Où commence, et où s’arrête la corruption en politique ?
Si les textes de lois définissent précisément le cadre général dans lequel elle s’inscrit, dans les faits, les pratiques sont beaucoup plus difficiles à cerner. Le reportage de France 2 sur les époux Balkany, dans Complément d’enquête, a mis à jour le laxisme surprenant des électeurs face à des faits pourtant présumés graves. Les levalloisiens semblent prêts à se satisfaire, pour peu qu’ils continuent à être bien servis, d’élus dirigeant leur municipalité au seul profit de ceux qui sont de leur côté. Le clientélisme a donc de beaux jours devant lui, si les électeurs eux-mêmes, pourtant prompts, depuis quelques temps, à décrier l’ensemble de la classe politique, acceptent finalement les petits arrangements entre amis, la fraude fiscale, le détournement d’argent public et autres billevesées d’élus peu scrupuleux.
La violation du principe démocratique, qui consiste à diriger une ville uniquement par l’entre soi au bénéfice de quelques-uns, est tout simplement intolérable, à la fois sur le plan éthique et sur le plan républicain. Si l’on exige des élus qu’ils soient intègres, il faut également exiger qu’ils gèrent pour tous, sans préjudice ni mépris pour l’une ou l’autre classe sociale. À défaut, le pacte républicain est rompu, et les municipalités se transforment en seigneuries où seul le fait du prince privilégie les intérêts particuliers de ses amis. Certains départements, notamment les Hauts de Seine, ont fait de cette anti démocratie un mode de fonctionnement quotidien. Certes, bien souvent, il n’y a rien d’illégal : le délit de favoritisme, s’il existe, reste extrêmement difficile à prouver. Par ailleurs, ses éventuels victimes sont souvent peu enclines à s’engager dans une procédure qui risque de leur coûter encore plus cher que le refus qu’elles ont essuyé. Le clientélisme est ainsi une sorte de matière noire institutionnelle : partout présente, massive, maintenant l’ensemble des appareils dirigeants, et pourtant invisible.
Obtenir l’attribution d’un marché public, ou un permis de construire, trouver un emploi dans l’administration locale, se voir attribuer une place de crèche ou un logement, il est des mairies où cela est presque impossible si l’on n’est pas du « bon côté » politique. Or, lorsqu’une municipalité n’est plus dirigée dans l’intérêt général, la mixité disparaît rapidement, et la cohésion sociale se sclérose. Au final, ce sont les citoyens qui finissent par s’exclure d’eux-mêmes les uns les autres : le vivre ensemble devient le vivre chacun de son côté. Le cœur de ville se désertifie, chacun ne s’extirpant de sa périphérie que pour les nécessités vitales : faire les courses, emmener les enfants à l’école, partir au travail. Ce phénomène, qui s’est très largement accentué ces dernières années dans les villes de moyennes et grandes importances, est le reflet du secret dans lequel la gestion des affaires publiques et citoyennes s’opère quelquefois.
En ce sens, il s’agit aussi d’une erreur politique majeure, à une époque où la priorité absolue, pour chacun d’entre nous, devrait être de recréer du lien social et de réinvestir les citoyens dans la vie locale et nationale. Parce qu’il ressemble au mode de fonctionnement des mafias, le clientélisme doit être banni de la République. Le coût financier des pratiques qu’il induit est incalculable, mais il est certain qu’il se paie au détriment de la collectivité. Le clientélisme n’est, ni plus ni moins, qu’une forme de corruption déguisée. Le seul moyen pour y mettre un terme est le renouvellement démocratique d’équipes qui, au pouvoir depuis trop longtemps, mandat après mandat, ont eu tout loisir de mettre en place un système de gouvernance inégalitaire, efficace et discret, à l’abri de la justice.
Pour y mettre un terme, les citoyens n’ont pas d’autre choix que de retourner aux urnes et de créer l’alternance. Il leur faut réinvestir le terrain, et choisir : des élus au service de la République, c’est-à-dire de tous, ou la République au service des élus, c’est-à-dire d’un clan.