Ne craignant pas la nausée, certains observateurs ont déjà recensé les nombreux procès intentés par les procureurs médiatiques, experts en prof bashing (1). On connaît trop bien ces dézingueurs à tout va de tout ce qui va ou ne va pas, ces vrais « faut qu'on », snipers aux salaires à cinq chiffres chargés des exécutions sommaires depuis le blockhaus de leurs plateaux surchauffés. Mais la stratégie qui consiste à descendre les professeurs pour faire monter l'audimat n'est pas nouvelle et n'explique pas tout.
Il y a d'abord cette spécificité française qui consiste à se méfier de tout. Dans une récente enquête (OpinionWay pour le CEVIPOF 11/02/2020), on constate ainsi qu'aucune institution - en dehors de la mairie - ne dépasse les 50 % de confiance. Conseil départemental, Conseil régional, Conseil constitutionnel, Conseil économique, social et environnemental, Union Européenne, Sénat, Parlement européen, Commission européenne, Assemblée Nationale, Élysée ou gouvernement : chacun en prend pour son grade. Dans ce grand chamboule-tout, quelques secteurs sont épargnés et obtiennent une majorité d'assentiments : les hôpitaux, les PME et l'armée par exemple, mais aussi l'École. Celle-ci, en hausse à 74 % de confiance (avril 2020), écrabouille les médias (31 %) et les partis politiques (13%) ! Bref, foin d'auto-flagellation puisque nous ne sommes ni les seuls ni les plus malmenés, loin de là. Mais la consolation reste maigre pour une pratique professionnelle basée sur la confiance.
Actuellement, les enseignants sont les grands sacrifiés de la communication ministérielle. JM Blanquer, que les injonctions contradictoires n'effraient pas, leur a demandé l'impossible : accueillir tous les élèves mais en respectant un protocole qui interdit de le faire. Un peu comme si une banque annonçait à ses clients : « Vous pouvez dépenser des millions d'euros... à condition de ne pas être à découvert ! ». Cinq semaines après la réouverture des écoles, il faut voir la modestie du retour en classe des volontaires (Le Monde, 12/06/2020) : 1,8 million d’écoliers sur 6,7 millions (27 %) ; 600 000 collégiens sur 3,3 millions (18 %). Ne parlons même pas des lycéens. Des chiffres non seulement faibles, mais en plus en trompe-l’œil pour masquer la réalité d'un accueil très parcellaire, le plus souvent un jour sur deux. Dès lors, le sentiment de trahison peut être énorme chez des parents qui ne savent plus qui croire, du ministre, des enseignants, des médias ou de la mairie, eux qui se retrouvent coincés entre l'obligation de garder leurs enfants et l'impératif - de plus en plus pressant - de retourner sur leur lieu de travail. Les voici s'énervant contre nous, tels des clients agacés de faire la queue qui s'en prendraient à la pauvre caissière. Qui ira trouver le directeur du supermarché pour lui dire ses quatre vérités sur ce désordre organisé ?
En éducation, la confiance parentale - tant espérée mais pour l'heure un peu esquintée - est loin d'être spontanée ou naturelle. Historiquement, l'école s'est en partie construite en opposition aux familles, à leurs croyances et superstitions, à leurs principes et valeurs, à leurs patois et langues régionales. Il y avait l'idée d'arracher certains éléments à leur milieu d'origine pour combattre l'hérédité sociale. Aujourd'hui encore, c'est positionnés en chiens de faïence qu'un professeur craint la vindicte populaire tandis que les parents peuvent se sentir sous la menace d'un jugement moral ou d'un signalement. Mais, au-delà de la dimension historique, qui laisse souvent place au fantasme d'un âge d'or de l'école, un aspect plus psychologique devrait être pris en compte en interrogeant la place qu'occupe l'enseignant dans la constellation familiale. Avec plus ou moins de bonne grâce, les parents en viennent à confier leurs enfants à d'autres adultes avec lesquels ils peuvent se sentir en concurrence plus qu'en complémentarité. Les désaccords quant à la façon de procéder avec un enfant peuvent surgir avec d'autant plus de violence que l'implication affective est immense. Peut-on éprouver le sentiment d'être un bon parent quand son enfant est en difficulté ? Se pose aussi la question du statut, de la hiérarchie implicite entre individus. « La maîtresse a dit que... », « Le maître a expliqué que... » sont des phrases souvent entendues, qui peuvent faire sourire ou sérieusement agacer. Car l'école n'est pas qu'un service public, c'est une institution qui transmet des valeurs, hiérarchise les savoirs (voilà un reproche légitime à formuler !), met en avant tel comportement, tel savoir-faire ou tel type de connaissances. D'où d'interminables et répétitifs débats pour savoir s'il ne faudrait pas laisser l'instruction aux enseignants et l'éducation aux parents. Question stérile : on éduque par la manière dont on instruit comme on instruit par la façon dont on éduque. Une instruction ne se fait pas sans bases éducatives (respect, écoute, statut du sujet, droit à l'erreur). Une éducation ne se fait pas à vide, sans objets de savoirs. D'ailleurs, imaginons l'impunité dont jouiraient immédiatement les élèves les plus perturbateurs si nous ne pouvions plus intervenir par crainte de les éduquer ! Une fois encore, le laxisme est souvent du côté de la rigidité quand la rigueur réclame tellement de souplesse. Rappelons tout de même que le passage de l'Instruction publique à l'Éducation nationale s'est fait en 1932. Faudra-t-il en attendre son centenaire pour que la question soit tranchée ? On peut aussi se demander si s'occuper d'enfants n'amène pas à nous infantiliser. Il y a une réelle hiérarchie chez les enseignants, structurée par l'âge des élèves dont ils ont la charge et vérifiable sur le bulletin de paie. Après tout, le pédagogue était un esclave. Il arrive parfois que certains parents considèrent l'enseignant du primaire comme faisant partie du « petit personnel », quelque part entre la nounou et le professeur de tennis.
Mais ce qui agace le plus les contempteurs de l'éducation est assurément la question du temps. Les enseignants ont des vacances, beaucoup. Ils n'y sont pour rien et ça n'est pas fait pour eux. Ils auront beau répéter que ces congés sont d'abord ceux de leurs élèves, qu'il faut bien solder une période et préparer la suivante, ranger, concevoir, anticiper, passer des commandes, qu'importe. La suspicion de la vacance de poste est là, pire des poisons et des convoitises. A ceci s'ajoute un temps de travail d'enseignement hebdomadaire visible assez limité : une poignée d'heures face aux étudiants dans le supérieur, 10 heures en classe préparatoire, 15 heures pour un agrégé, 18 heures pour un certifié, 24 heures pour un professeur des écoles. On s'épuise à expliquer et répéter que ça n'est qu'une partie seulement de notre travail, mais rien n'y fait. La fatigue mentale, l'épuisement nerveux, la saturation cognitive, la concentration intellectuelle, tout cela est un effort inimaginable pour qui ne l'a pas éprouvé. Ce qui est pris en compte, c'est le temps public et physique absolument contraint, celui sans aucune marge de manœuvre. Il aurait alors fallu accuser Usain Bolt de travailler moins de 10 secondes par mois le temps d'un meeting d'athlétisme. C'est absurde, mais c'est ce que les dénigreurs ont envie de comptabiliser. Revanchards, ils veulent nous rabaisser à cette réalité faussée, loin de la vérité vérifiable mais proche de ce qui leur permet d'aboyer, de se comparer pour confirmer leurs certitudes d'être lésés.
Pourtant, la démonstration opposée est vraiment aisée. Pour un professeur des écoles, le temps de travail hebdomadaire tourne autour des 45 heures (enquête UNSA, juin 2018). On multiplie par 36 semaines de classe et on obtient 1620 heures, soit... la durée légale du temps de travail en France (1607 heures). A titre personnel, je trouve même assez facile d'atteindre cette durée annuelle de travail entre la classe, les préparations, les corrections, les projets (concert, spectacle, correspondance), les sorties (réservations pour une visite ou un car), mais aussi tous les processus chronophages imposés : PPRE, PAP, PAI, GEVASCO, PPMS, LSUN, AFFELNET, sans parler des programmations, des réunions (RASED, ESS, conseils des maîtres, de cycle, d'école) ; des concertations et autres équipes éducatives, des rendez-vous avec les parents ou les partenaires sportifs et culturels. Notre profession souffre sans doute de donner l'apparence d'être familière quand elle reste en partie méconnue. Bien des métiers ont des temps de récupération, de légitime compensation, quand l'emploi impose de cumuler des heures (gardes chez les pompiers ou à l'hôpital par exemple). Bizarre que tant de personnes s'excitent à ce sujet tout en restant fascinées par l'insondable vacuité des existences dans la jet-set ou les familles royales ! Mais rien n'y fait, l'enseignement semble s'apparenter à une profession libérale protégée par la sécurité de l'emploi dans la fonction publique. Là encore, on pourrait rappeler que le chômage est assez faible chez les cadres au point que ces derniers sont friands de mobilité. Mais les salariés s'identifient à nous, se comparent à nos situations, sans tenir compte de notre qualification, du niveau d'étude et des conditions de recrutement ou de début de carrière (les jeunes professeurs du premier degré sont nommés dans un département, sur les postes dont personne n'a voulu, et mettent souvent des années avant d'obtenir une situation stable).
Il y aura toujours des postures idéologiques qui pousseront les plus démagogues à exercer leur droit d'excrétion. Il faut se souvenir de la haine puante déversée tel du lisier par Nicolas Dupont-Aignan dans son livre « Résistance » (sic), lui qui espérait tant collaborer avec la présidente du Rassemblement national. L'Éducation nationale est comparée à des « termites » qui « pourrissent la charpente d'une maison » où « des hussards rouges y ont remplacé les noirs » dans « la haine de notre civilisation ». En effet, "on apprend à nos enfants à aimer tous les pays du monde mais à mépriser la France, à préférer les autres aux leurs, à admirer les grandes figures d’autres nations surtout quand celles-ci ont combattu la nôtre". Vite, des noms ! Dire que ce type a travaillé au ministère ! Il faut espérer que ces diarrhées verbales n'attirent pas ceux qui, en creux, nous disent si maladroitement leur souffrance au travail, leur mal-être existentiel, la déliquescence de leur vie, leur déréliction face à tout ce temps sacrifié qu'ils aimeraient davantage avoir pour eux et leurs enfants. Derrière leurs mots crachés, cherchons les maux cachés pour moins en pâtir nous aussi. Après tout, ceux qui nous dénigrent sont peut-être les derniers à trouver que notre métier fait rêver...
Sylvain GRANDSERRE
Maître d'école en Normandie
Auteur de : "Un instit ne devrait pas avoir à dire ça !" (coédition ESF / LA CLASSE, mars 2020)
1/ « Qui veut la peau des enseignants ? », Café pédagogique, 09/06/2020
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/06/09062020Article637272874387126587.aspx
« A qui profite le prof bashing ? », Café pédagogique, 11/06/2020
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/06/11062020Article637274573903079309.aspx