Il est là, il n'est jamais loin, dans la bibliothèque, je le ressors de temps à autre lorsque j'ai besoin de faire bifurquer mon esprit torturé. Trois jours chez ma mère de François Weyergans fait partie de ces romans que je relis dès que le ciel s'obscurcit. J'ai toujours eu du mal à saisir ce qui m'apaise dans cette histoire sans intrigue. Probablement le style, la manière qu'a Weyergans d'enchainer les phrases simples sans qu'elles soient creuses, de parsemer son texte de mots érudits, de manier l'ironie, d'insérer des références littéraires, des citations, sans rendre la lecture difficile. J'avance bien avec François, pas la moindre anicroche, pas besoin de retour en arrière, lisse et soyeux comme le tapis d'un majestueux billard français, quelques bandes silencieuses et la boule blanche va et vient. Parfois elle percute une autre boule et repart, et l'écrivain-réalisateur redémarre un paragraphe, une digression, un aparté, une anecdote sans qu'on perde le fil. Lorsqu'on comprend tout il n'y a plus rien à comprendre, alors ne cherchons pas une explication plus avancée de cette délectation littéraire, ça gâcherait notre plaisir. Le thème de ce prix Goncourt 2005 est la mère de l'auteur. Ces trois jours sont un prétexte pour lui parler, lui dire qu'il l'aime, lui montrer qu'il est fier d'elle. Que j'aimerais avoir le talent de F.W., il a l'air tellement facile, il doit trimer comme un damné.
Le 7 mai prochain j'irai passer trois heures avec mon grand-père. Nous nous sommes promis que je l'emmènerai accomplir son devoir électoral si la candidate du Front National accédait au second tour de l'élection présidentielle. Roger ne va plus voter depuis des années reclus par la vieillesse dans son pavillon de banlieue. Dans sa maison qu'il a construite avec ses potes il y a presque cinquante ans, il parvient à peine à se déplacer d'une pièce à l'autre. Ses 92 ans lui pèsent mais il n'abdique pas, il se soigne à coup de plantes médicinales, il y croit dur comme fer, c'est la nature qui a raison. Il reste éveillé, toujours prêt à accueillir avec bienveillance ses voisins, sa famille. Mais qu'on ne lui demande pas de s'aventurer au dehors. Sortir est devenu pour lui un supplice, descendre les marches du perron un calvaire, une maladie nosocomiale lui a bousillé un genoux, les rhumatismes ont finit de réduire sa motricité.
Quand je l'implorai à aller voter le 7 mai, il refusa immédiatement comme il fait toujours. J'insistai, le rassurai, lui répétai que je serai là pour l'assister. Il ne protesta pas ce qui équivaut chez lui à un accord tacite.
Roger n'a pas toujours été cloîtré dans sa modeste demeure. Il passa en réalité la majeure partie de sa vie à courir, pas sans savoir après quoi comme le font la plupart des gens aujourd'hui, mais avec une mission en tête. Lorsqu'il naquit en 1924 dans un village du bas-Berry à la frontière entre le département de l'Indre et de la Creuse, c'est autour de lui que l'on s'activait. Pensez-vous il arriva le jour de la fête du village, la foire aux Lumas. Quelques années plus tard c'est lui qui courrait après le ballon dans l'équipe de foot du coin. Je regarde souvent absorbé cette photo noir et blanc jauni par le temps ou il pose altier du haut de ces quinze ans avec son short long comme on faisait à l'époque, les bras entourant les épaules de ces deux meilleurs copains. Je suis sûr que Roger dans ces années 38/39 rêvait comme un gamin de jouer pour la Berrichonne, le club de Châteauroux, vainqueur de la coupe de l'Indre en 1937.

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Pendant la guerre, apprentis boulanger, il se mit à cavaler la nuit pour aller pétrir la pâte à l'heure dite. La boulange lui évita le Service du Travail Obligatoire (STO) mis en place par Vichy en 43, ce qui lui permit de rejoindre le maquis aspiré par l'ambition de la France libre à reconquérir le pays. Au message codé assigné à son groupe de résistant, le portier n'accepte pas les pourboires, il détalait dans l'obscurité pour aller préparer des coups. Six parachutages d'armes, à carapater dans les champs éclairés par les feux de circonstance pour récupérer les caisses qui dégringolaient les unes après les autres dans le désordre de la peur. La peur, c'est dans ces moments qu'il apprit à l'apprivoiser, dans les prés du Berry à guetter le passage des avions alliés.
On leur avait dit à ces jeunots du maquis que lorsqu'ils verraient des milliers d'avions passer dans le ciel de France, ce serait le signal, le grand moment. Le 6 juin 1944 et les jours qui suivirent furent les plus beaux et les plus longs de sa vie. En mettant sa peau en danger à tout juste 20 ans, il reçu en cadeau la sérénité et la force mentale pour le reste de son existence.
La vie de Roger fût façonnée ensuite par le projet fou de reconstruire la France. Le général de Gaulle, il l’avait suivi dans la reconquête, il était évident qu’il le suivrait dans la reconstruction. Installé à Montrouge dès son arrivée dans la capitale en décembre 44, embauché en 1945 dans une entreprise de restauration de bâtiments historiques, il ne changea jamais d’employeur, gravit un à un les échelons du compagnonnage et devint après trente ans de chantier de rénovation un des meilleurs ouvriers de sa spécialité. Son sérieux, son expertise, son amour du travail bien fait, sa dévotion aux tâches qui lui étaient assignées, lui autorisèrent d'être affecté aux projets les plus ambitieux, lui ouvrant les portes des grands bâtiments de France, le Louvre, l'Elysée, le Palais Royal pour ne citer qu'eux.
Fier du chemin parcouru, il fît à 50 ans une folie, la seule que je lui connusse, en se payant la gloire de l’industrie automobile Française : la Citroën DS. Le colosse des autoroutes tricolores était l’objet qui symbolisait sa réussite, le sentiment du devoir accompli. C'était aussi un moyen de rendre hommage au grand Charles qui ne roulait qu'en DS. La DS on ne la sortait que dans les grandes occasions comme la table à manger du salon qui ne servait que pour les repas de famille. Nous n’allions pas déranger ce symbole de l’innovation des trente glorieuses pour des raisons futiles. Je me souviens de la banquette arrière, vaste et confortable, livrée à mon entière disposition lors des longs trajets. Je m’y allongeai de tout mon long, les yeux rivés vers le ciel, observant les nuages et le bleue du ciel qui défilaient à travers les vitres entrouvertes, le vent de la route caressant mon visage, heureux, confiant qu’à l’avant Roger me conduisait en lieu sûr, libre de rêver, de m’assoupir. Combien de trajets de retour du Berry familial n’ai-je pas vécu, encore tout enivré des jeux et des odeurs de la campagne à fantasmer?
Le dimanche 7 mai 2017, Roger accomplira peut-être son dernier devoir civique. En ce jour de second tour, j'arriverai chez lui vers midi, il me dira pour la nième fois qu'il ne veut pas y aller, je le rabrouerai gentiment, en appellerai au citoyen. Il se lèvera lourdement, s'appuiera sur son déambulateur, traversera le salon, je l'attendrai à la porte d'entrée avec son fauteuil roulant, lui ferai descendre les marches qui mènent à la rue, l'aiderai à monter dans la voiture et nous irons à quelques centaines de mètres plus loin sur la place du marché au bureau qui lui est assigné. Je sais déjà qu'il sera bien habillé, bien rasé, qu'il portera accrochée à son veston la rosette de la médaille du mérite. Je l'aiderai à glisser le bulletin de son candidat dans l'enveloppe et il la laissera tomber lui-même dans l'urne républicaine. A voté! Nul n'est besoin de lui demander pour qui, tant la chose est entendue.
Il y a quelques années lorsque les portes paroles du Front National commencèrent à invoquer dans leurs discours les idées ou la mémoire du général de Gaulle, Roger fut outré. Habituellement avare de paroles, préférant laisser ses interlocuteurs mener le dialogue, il me surprit en m'interpellant: "L'extrême droite ne sera jamais gaulliste, elle a toujours combattu le général, ne te méprends pas". Je mis longtemps à interpréter ce qu'il m'avait déclaré un peu solennellement. Je voyais les gaullistes à la droite du centre et de là il n'y avait - dans mon esprit simplet - que deux petits pas de coté pour rejoindre le FN. Mais je réalisai au fil du temps que le gaullisme et l'extrême droite française étaient en réalité opposés par leur différence existentielle.
Le général de Gaulle est l'un des plus beaux enfants de la 3ième république: le courage, l'intelligence, l'esprit de responsabilité et la droiture morale, l'abnégation, le progrès et l'humanisme. Le Gaullisme c'est l'une des plus belles branches du nouveau régime, il y en a d'autres. Les racines de l'extrême droite c'est au contraire l'ancien régime, c'est cette frange de la noblesse qui n'a jamais accepté l'ordre nouveau, qui n'a pas su transcender l'histoire et qui transforma son drame, sa rancœur en racisme, en recherche permanente du bouc émissaire. Le ressentiment développé contre les philosophes et les francs-maçons se métamorphosera en détestation du juif, du colonisé, de l'émigré, de la femme égale de l'homme, et aujourd'hui de l'homosexuel ou du journaliste. La liste est longue tant ce trauma a muté en idéologie et gangrène notre société.
Alors quand quelqu'un de l'extrême droite en appelle au Gaullisme, Roger serait prêt à bondir, à sortir de ses gonds, à devenir violent. Mais il ne leur offrira pas ce plaisir, ils n'auront pas sa haine. Au lieu de cela, le 7 mai il ira voter calme, fort et déterminé pour l'autre candidat. Et moi à 15 heures le même jour, je repartirai le cœur léger après avoir déjeuné avec Roger. Trois heures avec mon grand-père qui aideront à repousser les chances de voir le F Haine entrer à l'Elysée.
Dimanche prochain, sauf erreur de ma part, François Weyergans, ne votera pas car il est belge. Ce membre de l'académie française décide des mots qui font notre vocabulaire mais il n'a pas le droit de donner son avis sur la façon dont nous aimerions vivre en société. Vivement le vote pour les étrangers.