Un rêve vieux de quarante ans se réalise. Elles sont là, elles sont neuves, immaculées de blanc et griffées de la célèbre appellation. Au collège en 82, j’aurais tout fait pour avoir les mêmes. Cependant à l’époque ma grand-mère repoussa un à un mes assauts d’adolescent.

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Son argument ? De pseudo données scientifiques aux contours douteux avançaient l’apparition d’une sudation excessive. Ces chaussures étaient censées provoquer une transpiration des pieds plus importante qu’à la normale. D’autres grolles comme les Americana obtinrent l’aval de ma grand-mère. En revanche pour les Stan Smith, refus catégorique. Je n’adhérai pas à son prétexte fallacieux mais sans savoir qu’elle était la véritable raison du véto. Je compris des années plus tard.
Au collège, j’étais souvent avec Alain et celui-ci arborait avec fierté l’objet de mon désir.
Très à cheval sur mes fréquentations, ma grand-mère trouvait que je traînais beaucoup trop avec Alain. Moi, j’appréciais Alain, son blouson, son jean, ses Stan. Combien de fois nous déambulâmes ensemble sur la dalle de béton des Ulis sur nos vieux biclounes rafistolés. D’une passerelle à l’autre. J’observais aussi son vélo avec envie, son guidon cross trouvé dans une benne à ordure derrière Carrefour, sa selle de mobylette aux allures démesurées. J’essayais en vain de bricoler le même engin mais celui d’Alain avait ce quelque chose en plus que le miens n'avait pas.
Ma grand-mère se plaignait aussi qu’Alain traînait beaucoup avec Mehmed. Mehmed courrait vite. Sur le terrain stabilisé du stade Jean-Marc Salinier personne ne pouvait le rattraper. Il m’impressionnait, je le trouvais beau avec sa tignasse noire de jais. Mehmed fumait énormément et parlait aussi vite qu’il courrait. Quelques mots de vocabulaire qu’il faisait revenir en boucle sans s’arrêter. Un argot que j’adoptai malgré moi.
Alain connaissait du monde aux Ulis. Il avait ses entrées dans les soirées aux Barceleaux, aux Amonts ou aux Champs Lasniers, soirées qui m’étaient interdites, toujours par ma grand-mère. Alain connaissait un martiniquais aux Millepertuis qui lui concoctait des cassettes de Funk.
Don’t stop
Don’t stop the feeling
Don’t stop
(Roy Ayers, 1979)
Alain me prêtait ces K7 pour que je les copie à mon tour. Lorsqu’il sortait une bande magnétique de la poche intérieure de son bomber, je prenais l’objet en surveillant du regard les alentours comme si nous étions impliqués dans un trafic de grande ampleur. Je m’arrangeais toujours pour les lui rendre de façon ostentatoire alors qu’il tchatchait avec d’autres keums afin d’insinuer une complicité entre nous.
Lorsque je rentrai au lycée de l’Essouriau, nous fûmes séparés. Alain partit vers d’autres horizons…On continuait de se croiser à Mondétour mais quelque chose avait changé, les ruisseaux de notre amitié empruntaient des chemins contraires.
Le samedi, j’utilisais mes 35 francs hebdomadaires d’argent de poche pour aller à Panam, ou plutôt Châtelet-Les Halles. Je passais du RER B aux boutiques du niveau -3 et repartait en fin d’après-midi dans ma banlieue zone 5 après avoir acheté une connerie.
Puis après c'était le speed pour ne pas rater les transports
R.E.R. B zone st corséville
Bus 0.3 direction Carrefour ''Les -Ulis''
Durant des années j' n'ai fais que des allers-retours
Crois moi t'es très loin du mouv' quand t'habites a ''Mondétour'
(Petite Banlieusarde, 2006, Diam’s)
Quand t’habites à Mondétour je confirme que t’es très loin du mouv’.
Les virées à Paris, les nouveaux amis du lycée, chemin faisant je perdis de vue Alain, lentement mais sûrement.
Alain fut retrouvé inanimé, un matin de 94, dans sa voiture garée sur un parking à Longjumeau. En 98, alors que je repassai dans le quartier, la boulangère de La Parisienne me confia entre deux clients qu’on voyait Mehmed de temps en temps lorsqu’il avait une permission. Mehmed courrait vite mais pas aussi vite que les keufs.
Cet après-midi, j’ai pensé à eux, à Alain, à Mehmed et à ma grand-mère, en exhibant mes Stan à la terrasse d’un café parisien. On me traite de bobo, c’est une insulte désormais. Je m’en balek. On ne pense pas assez à ceux qui sont partis.
Note: les prénoms ont été changés. Mes excuses pour ce placement de produit qui n'en est pas un.