
Nous vivons en Europe, nous sommes l’Europe, mais nous ne savons guère ce que cela recouvre en réalité. Etre français, espagnol, allemand, c’est être inscrit dans une culture, une société, un système de repères et de lois. C’est porter depuis toujours l’histoire d’une nation dans laquelle on s’est construit, ou intégré. C’est parler une langue, aussi, parfois l’apprendre quand nécessaire. Mais qui peut répondre à la question de l’identité européenne ? Quel est le socle commun, hors du marché unique et de l’espace Schengen, concept peu évocateur et encore moins signifiant pour l’ensemble de ses ressortissants, qui le rejettent en grande majorité, qui unit chacun de ses membres les uns aux autres ?
Cette absence d’identité, justement, favorise le repli nationaliste constaté dans tous les pays de l’union. Imposé de force, devenue financière alors qu’elle devait être sociale et au service des populations, l’Europe, dans la conscience collective, est devenue comme une sorte d’hydre évanescente et lointaine, tout entière dédiée à la puissance des lobbies. Pour réducteur que soit un jugement si hâtif, il traduit malheureusement bien la réalité vécue par beaucoup. Des députés qui semblent inaccessibles et dont on connaît mal le rôle, des décisions incomprises ou dévastatrices, un mastodonte inaccessible aux mains de hauts fonctionnaires semblant tout ignorer de la souffrance populaire, du désarroi des classes moyennes, de la détresse des producteurs, paysans ou artisans, tels sont, parmi tant d’autres, les griefs qu’on lui reproche.
L’Europe, qui pourtant nous apporte pour la première fois de l’histoire une paix durable, est incapable de s’affirmer clairement face aux nations. Ce qu’elle est, ce qu’elle veut, ce qu’elle construit. Il est vrai qu’elle est jeune, encore, sans doute un peu immature, mais les responsabilités énormes qui lui incombent devraient, dans l’absolu, répondre en permanence à l’urgence des peuples en perdition. Or, en tant qu’entité globale, elle n’offre ni patrimoine ni destinée commune, aucun passé auquel se référencer pour l’aimer, l’aider, la sauver. Y adhérer. De quoi nous protège-t-elle ? Elle nous est indispensable, bien sûr, même si tant et tant de populistes surfent sur l’idée contraire tout en sachant très bien que sans elle, nous sommes voués au chaos. Un chaos bien plus dommageable encore que tout ce que nous connaissons aujourd’hui.
Le fait qu’elle n’ait pas réussi à se doter d’une constitution, palliée par le Traité de Lisbonne, est hautement symbolique. Nous ne savons ni quelle est, ni où elle nous emmène, parce qu’elle peine à se définir elle-même. Le souffle de l’avenir lui fait défaut, prisonnière qu’elle est de ses propres contingences quotidiennes, des oppositions sans cesse plus violentes qu’elle doit affronter. Est-ce parce qu’elle s’est reniée avant l’heure ? Est-ce parce que le projet fédéral fut avorté dans l’œuf ? Est-elle un rempart, ou un ravin ? Entre les deux, la ligne de démarcation sur laquelle elle opère s’effiloche au fil des tourments économiques et sociaux, de crises en crises : financières, des migrants, du Brexit. Là aussi, on a voté sans savoir de qui l’on divorçait. Pour le regretter ensuite. L’Europe doit donc se construire, jour après jour, année après année, sa propre histoire, sa propre culture, sa propre personnalité, à travers l’avenir qu’elle est en mesure d’inventer pour les peuples qui la composent, et afin de les unir dans un projet réellement commun, autre qu’une simple place boursière ou un marché d’initiés.
À ceux qui voulaient nous faire croire que l’Histoire s’était achevée sur la victoire du capitalisme, l’Histoire, au contraire, est bien en marche. Et celle de l’Europe ne fait que commencer.
