurs des écoles auraient pu se jeter sur l'opportunité qui leur était offerte de retrouver leurs élèves dès le 12 mai. Or, la seule perspective de revoir quelques enfants, dont elle était pourtant séparée depuis deux mois, n'a pas suffi à rendre la corporation enthousiaste. Bizarre. On imagine mal les professionnels de la santé autant tergiverser au moment de perfuser. Pressentant la situation, c'est d'ailleurs ce que sous-entendait le directeur de Libération, Laurent Joffrin, dans son éditorial du 4 mai : « Dans une France qui reprend peu à peu le travail, devrait-on faire une exception pour les enseignants, surtout quand les soignants ont donné l’exemple de la continuité du service public ? ». Mince alors, les récalcitrants, en plus d'être veules, trahiraient l'idéal démocratique républicain qu'incarne le service public à la française. On croirait surtout entendre un supporter de foot ventru, tranquillement installé dans son canapé, qui vocifère entre deux poignées de chips contre des joueurs trop peu véloces !

Qu'il lui soit rappelé, ainsi qu'à d'autres, que les enseignants n'ont pas « repris » le travail le 12 mai puisqu'ils ne l'ont pas cessé. Joffrin n'est pas Sibeth. Il ne peut ignorer que la continuité du service public, les enseignants l'ont assurée depuis chez eux, autant que possible, avec leurs propres moyens (connexion, téléphone portable, ordinateur, scanner, imprimante) souvent en gardant leurs propres enfants. Feint-il d'oublier que des dizaines de milliers d'enseignants se sont portés volontaires pour l'accueil des enfants du personnel soignant ? 65.000 personnels de l'Éducation nationale vont même toucher une prime pour cette mobilisation exceptionnelle.

Le même Laurent Joffrin, pose d'ailleurs une autre question simpliste dans cet éditorial pourtant intitulé « Complexité ». Parlant du gouvernement, il s'interroge : « qu’aurait-on dit s’il avait édicté de Paris des règles uniformes et obligatoires sans tenir compte des situations locales ? ». Mais c'est précisément ce qu'il a fait ! Soixante pages de protocole uniforme n'en sont donc pas la preuve suffisante ? C'est face à l'infaisabilité de la mise en œuvre dénoncée par les élus (bien plus que par les enseignants) que le ministre a soudain rompu avec le dirigisme bureaucratique dont il est adepte pour louer les vertus de la « souplesse locale ». C'est bien François Baroin, président de l'AMF (Association des Maires de France), qui ne voulait pas que les maires jouent les « kamikazes » (30/04) . Et Christophe Bouillon, président de l'Association des petites villes de France (APVF), qui expliquait « on n'ouvre pas une école en un claquement de doigts » (France Info, 27/04). Pourquoi dès lors s'en prendre aux instits ?

Toujours dans Libération, c'est le médecin et écrivain Christian Lehmann qui semble emprunter la même pente vindicative. Dans la chronique - souvent très intéressante - qu'il tient, le voici qui lâche : « Les soignants sont allés au front, dans leur immense majorité. Les libéraux, les salariés du privé, les contractuels de l’hôpital public… Les soignants ne sont pas restés arc-boutés sur le fait qu’on leur demandait l’impossible… Ils y sont allés et ils ont soigné sans discrimination » (Pour la rentrée des classes, « des mesures ubuesques », 11/05). Il fait également témoigner une institutrice à la retraite qui n'y va pas de main morte : « Les hussards noirs de la République sont devenus des embusqués… Tu ne peux pas savoir comme j’ai honte. L’éducation, c’est la fonction publique, un service au public, comme la santé. [...]Cela signifie que tu dois te sortir les doigts pour la population, même quand tout le monde reste planqué. Sinon ça n’a pas de sens. ». Désolé chère ex-consœur, mais votre diatribe contre les « planqués » aurait fortement plu au Général Nivelle pour justifier ses attaques au Chemin des Dames (on l'aura compris, question comparaison, l'artillerie lourde est de sortie).

Mais sortons plutôt le drapeau blanc et tentons de trouver les voies de la réconciliation. Tout d'abord, et c'est tellement évident que beaucoup de commentateurs l'ont oublié, les enseignants ont fait le choix de travailler dans l'éducation, pas dans la santé. Ceux qui choisissent la voie médicale savent d'emblée à quels risques ils seront exposés et tôt ou tard confrontés. Ça n'enlève rien à leur courage - bien au contraire ! - mais les dangers sanitaires font partie de leur métier, de leur culture professionnelle. Dès lors, toute comparaison devient caduque. En revanche, quand il est demandé aux enseignants de respecter de façon « stricte » un protocole sanitaire d'une soixantaine de pages, on peut se demander le rapport avec leur profession.

Autre élément souvent passé à la trappe : ce ne sont pas les enseignants qui décident de la réouverture ou non des écoles mais les maires. Aucun professeur des écoles n'a pu maintenir sa classe fermée par sa seule volonté. On devrait au contraire s'inquiéter de l'exclusion générale du corps professoral dans le dispositif de décision. Où sont donc passés les conseils d'école par exemple ? C'est pourtant là que dialoguent les élus, les représentants de parents d'élèves et les enseignants.

Si tant d'enseignants ont été rétifs c'est également parce qu'ils n'accordent plus aucune confiance à leur hiérarchie. Je rappelle une fois encore que seuls 5 % d'entre eux se trouvent à peu près en phase avec ce qu'on leur demande de faire. Les autres sont dans la méfiance, la résignation, la colère, l'incompréhension. Le fait que ni l'Ordre des Médecins ni le Conseil scientifique n'aient été favorables à une reprise dès le 11 mai n'a rien arrangé. Pourquoi aurions-nous dû satisfaire spontanément un caprice politique plutôt que nous en tenir à des recommandations scientifiques ? Maître d'école au nord de Rouen, je n'oublie pas qu'après l'épouvantable incendie de l'usine Lubrizol du jeudi 26 septembre, on nous a demandé de reprendre de façon habituelle dès le lendemain ! Le bétail à l'étable mais les enfants dans la cour ! On pourrait aussi évoquer la question de la présence d'amiante dans une quantité considérable d'établissements ou l'absence quasi générale de médecine du travail dans notre secteur. Bref, les questions de santé nous font souvent tousser.

Mais quand bien même les professeurs des écoles auraient été favorables au protocole sanitaire obligatoire, encore aurait-il fallu que celui-ci soit applicable. Or, et ce sont les élus qui l'ont dit haut et fort, en bien des points ce document est irréaliste. Il était dès lors évident que toute cette paperasse était avant tout là pour protéger le pouvoir et non les enseignants immédiatement mis en difficulté - et donc exposés sanitairement et juridiquement - au moment de la mise en œuvre concrète.

Autre point : une fois encore, on s'en prend au enseignants du primaire (eux seuls étaient rappelés le 12 mai) en oubliant tout le reste. A-t-il échappé aux observateurs que pendant ce temps, ni les collèges, ni les lycées ni les universités n'étaient concernés par la réouverture ? Que fallait-il y comprendre ? Certes, parce que l'on s'occupe d'enfants, nous sommes habitués à être infantilisés. Mais il y avait là tous les éléments objectifs de nous inquiéter. Les écoles en zone rouge rouvraient, pas les collèges en zone verte ! De quelle naïveté fallait-il être atteint pour n'avoir rien à y redire ?

Enfin, si le niveau de risque était raisonnable, pourquoi ne pas avoir rendu obligatoire ce retour en classe des écoliers ? En laissant la décision aux parents, le gouvernement savait pertinemment qu'il mettait les familles face à un choix cornélien. Et les enseignants avec.

Alors n'est-elle pas là la lâcheté ? Rouvrir coûte que coûte les seules écoles sans assumer les vraies motivations économiques ? Envoyer pour se protéger, une semaine avant la réouverture, un protocole sanitaire obligatoire mais infaisable ? Préférer le volontariat à l'obligation scolaire ? Ne pas bouger une virgule du protocole sanitaire au moment de l'assouplissement général dans tous les secteurs de la société ? Finalement, en refusant d'adapter le cadre d'accueil, le ministère oblige les enseignants du premier degré à le faire à sa place en prenant les risques inhérents à pareil arrangement. Depuis quand un travailleur doit-il désobéir à sa hiérarchie pour lui sauver la mise ? Enseignants du primaire, aurions-nous moins de droits que les autres ? Citoyens, avons-nous perdu toute exigence ? 

N'oublions pas qu'il y a peu, personnels de la santé et de l'éducation défilaient ensemble contre la réforme des retraites. Retrouver la force de cette union est d'autant plus nécessaire que l'Hôpital et l'École savent qu'ils ont en commun les mêmes adversaires qui leur imposent rentabilité, rigueur budgétaire, restrictions et concurrence. Alors, ne leur offrons pas bêtement le cadeau de nos divisions infondées.

Sylvain GRANDSERRE
Maître d'école en Normandie
Auteur de « Un instit ne devrait pas avoir à dire ça ! » 

Question finale du chapô reformulée le 02/06 à 22h43 pour éviter tout malentendu ou mauvaise interprétation


Livre papier ou numérique (mars 2020):
https://www.esf-scienceshumaines.fr/hors-collection/355-un-instit-ne-devrait-pas-avoir-a-dire-ca-.html

Supplément numérique gratuit indépendant (mai 2020) :
https://www.esf-scienceshumaines.fr/pedagogie/361-un-instit-confine-covid-19.htm

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