Je n'ai rien compris à l'avis que vient de rendre le Conseil d'Etat sur la responsabilité de l'État dans la déportation de juifs par le régime de Vichy. Pour arriver à sa conclusion, l'État est responsable, mais le préjudice est dores et déjà réparé, il aura fallu que l'assemblée du contentieux du Conseil d'État, sa formation la plus prestigieuse...ne réponde pas aux questions que lui posait le tribunal administratif de Paris.
En effet, saisi par la fille d'une personne déportée, le tribunal administratif, posait les questions suivantes au Conseil d'État : est-ce que l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité s'appliquait à l'action "visant à engager la responsabilité de l’Etat à raison de faits ayant concouru à la commission de tels crimes, que cette responsabilité soit recherchée devant le juge judiciaire, dans l’hypothèse où le crime contre l’humanité constituerait une atteinte à la liberté individuelle au sens de l’article 136 du code de procédure pénale, ou devant la juridiction administrative " ? En cas de réponse négative, à partir de quelle date faire partir la prescription quadriennale de droit commun, qui s'applique aux dettes des personnes publiques ? Dans l'hypothèse où la prescription ne serait pas acquise, quel chef de préjudice la requérante peut-elle obtenir réparation, tant en son nom propre qu'au nom de son propre. Compte tenu du caractère "exceptionnel des dommages invoqués", le principe d'une "réparation symbolique" peut-il être retenu ? En cas de réponse négative, "y-a-t-il lieu de déduire de l’indemnisation qui pourrait être accordée, les sommes versées" au titre de dispositions nationaux ou internationaux d'indemnisation ?
La question de la prescription de l'action était sans doute juridiquement la plus délicate. Le tribunal administratif de Toulouse, dans l'affaire Lipietz, y avait admis que seule la prescription quadriennale s'appliquait, mais qu'en l'espèce, elle n'était pas acquise compte tenu de l'ignorance dans laquelle se trouvait le requérant de l'existence de sa créance sur l'État, faisant ainsi partir la prescription du célèbre arrêt pelletier.
Mais le Conseil d'État n'y répond absolument pas. il choisit, la méthode du contrepied :Comme il l'avait déjà expliqué dans l'arrêt Papon, le rétablissement de la légalité républicaine par l’ordonnance du 9 août 1944 ayant constaté la nullité de tous les actes du régime de Vichy n'a pas eu "pour effet de créer un régime d’irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par les autorités et services de l’Etat dans l’application de ces actes. Tout au contraire, en sanctionnant l’illégalité manifeste de ces actes qui, en méconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine tels qu’ils sont consacrés par le droit public français, ont établi ou appliqué une telle discrimination, les dispositions de l’ordonnance du 9 août 1944 ont nécessairement admis que les agissements d’une exceptionnelle gravité auxquels ces actes ont donné lieu avaient le caractère d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat."
"Il en résulte que cette responsabilité est engagée en raison des dommages causés par les agissements qui, ne résultant pas d’une contrainte directe de l’occupant, ont permis ou facilité la déportation à partir de la France de personnes victimes de persécutions antisémites. Il en va notamment ainsi des arrestations, internements et convoiements à destination des camps de transit, qui ont été, durant la seconde guerre mondiale, la première étape de la déportation de ces personnes vers des camps dans lesquels la plupart d’entre elles ont été exterminées. "
Mais c'est immédiatement pour dénier aux victimes la possibilité de toute réparation de leur préjudice. On connaissait la catégorie des responsables, mais pas coupables, on connait maintenant la responsabilité sans préjudice indemnisable. En effet, pour le Conseil d'État, les dispositifs existants d'indemnisation des victimes, tout comme la reconnaissance officielle par l'État de sa responsabilité (ici il s'agit d'une innovation comme le souligne le communiqué du Conseil d'État) ont épuisé les possibilités d'indemnisation.
Pourtant, à ce que je sache, l'existence de dispositifs forfaitaires d'indemnisation n'interdit pas aux victimes d'obtenir des complément d'indemnisation de leur préjudice. Ainsi, le Conseil d'État a-t-il mis fin à la règle du forfait de pension pour les dommages subis à l'occasion du service par un agent public. Et le principe de réparation intégrale du préjudice sera-t-il bien respecté ?Est-on bien sûr que les régimes d'indemnisation couvrent toutes les catégories possibles de victime ?
le fait est qu'en faisant cette réponse, le Conseil d'État pouvait se permettre de ne pas prendre position sur la question de la prescription (comme sur celle d'ailleurs de la réparation "symbolique". Mais on peut de toute façon considérer que même sur question de la prescription, le tribunal administratif de Toulouse est contredit : s'il n'y a pas de créance sur l'État, les victimes ne pouvaient pas être dans l'ignorance de leur créance, par définition ! Et il serait présomptueux de dire que le Conseil d'État s'est prononcé implicitement sur l'application, devant la juridiction administrative, de l'imprescriptibilité des conséquences dommageables des crimes contre l'humanité.
En tout état de cause, mais si le tribunal administratif de Paris, ou le Conseil d'Etat en formation contentieuse ne sont pas juridiquement tenus de suivre l'avis, il est fort à parier que pour le moins, les demandes indemnitaires fassent l'objet d'un non-lieu à statuer, compte tenu de la disparition de l'objet du litige...