
Le téléphone portable, qui a radicalement changé nos vies, nous permet d’être joignables à chaque instant, où que nous soyons. Le nombre de médias a littéralement explosé au cours des deux dernières décennies, et parmi les jeunes générations, l’idée même qu’il ait pu, un jour, n’exister que trois chaines de télévision en France semble tout droit sortie de l’imagination délabrée d’un sociopathe créé par un scénariste hollywoodien. L’arrivée et le succès foudroyant d’internet ont révolutionné jusqu’à la notion d’amitié, et celle de lien social. Avec le tout média numérique, accessible partout, par tous, à tout instant, c’est l’essence même de nos rapports humains qui se trouvent modifiés.
Pourtant, au lieu d’en profiter pour enrichir nos cercles, nos réseaux, nos relations sociales, nous avons tout au contraire refermé nos portes sur nous-mêmes. Confinés dans nos chambres ou nos bureaux, assis derrière nos écrans d’ordinateurs ou de télévision, nous vivons désormais le monde à travers le filtre de la surinformation, qui génère angoisse, panique, peur de l’avenir et dégoût des autres. Le repli sur soi a triomphé, dans tous les champs de la société. Il n’est qu’à voir le comportement des entreprises, qui se sont bunkerisés pour se protéger des pauvres hères nourrissant encore l’espoir de trouver un travail. Les bureaux sont devenus des forteresses, comme les immeubles d’habitations. On verrouille, on barricade, on a peur : de l’autre, du psychopathe, du démarcheur, de la publicité, de l’huissier, du cambrioleur, du chat de la voisine…. Le tout en vrac. Plus personne ne rentre sans montrer patte blanche.
Dans la rue, quiconque ose sourire à un inconnu est aussitôt suspect. De quoi, chacun l’ignore, mais tout de même, dire bonjour et sourire à quelqu’un que l’on ne connaît pas, quelle audace ! Quant à nouer la conversation, n’y pensons même pas ! Ce serait presque un délit, notre interlocuteur risquerait de déposer plainte pour atteinte à la solitude privée.
Plus nous avons de moyens de communication, plus nous nous terrons. La nouvelle mode dévastatrice qui sévit depuis plusieurs années, avec l’apogée des réseaux sociaux qui ne cessent de se démultiplier, est de ne même plus prendre la peine de se répondre. Nous sommes passés maître dans l’art de ne plus décrocher le téléphone, de ne pas rappeler lorsqu’on nous laisse un message, de ne jamais, ne serait-ce que par politesse, répondre à un mail ou à un courrier papier. Nous affichons tant de mépris les uns pour les autres, les travailleurs pour les chômeurs, les patrons pour les travailleurs, les électeurs pour les politiques, les quadragénaires pour les retraités, les jeunes pour tout ce qui n’est pas eux, que c’est à se demander si le vivre ensemble a encore un sens dans la conscience collective. Même le facteur ne rentre plus chez nous. Lui aussi, après tout, c’est un étranger. On ne sait jamais. Avec tout ce qui se passe, et tout ce qu’on entend !
Nous vivons tristement, sombrement, les uns à côté des autres, faisant semblant de nous ignorer, comme si nous n’existions pas. Nous ne faisons plus l’effort de nous connaître. À quoi cela servirait-il ?
« Ah, le mépris ! », chantait Alain Souchon dans Rive Gauche. Nous y sommes.
Peut-être est-il temps d’éteindre la télévision, l’ordinateur, le téléphone portable, avant que la réalité augmenté nous coupe définitivement du réel.
Peut-être est-il temps, mon ami, de parler à ton voisin ?