Histoire d’un délabrement
En 2015, alors que l’année est loin d’être terminée, plus d’une centaine de festivals ont déjà été annulés. Partout en France, les baisses de subventions atteignent même les Conservatoires, jusqu’alors intouchables, où l’on supprime, au fil de l’eau, de plus en plus d’heures de musique et de postes de professeurs. L’augmentation purement symbolique de 0,3 % du budget du Ministère de la culture ne suffit naturellement pas à enrayer le déclin de la culture française et des activités socio-professionnelles qui lui sont liées, d’autant moins que l’essentiel des fonds est capté par l’audiovisuel, puisque sur les 4,3 milliards attribués aux médias et aux industries culturelles, l’audiovisuel public s’arroge à lui seul 3,85 milliards d’euros. L’effort financier, quel qu’il soit, semble de toute façon impuissant à rehausser le niveau de qualité des programmes diffusés et l’érosion dramatique de l’audience qui en découle, année après année. (La fiction à la télévision est presque devenu un gros mot.) En 2013, plus de 90 % des films français produits n’étaient pas rentables, et si, en 2014, les chiffres du cinéma ont été dopés par le succès de deux ou trois films, ils ne reflètent naturellement pas l’état moribond d’un cinéma dont l’ensemble des critiques dénoncent l’atrophie artistique, sinon la mort, depuis longtemps. Quant à la musique, dont tous les gouvernements successifs ont laissé mourir l’industrie en intervenant à travers la loi Hadopi lorsqu’il était déjà beaucoup trop tard, ce n’est pas le seul album d’un Kendji qui va contribuer à la sauver.
Télévision médiocre, cinéma sans intérêt, musique d’une insolente pauvreté, littérature de gare (d’ailleurs les auteurs français à succès s’empressent d’aller vivre à l’étranger !), concerts et festivals en berne, associations artistiques en danger, le budget culturel des français est le plus bas depuis 1985 ! Cela signifie qu’aucun des moyens mis en œuvre depuis de longues années n’a permis de redresser la barre. Pourtant, dans l’Union européenne, le secteur culturel représente une valeur de 536 milliards d’euros et porte à lui seul 7,1 millions d’emplois. En France même, la culture a dégagé 57,8 milliards d'euros de valeur ajoutée pour la seule année 2011, atteignant ainsi le même niveau que l'industrie agroalimentaire. Malgré une baisse sensible depuis cette année-là, la culture devrait donc constituer une priorité absolue des gouvernements, de droite comme de gauche : à la fois parce qu’elle représente un fort levier de croissance et d’emploi, mais aussi parce qu’elle porte l’image de la France dans l’Union européenne et le reste du monde. Continuer à laisser notre culture s’appauvrir, notre langue malmenée, nos talents s’expatrier ou mourir, c’est oublier ce que la France a toujours représenté et la condamner à perdre sa place au rang des grandes puissances. Ce sont parfois les détails qui sont les plus révélateurs : la baisse du niveau de l’orthographe dans notre pays prend des proportions inquiétantes. Or, comment un pays qui ne maitrise même plus sa propre langue pourrait-il maîtriser quoi que ce soit ?
Il est par ailleurs étonnant de constater que plus le public s’est éloigné de la culture, plus il s’est désintéressé de sa propre société et défié de ses représentants. L’abrutissement des masses par des programmes de téléréalité insipides ou la musique de supermarché, jetable après écoute, a essentiellement contribué à rompre le lien entre les citoyens, les institutions et les élus. Les médias, subventionnées à hauteur de 400 millions d’euros chaque année, subissent également la défiance populaire. Seul un peuple éveillé est à même de prendre en main son destin sans bercer dans les extrémismes meurtriers qui ont jalonné l’histoire de l’humanité.
Potentiellement réparatrice de cohésion, à condition qu’elle soit libre et vivace, la culture doit redevenir un puissant outil de développement économique et social, car elle est un enjeu majeur pour le redressement de la France et son avenir, y compris sur le plan international. La culture, parce qu’elle dit, parce qu’elle montre, parce qu’elle transcende, et parce qu’elle fait appel à ce que l’humain porte de plus noble en lui, est encore le meilleur remède aux racismes, aux fanatismes, aux obscurantismes, aux renoncements à nos valeurs démocratiques et républicaines.