L’industrie de la musique a été terrassée, d’abord par l’effondrement des ventes de disques, ensuite par l’accès au tout gratuit, presque
équivalent à la logique du téléchargement légal, depuis que Steve Job, ce héros des temps modernes, a imposé aux compagnies du disque de vendre le mp3 au prix exorbitant de 0,99 cents. Autant dire qu’en terme de pillage, c’était du grand art. Je m’excuse par avance auprès des fans de Steve Jobs, mais chacun doit assumer ses actes face à l’histoire, et les faits sont là, tels que relatés dans son propre biopic.
Le piratage, en tuant la valeur financière et culturelle de la musique, a non seulement privé les artistes et l’industrie de leurs revenus, mais les a également dépossédés du prestige qui leur était dévolu au regard de leurs aptitudes à la création, ce « tout petit supplément d’âme » que chantait France Gall, qui fait que non, tout le monde n’est pas, et tout le monde ne peut pas être un artiste, un producteur, ou un directeur artistique. Entreriez-vous dans une boulangerie pour prendre votre pain gratuitement, sans gêne devant votre commerçante préférée ? Iriez-vous chez Renault, prendre leur dernier modèle, sans le payer, et en repartant fièrement au volant la fleur aux dents ? Vous le pourriez sans doute, à condition que les pouvoirs publics vous y autorisent, de manière active ou passive, c’est-à-dire si la police n’intervenait pas en cas de vols et que vous ne risquiez pas de passer au tribunal. C’est pourtant ce que l’on a fait à l’industrie de la musique : on a laissé les voleurs de sacs à main prendre tout ce qui était à leur portée sans intervenir, donc en leur accordant la bénédiction des divers pouvoirs successifs en place depuis maintenant plus de 15 ans !
La fragile, fantomatique et décriée loi Hadopi a montré les limites de la volonté politique dans ce domaine. La seule tentative réelle de mettre un terme à cette escroquerie mondiale s’est rapidement trouvé confrontée à la frilosité des élus, qui ont si peur d’appeler un chat un chat, parce qu’un voleur, c’est toujours une voix potentielle. Ce n’est pas seulement une honte, c’est aussi et surtout une faute politique, culturelle et économique impardonnable : tant d’emplois sacrifiés, de richesses abandonnées au moins offrant, de productivité broyée ! L’argent de la musique, qui n’existe plus, ne peut plus être redistribué dans l’économie réelle. La disparition subite de la plupart des majors de l’industrie a laissé tout le monde sur le carreau. Celles qui survivent sont sans cesse sur le qui-vive, et dans la peur que leur tour arrive. Pourtant, les propos de Pascal Nègre éclairent le public et l’opinion sur une réalité bien évidente : aucun artiste ne peut faire une véritable carrière sans le soutien d’une maison de disque. En spoliant les artistes, Steve Jobs et les pirates du monde entier ont aussi dépouillé ceux qui donnaient aux artistes les moyens de vivre et d’être produits. Aucun autre métier, à notre époque, n’a subi un tel mépris de la part du public et des autorités : le cinéma continue à vendre des billets, et les jeunes achètent toujours des jeux vidéos.
La conséquence réelle apparaît aujourd’hui très clairement : les artistes, pour ce qu’il en reste, sont devenus les vaches à lait des social networks. Ils doivent payer pour tout, s’exposer, se faire entendre, attirer l’attention, gagner des fans, envoyer leurs titres aux radios, faire des communiqués de presse, gérer une newsletter, avoir accès à la distribution digitale. L’abime financier est sans fond, car ils doivent aussi et surtout, avant même de « communiquer », se ruiner pour enregistrer leur musique… Mais que dis-je ? Où enregistrer, d’ailleurs, puisque la plupart des studios ont également passé l’arme à gauche au cours de ces dernières années. Si jamais ils y parviennent néanmoins, à grands renforts de crowfunding et d’argent donné par la grand-mère de leur band, Facebook, Google, Youtube et tant d’autres, s’empresseront de leur demander encore plus d’argent, alors qu’ils vivent grâce aux contenus qu’ils leur fournissent, simplement pour faire connaire un «événement », apparaître décemment sur le moteur de recherche, ou glaner plus de vues sur leurs vidéos. Il faudra encore qu’ils achètent des like, des espaces de promotion, et dieu sait quoi encore.
La démultiplication des "services" aux artistes, principalement sur la toile, montre à quel point on les prend pour la poule aux œufs d’or, et la logique est imparable : puisque le public, habitué à la gratuité, n’achète plus la musique, c’est aux artistes de payer pour la faire et la faire circuler. On vendait autrefois la musique au public, on vend désormais le public aux artistes. Ce que beaucoup de gens ignorent, c’est que désormais, les groupes qui veulent se produire sur scène doivent soit jouer gratuitement, soit financer de leur poche la production de leur spectacle, et la promotion qui s’en suit. La démarche est fort coûteuse, et peu rentable. Il est temps, il est grand temps que les artistes et l’industrie tout entière reprennent leur destin en main. L’ère de la gratuité s’achèvera bientôt. Des start-up devenus des multinationales ne pourront pas continuer à engranger des milliards sur le dos des artistes et des producteurs, sans que la roue ne tourne : il suffit que les stars mondiales de la musique se mettent soudainement à boycotter Youtube, et qu’en restera-t-il ? Une faillite à la Lehman Brother, exemplaire, radicale, stupide. Artistes ou producteurs, indépendants ou majors, nous ne devons plus accepter que notre travail, nos efforts, nos investissements soient ainsi réduits à néant pour des profits jamais redistribués. Il n’est pas tolérable que l’on puisse impunément, en regardant n’importe quel vidéo sur Youtube, en récupérer la chanson ou la musique qui l’accompagne, gratuitement, et la télécharger ensuite sur son ordinateur ou son téléphone portable, comme le font aujourd’hui les adolescents du monde entier grâce à de petites applications elles aussi gratuites. Qui autorise cela, et qui laisse faire ? Plus l’industrie de la musique agonise, plus ceux qui en profitent se renforcent.
La question que l’on peut légitimement se poser, c’est pourquoi Steve Jobs n’a pas imposé aux distributeurs Apple de vendre ses ordinateurs à 10 euros ?
La musique n’a pas de prix. C’est pour cette raison qu’il faut l’acheter.