Depuis quelques mois, les citoyen·nes qui souhaiteraient s’informer sur le rôle de l’État dans le succès consolidé des exportations d'armes disposent d'un petit livre (Christophe Patillon y a consacré un billet en novembre 2021). Actuel responsable de plaidoyer « Armes et peine de mort » pour Amnesty International France, Aymeric Elluin avait d'ailleurs été reçu par Mediapart pour en parler en septembre 2021 (ici). Il en est le co-auteur avec Sébastien Fontenelle, journaliste d’investigation et écrivain (notamment Les Éditocrates, avec Mona Chollet, Olivier Cyran et Mathias Reymond, puis sa suite, Les Editocrates 2, le cauchemar continue, avec Mona Chollet, Olivier Cyran et Laurence De Cock).

Ce court et synthétique essai retrace et commente l’historique des ventes d’armes de fabrication française à des États dont les régimes ne respectent pas les Droits humains. Ses auteurs donnent ainsi à lire une constante « priorisation » du commerce de matériels militaires par l’État français depuis les années 1960, en conformité avec sa doctrine sur le sujet, mais malgré le principe éthique international d’interdiction d’exportation des matériels de guerre à des régimes tyranniques et en faisant fi, parfois, des récentes mesures d’embargos sur les ventes d’armement édictées par des résolutions de l’ONU.
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C’est par exemple le cas pour le conflit en cours depuis maintenant 7 ans au Yémen, pour lequel l’ONU a déclaré un embargo dès 2015 et dénoncé depuis lors des violations du droit international humanitaire perpétrées « de façon généralisée et systématique ». En effet, aux côtés de celle du Royaume-Uni, l’industrie de l’armement française est la principale source d’équipement du royaume théocratique d’Arabie Saoudite qui dirige la coalition militaire des pays du Golfe dans le conflit yéménite (l’essentiel des bombardements effectués contre les rebelles Houthis par cette coalition – visant sporadiquement des commerces, voire des écoles, des hôpitaux, ou des marchés – proviennent toutefois en majorité d’armements britanniques et nord-américains).
En outre, parallèlement à ces livraisons de matériels militaires, l’État continue d’assister l’Arabie Saoudite dans le processus d’entretien et de maintenance de certains équipements vendus auparavant, comme c’est le cas des chars Leclerc équipés pour le combat urbain. De la même façon, comme le rappellent Aymeric Elluin et Sébastien Fontenelle en se référant à l’avis d’Ancile Avocats, « la France a continué à fournir « une assistance technique sur les Mirage 2000-9 émiriens utilisés dans le cadre du conflit ». Elle autorise également la vente de corvettes Gowind 2500 aux Émirats Arabes Unis et d’intercepteurs maritimes à l’Arabie Saoudite, alors même que ces bâtiments pourraient être affectés par leurs acheteurs au blocus naval des ports yéménites » (p. 128).
Sur ce sujet, Disclose a révélé depuis, en 2019, les contenus d’un rapport estampillé « Confidentiel Défense » par la Direction du renseignement militaire (DRM), document auquel ont nécessairement eu accès au préalable Florence Parly et Jean-Yves Le Drian. Celui-ci liste concrètement le matériel de fabrication française utilisé par la coalition engagée au Yémen. De plus, le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) a soumis à la fin de la même année à la Cour pénale internationale (CPI) un rapport documentant une vingtaine de frappes de la coalition effectuées avec du matériel fourni par des industriels et des États qui pourraient s’être rendus complices de crimes de guerre dans le cadre de ce conflit en cours, qui a fait plus de 230 000 377 000 morts selon l'ONU. Y figurent entre autres la France, Dassault Aviation, MBDA France SAS et Thales France.
Selon le dernier rapport publié par UNICEF sur le thème, plus de 2 millions d’enfants ne sont plus scolarisé·es dans ce pays en raison des affrontements. D'autre part, le programme alimentaire mondial (PAM) considère que plus de 16 millions de personnes pour une population de 30 millions d’habitant·es sont déjà confrontées « à une famine aiguë » et que 2,3 millions d’enfants risquent prochainement de souffrir de malnutrition en raison du conflit et de la réduction de l’assistance alimentaire internationale de laquelle dépendent environ 80% de la population.
Contrôler l’exportation des matériels de guerre
Dans les faits, le seul organe consultatif responsable de l’examen des divers aspects des ventes d’armes à l’international, lesquelles nécessitent des dérogations officielles, est la commission interministérielle pour l’étude de l’exportation de matériels de guerre (CIEEMG, créée en 1955), qui regroupe ainsi des représentant·es des ministères de l’Économie et des Finances, (de l’Europe et) des Affaires étrangères et des Armées. Après l’examen des potentiels risques liés aux exportations par cette commission, le Premier ministre en personne valide ou non les licences d’exportation, notamment en fonction « de plusieurs critères garantissant qu’elles sont conformes aux règles édictées par la position commune de L’Union européenne et le Traité sur le commerce des armes » (p. 64). La représentation nationale n’intervenant pas dans ce processus, les entreprises souhaitant exporter leurs technologies n’ont donc pas d’autres interlocuteurs que le Ministère des Armées, qui transmet leur demande à ladite commission, qui communique son avis au Premier ministre, protégé par le secret-défense puisque les documents produits à l’occasion restent confidentiels.
En dénonçant ce manque de contrôle parlementaire sur le commerce d'armes, cet ouvrage s’affilie à la campagne d’Amnesty International France sur le sujet, -« Silence on arme »-, dont la pétition « Ventes d’armes : stop à la complicité de la France » avait pratiquement recueilli 150 000 signatures au 11 février 2022. L’enjeu pour Amnesty International France, rejointe dans ce combat par l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), est d’obtenir de l’État français qu’il mette fin à l’opacité qui entoure les transactions des groupes industriels français de l’armement. Pour ce faire, comme le préconise un rapport parlementaire de 2020, le ministre des Armées pourrait publier un rapport trimestriel qui préciserait « la nature et la quantité exactes des matériels exportés » (p. 153). D’autre part, les chambres pourraient également créer une commission dédiée justement à l’examen de leurs exportations, laquelle pourrait émettre un avis et des recommandations.
Les « voyages bretons » du VRP
Le positionnement de Jean-Yves Le Drian dans ce rouage institutionnel et stratégique au cours des dix dernières années pose question aux auteurs. Ils s’y réfèrent une trentaine de fois dans leur essai, notamment pour évoquer son rôle de premier plan auprès de l’Égypte d’Al-Sissi en ce qui concerne les contrats décrochés tantôt par le groupe naval DCNS (actuel Naval Group) en 2014, tantôt par l’aviateur Dassault Aviation en 2015 puis en 2021, malgré le coup d’État militaire sanglant qu’il a dirigé durant l’été 2013 et au cours duquel, selon un rapport d’Amnesty International de 2018, des armes de fabrication française avaient déjà servi pour réprimer violemment des civil·es.
Comme le rappellent MM. Fontenelle et Elluyn dans leur ouvrage, « ce dense document rappelle d’abord qu’en sus des avions de combat et des navires de guerre qui lui ont été vendus en 2015, [l’État français] a également fourni à l’Égypte, depuis 2012, « [...] des véhicules blindés, qui ont joué un rôle direct et bien visible dans les violentes opérations de répression » menées par les autorités de ce pays » (p. 122), comme des blindés Sherpa et des MIDS, blindés légers fabriqués par Renault Trucks Défense (RTD) et dont plus de 200 exemplaires auraient été livrés à l’Égypte. Ils rappellent à ce titre que des Sherpa déployés dans les rues du Caire par les forces de sécurité le 14 août 2013 ont alimenté une coercition ayant abouti à la mort de près de mille manifestant·es : « jamais, dans l’histoire égyptienne moderne, la répression n’avait fait autant de victimes en une seule journée » (p. 123).
Au-delà de cette entente pour laquelle œuvre l’actuel Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, l’essai pointe également son hypocrisie dans le cadre des contrats passés en 2016 avec l’Arabie Saoudite (coopération qu’analysent en détail « Les mémos de la terreur » de Disclose), en violation du Traité sur le commerce des armes (TCA) adopté par l’Organisation des Nations Unies en 2013 et par lequel la France de François Hollande s’était pourtant engagée à ne plus vendre de matériels militaires à des clients susceptibles de commettre de graves violations du droit international humanitaire, puisqu’il le stipule dans son article 6 qu’aucun État signataire ne peut autoriser de transfert d’armes classiques, lourdes ou légères « s’il a connaissance, lors de l’autorisation, que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre tels que définis par des accords internationaux auxquels il est partie ».
Début 2016, Riyad s’était finalement engagé à racheter les armes qui devaient être initialement livrées au Liban après financement saoudien (contrat « Donas »). Quelques semaines à peine auparavant, le Parlement européen avait adopté une résolution constatant que « l’intervention militaire au Yémen menée […] par l’Arabie Saoudite […] a engendré une situation désastreuse [ ...], a de graves répercussions […] et représente une menace pour la paix et la sécurité internationale ». Depuis, le journaliste Jamal Khashoggi a été démembré quelque part dans le consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul, sans que le Ministre des Affaires étrangères et ancien Ministre de la Défense n’en sache quoique ce soit. Diplomates et fonctionnaires du renseignement ont pourtant affirmé l’inverse à Mediapart dans la foulée.
Ventes d’armes, une honte française. Aymeric Elluin, Sébastien Fontenelle. Éditions Le passager clandestin. 192 p. 14€.